IL FAUT PARCOURIR UN CHEMIN – Los Emigrantes

L’immigration latino-américaine au Québec est peu marquée avant les années 1970. Si une petite communauté chilienne, par exemple, est établie à Montréal, elle ne compte que quelques centaines de personnes avant 1973. La situation va changer au début des années 1970, alors que les coups d’état fascistes se multiplient en Amérique latine et que les militant.es de gauche sont forcé.es de quitter leur pays d’origine. Plusieurs militant.es latinos-américain.nes choisiront de s’établir à Montréal. Si la ville est située dans un état impérialiste complaisant envers les coups d’état militaires en cours en Amérique latine, elle offre aussi une certaine liberté et compte déjà un « milieu militant », notamment issu des Caraïbes et des Antilles et une petite communauté issue de l’Amérique du Sud. C’est le chemin que prendront plusieurs exilé.es chilien.es après le coup d’État de 1973 qui portera Augusto Pinochet au pouvoir.

En 1970, l’élection de Salvador Allende, candidat de l’Unité Populaire (une coalition des partis de centre-gauche et de gauche) suscite l’espoir des Chilien.nes. La coalition postule qu’il est possible, pour un pays capitaliste sous-développé, d’effectuer une transition démocratique et non-violente vers le socialisme. En ce sens, l’UP propose d’importantes réformes de type socialiste, comme une augmentation des salaires, la participation accrue des travailleur.euses dans les entreprises, l’expropriation des propriétaires terriens et la nationalisation des banques et des grandes entreprises comme les mines de cuivre (possédées par des intérêts américains). La victoire de l’Unité Populaire, pour les Chilien.nes et les socialistes du monde, semble montrer qu’il est possible d’atteindre le socialisme et l’indépendance économique par les urnes.

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Une foule soutenant la candidature de Salvador Allende à la présidence du Chili.

Mais c’est sans compter l’hostilité des États-Unis et de l’administration Nixon envers Allende. Depuis l’instauration de la doctrine Monroe au début du XIXe siècle, les États-Unis considèrent l’Amérique latine comme leur chasse-gardée. L’émergence, après Cuba, d’un « deuxième régime marxiste » et anti-impérialiste en Amérique du Sud met en péril l’influence des États-Unis dans la région. Les nationalisations prévues par Allende menacent les investissements miniers américains, mais aussi le remboursement des prêts octroyés au Chili. Les États-Unis redoutent tout autant une alliance du Chili socialiste avec l’URSS ou Cuba que son statut de nation socialiste indépendante ; dans les deux cas, l’hégémonie américaine en Amérique du Sud serait remise en cause. Pour tirer leur épingle du jeu, les États-Unis instaurent des pressions économiques globales au Chili et, en sous-main, encouragent les dissensions sociales à même d’affaiblir le gouvernement d’Allende. C’est ce qu’ils font en finançant la grève des camionneurs de 1972 qui paralyse le pays, manœuvre qui vise à faire perdre de la crédibilité et du support populaire au gouvernement chilien en le forçant à s’en prendre à ses propres travailleurs.

Si l’Unité Populaire a été élue dans les règles de la démocratie représentative, de nombreux éléments sociaux s’opposent par ailleurs au régime d’Allende. Certains partis de la coalition trouvent qu’Allende est trop socialiste alors que les partis de droite cherchent activement à battre Allende aux prochaines élections. Ces opposants ont pourtant peu de marge de manœuvre puisque Allende jouit encore d’un support populaire important et semble en voie d’augmenter son nombre de députés lors du prochain scrutin. Des éléments plus radicaux de la droite et de l’extrême-droite, notamment les propriétaires terriens et certains militaires, cherchent donc à évincer Allende par la force. Une première tentative de coup d’état, en juin 1973, échoue. Mais l’option violente pour renverser Allende est dès lors envisagée.

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Bombardement du siège de la présidence chilienne, le 11 septembre 1973.

Le 11 septembre 1973, une faction du haut-commandement de l’armée, dirigée par le général Augusto Pinochet et soutenue par les États-Unis, renverse le régime en place en l’espace de quelques heures. Cette journée-là, le président devait annoncer en public un référendum sur l’économie et les prochaines élections au Chili. Cette annonce n’aura jamais lieu, puisque le siège de la présidence chilienne est assiégé dès le matin et qu’Allende est assassiné. La nouvelle junte militaire impose en quelques jours un régime répressif et sanglant : la constitution est suspendue, les libertés publiques, la liberté de presse et les partis politiques sont interdits. Tou.tes les militant.es socialistes, communistes, mais aussi de simples citoyen.es, sont la cible d’une répression féroce – en quelques semaines on compte plus de 1 800 assassinats et des milliers d’arrestations. Les prisons deviennent vite surpeuplées, c’est pourquoi le stade national et le stade Chili sont transformés en immenses prisons à ciel ouvert, qui serviront de camp de torture et d’extermination pour les prisonnier.es politiques chilien.nes. Pour éviter la mort, de nombreuses personnes seront poussées à l’exil.

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Des employés de la présidence de Salvador Allende arrêtés par l’armée lors du coup d’état du 11 septembre 1973, à Santiago du Chili.

La tragédie chilienne n’est qu’un exemple de plus sur la liste des ingérences politiques des États-Unis dans les destinées de pays d’Amérique latine (au Nicaragua, au Salvador ou encore à la Grenade, pour ne nommer que ceux-ci). De l’opération Condor aux coups d’états militaires en passant par les commandos de la mort chargés de tuer les militant.es de gauche, les pratiques politiques américaines qui ont pour objectif d’enrayer l’influence socialiste en Amérique latine se multiplient durant les années 1970. Au Chili, le coup d’état met les conditions en place pour instaurer un nouveau régime, fasciste au niveau de la politique interne et néo-libéral sur le plan économique, inspiré directement de la doctrine des Chicago Boys. Cette situation perdurera jusqu’au tournant des années 1990, alors qu’une transition démocratique sera menée en échange d’un pardon général des acteurs de la dictature.

Ainsi, au cours des années 1970, les militant.es latinos-américain.es et notamment chilien.nes doivent pour beaucoup émigrer. Il.les pourront se donner de nouvelles vies en France, au Canada et dans quelques autres pays, mais aussi continuer leurs combats politiques et organiser la résistance aux dictatures en place dans leur pays d’origine depuis leurs lieux d’exil. Montréal devient entre autres un haut lieu de l’immigration chilienne et de l’organisation politique latino-américaine. En effet, un programme d’aide aux opposant.es politiques chilien.nes est mis en place en 1974 par le gouvernement du Canada, qui paye les billets d’avions ainsi que l’installation des migrant.es politiques en provenance du Chili. Le programme participe de la campagne du gouvernement fédéral qui cherche à se présenter comme un acteur pacifiste au niveau international ; Montréal étant choisi par beaucoup de militants à cause de son ouverture et à cause des personnes déjà présentes. Si ce programme aide un bon nombre de camarades, il est aboli dès 1978, alors que le gouvernement du Canada normalise ses liens avec le Chili fasciste d’Augusto Pinochet.

Une communauté chilienne militante a pourtant eu le temps de s’organiser à Montréal. La communauté chilienne s’organise alors autour de réseaux amicaux, familiaux et surtout politiques. Pendant les premières années d’exil des militant.es, on organise des peña, sortes de « fêtes » ou de rencontres informelles entre ami.es où l’on peut collectivement partager et s’organiser. L’organisation politique sous la forme de peña tire ses origines de la nécessité, pour les militant.es, de camoufler leurs activités aux forces de l’ordre sous les régimes répressifs d’Amérique latine. Cette forme organisationnelle est rapidement transférée à Montréal, comme beaucoup d’autres types de pratiques militantes et culturelles. Dans le contexte de l’exil ou de la répression, la peña revêt un double caractère : elle oppose la fête militante à la mort que la dictature impose et déguise les réunions politiques en simples rencontres festives.

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Les militant.es en exil s’organisent pour faire connaître la situation de leur pays d’origine. Par exemple, le duo musical Los Emigrantes produit un album de solidarité avec le peuple chilien. Le duo est composé de Carlos Valladares et d’Enrique San Martín, deux membres du Comité de Folkloristes de l’Unité Populaire au Chili qui doivent s’exiler après 1973. Le coup d’état force les deux artistes-militants, qui jouaient ensemble depuis les années 1950, à se séparer. Pendant que San Martín se réfugie à La Havane, Valladares s’installe quant à lui à Montréal. Mais l’exil n’éteint pas pour autant leur volonté de lutte : après trois ans de séparation, ils décident de faire paraître cet album à Montréal en 1976 afin de dénoncer le régime fasciste de Pinochet et de financer la résistance à ce régime inique. L’album, intitulé Il faut parcourir un chemin, est accompagné d’un pamphlet explicatif de 12 pages, en espagnol, français et anglais. L’objectif est de faire connaître la situation dictatoriale au Chili, de diffuser les luttes en cours et de financer les camarades restés au Chili.

Ce type de « production d’exil » s’inspire directement du mouvement de la Nouvelle Chanson Chilienne, un type de chanson populaire engagée qui se développe au Chili en réaction à l’impérialisme américain dès les années 1960. Issue des traditions musicales populaires, composante fondamentale du mouvement ouvrier chilien, la Nouvelle Chanson Chilienne participe d’une reprise en main de son identité pour le peuple chilien, en plus d’être un outil d’éducation populaire démocratique et à la portée de tous. Les artistes engagé.es chilien.nes sont aussi des militant.es ; leur art exprime les préoccupations populaires et leurs spectacles, mobiles et simples, se déplacent au gré des rassemblements politiques et des luttes. Après le coup d’état, nombre de ces chansonnier.es doivent s’exiler, mais certain.es continuent leur production. Malgré la distance et l’exil, ceux et celles qui étaient alors des camarades préservent leurs idéaux et contribuent à tisser un réseau de solidarité entre les lieux d’où les réfugié.es continuent le combat.

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Affiche de la pièce « Torquemada », écrite par Augusto Boal et mise en scène par Gastón Iturra au Québec. La pièce relate l’expérience de Boal comme prisonnier politique sous la dictature militaire au Brésil.

Cette résistance en exil prend aussi d’autres formes de création artistique et culturelle, comme les poèmes, le cinéma ou encore le théâtre. Ainsi, Théâtre Latino-Américain du Québec, dirigé par Gastón Iturra (qui est aussi un exilé chilien) produira des pièces relatant les expériences des militant.es sous les dictatures en Amérique latine. Ce théâtre engagé est le prolongement de son travail au Chili, où il organisait du théâtre collectif et éducatif qui passait de villes en villages, d’usine en usine, faisant participer les gens à la création théâtrale (à la manière du théâtre de l’opprimé de Boal). Dans la province, le travail du Théâtre Latino-Américain du Québec servira surtout, comme pour la chanson engagée, à sensibiliser les gens au problème du fascisme en Amérique latine, à financer la résistance et à entretenir la solidarité entre les exilé.es.

Revue Dérives, no.9, 1977

Ces types de résistances sont présentées notamment dans la revue Dérives, une revue littéraire produite par des militant.es nationalistes québécois.es du milieu culturel qui veulent articuler leur travail artistique et de « décolonisation » du Québec avec différentes luttes des pays du Tiers-monde, particulièrement avec les artistes de ces pays, dont ceux d’Afrique du Nord et d’Amérique latine. La revue est d’ailleurs sous-titrée Tiers-Monde / Québec, une nouvelle conjoncture culturelle. Le numéro 9 de la revue (été 1977) est consacré au Chili et aux arts en résistance contre la dictature de Pinochet. On y trouve sans surprise un article sur la Nouvelle Chanson Chilienne, la présence de Gastón Iturra ainsi que des poèmes de l’immense poète communiste chilien Pablo Neruda, prix Nobel de littérature, fort possiblement assassiné en septembre 1973 à la suite du coup d’état.

En somme, alors que les dictatures se multiplient en Amérique latine, appuyées par les États-Unis qui cherchent à renforcer leur emprise économique sur cette zone, les résistances à l’étranger se multiplient. Les artistes sont au premier rang des résistances en exil et produisent des œuvres remarquables. Leur travail fait massivement connaître les situations horrifiques de l’Amérique latine et décrédibilise les États-Unis et les régimes que ceux-ci supportent. Les artistes chilien.nes notamment feront connaître partout sur la planète l’horreur du régime de Pinochet. L’infâme général finira par devenir un paria international et sera forcé de quitter le pouvoir en 1996. La scène militante et culturelle de Montréal aura mis l’épaule à la roue pour renverser la dictature, par la chanson, le théâtre et la poésie. Comme d’autres immigrant.es en lutte, les camarades chilien.nes auront su mettre leur exil au profit de la cause.

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On pourra consulter sur ce sujet le (trop bref) article Fuir la dictature : l’immigration chilienne dans la région de Montréal d’Annick Brabant (2017). On consultera aussi, sur les débuts de l’organisation internationale de la résistance à Pinochet, le livre Chili : le dossier noir (collectif, NRF, 1974). Deux articles de la revue marxiste en ligne Contretemps traitent de l’expérience socialiste du Chili (1970-1973) et du coup d’état de 1973.

Plus généralement, on consultera avec profit Les veines ouvertes de l’Amérique Latine (paru originellement en 1971, traduit dans sa version définitive en 2002), d’Eduardo Galeano, un livre qui explicite l’impérialisme américain en Américaine latine depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours.

Enfin, on pourra aussi écouter la très belle chanson de Julos Beaucarne, Lettre à Kissinger, écrite en hommage au militant et lui-même chanteur Victor Jara, assassiné au stade national en 1973. Jara était l’un des plus célèbres représentants de la Nouvelle Chanson Chilienne. La chanson-hommage dénonce l’impérialisme américain responsable de la mort de Jara comme de celle de milliers de Chilien.nes et met en accusation les États-Unis et en particulier Henry Kissinger, secrétaire d’état et orchestrateur du putsch de septembre 1973.

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