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POST-SITUATIONNISME ET APPELISME AU QUÉBEC – Fragments 2004-2019. Partie I

Ce texte est la première partie de l’article Post-situationnisme et appelisme au Québec. Fragments 2004-2019. Pour la seconde et dernière partie, voir : Partie II. De la grève étudiante de 2012 à l’autonomie radicale.

Partie I. Des origines à la grève étudiante de 2012

Depuis une vingtaine d’années, une tendance prend place au sein de l’extrême-gauche sur le territoire connu sous le nom de Québec, celle de l’appelisme (ou de l’autonomie). Héritière de la pensée post-situationniste française, cette tendance s’est d’abord rattachée directement à ce courant européen, avant qu’une partie de la tendance québécoise ne développe des idées et des pratiques plus proches de l’appelisme et de certaines pratiques insurrectionnalistes. Ainsi, le mouvement post-situationniste québécois s’est scindé, menant la tendance post-situationniste (au sens plus strict) à l’affrontement avec la tendance appeliste (qui se réclamera plus tard de l’autonomie), puis de voir le (relatif) triomphe de ce second groupe. Si le post-situationnisme n’a jamais été hégémonique au sein de l’extrême-gauche québécoise, il a par contre été déterminant dans le développement du mouvement anarchiste depuis près de 20 ans et a joué un rôle crucial lors de plusieurs évènements sociaux, au premier rang desquels la grève étudiante de 2012.

Ainsi, cette tendance – dont les idées, les pratiques et les sous-courants restent à définir – mérite d’être étudiée pour saisir son rôle passé et présent dans la gauche radicale, mais aussi pour comprendre comment les militant.es post-situationnistes, appelistes et autonomes ont pu influencer et infléchir certains mouvements sociaux récents. Le présent article se propose d’analyser dans une première partie les origines (françaises) du post-situationnisme, l’arrivée de cette tendance politique au Québec et le développement conflictuel de celle-ci, puis d’analyser dans une deuxième partie la participation marquée des militant.es aux grèves étudiantes de 2012 et 2015 (notamment) avant de faire un état des lieux de la tendance multiforme post-situationniste. Par une analyse historique, documentaire et conceptuelle, cette tendance pourra être comprise dans sa dynamique interne, ses pratiques ainsi que sa réception. La complexité du sujet, son caractère diffracté comme l’activité parfois illégale des militant.es rend ardue une approche globale et objective ; le présent article privilégie donc une approche fragmentaire, certes limitée, mais rendant bien compte de la composition même de la mouvance qui nous intéresse.

Le spectacle triomphant et l’émeute. Le post-situationnisme en France (1977-1999)

Le mouvement québécois – que nous appellerons post-situationnisme pour le moment – des années 2000 hérite directement de pensées et de pratiques françaises. Les idées post-structuralistes (des années 1960-1970), les théories et les textes post-situationnistes (vers 1980-1990) et plus récemment les « idées autonomes » de la revue Tiqqun et du texte de l’Appel sont à la base du courant post-situationniste québécois. Après les années 2010, un retour aux idées et aux pratiques de l’Autonomie italienne (1968-1977) influencera aussi une partie des post-situationnistes, ceux se réclamant justement… de l’autonomie. Ces influences cumulées mèneront à la formation d’une tendance diffuse à l’intérieur de la gauche extra-parlementaire et de l’anarchisme. Son caractère diffus n’empêchera pourtant pas une certaine constitution reconnaissable par ses influences et ses pratiques. Cette tendance se différencie en effet à bien des égards d’une pensée plus classique de l’organisation, qu’elle soit marxiste ou anarchiste (dans sa version plateformiste), mais aussi de l’insurrectionnalisme (malgré certains liens entre post-situationnistes et insurrectionnalistes) et des théories anti-oppressives. Il est parfois difficile de lire cette tension entre caractère diffus et particularisme du mouvement post-situationniste (puis appeliste et autonome), puisque celui-ci existe certainement, mais refuse généralement de se nommer comme tendance et privilégie souvent une autoconception ainsi qu’une autoprésentation comme multitude, nébuleuse ou encore comme un rhizome. Les auteur.es du livre On s’en câlisse (2013), qui offre une lecture post-situationniste (de sensibilité autonome) de la grève étudiante de 2012, se présentent d’ailleurs ainsi : « L’auteur de cet ouvrage, le Collectif de Débrayage, nomme une sensibilité, un point de coïncidence où se sont retrouvées différentes perspectives pour penser les évènements. » (page 15)

La première influence majeure de la nébuleuse post-situationniste – souvent négligée – se trouve chez les post-structuralistes. Les concepts associés à ce courant proviennent d’un corpus littéraire, notamment philosophique, français des années 1970 à 1990. Maurice Blanchot, Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Michel Foucault, Pierre Clastres ou encore Jean-Luc Nancy inspirent les militant.es français.es comme ils inspireront les post-situationnistes québécois.es. Il faut ajouter des auteurs plus anciens, qui ont eux-mêmes influencé le post-structuralisme, tel que Walter Benjamin et Georges Bataille, et qui exercent un ascendant marqué sur les post-situationnistes. Plusieurs idées de Benjamin et de Bataille sur l’histoire, le fascisme et la dépense sont notamment reprises, alors que nombre de concepts micropolitiques (les idées de plan de consistance, de devenir, de flux, de dispositif ou de multiplicités) et des concepts liés à la communauté, à l’anonymat et au désœuvrement, seront empruntés aux post-structuralistes. Ces idées serviront de clefs de lecture afin de comprendre le monde autoritaire ainsi que de pôles de réflexion afin d’organiser une résistance diffuse (mais pas faible) et vitale à ce même monde. L’influence de ces auteurs n’est d’ailleurs pas nouvelle dans une certaine gauche radicale, situationniste et post-situationniste, puisque plusieurs interventions (anonymes) de Maurice Blanchot ont profondément marqué la conscience du mouvement étudiant et ouvrier de Mai 1968. Durant les années 1970 en Italie, les mêmes auteurs post-structuralistes influencent le mouvement de l’Autonomie quant aux questions de représentation et de direction politique, ainsi que dans les rapports à la famille. Le mouvement politique de l’Autonomie influencera lui-même les post-situationnistes français, mais aussi les groupes autonomes québécois dans la décennie 2010.

Giorgio Agamben (né en 1942).

Giorgio Agamben (né en 1942), lui-même lié au post-structuralisme, est probablement la figure la plus influente pour les post-situationnistes québécois.es. Cet auteur se trouve en effet à la jonction du post-structuralisme, du post-situationnisme et du radicalisme autonome des années 2000. Ses thèses, tant sur le pouvoir social et capitaliste que sur le traitement réservé aux corps, ainsi que sa réflexion sur les résistances passées et présentes, influencent profondément les théories et les pratiques post-situationnistes. Les idées et le langage d’Agamben (souveraineté, sacré, profanation, état d’exception, guerre civile ou stasis et devenir-plèbe, entre autres) sont repris tels quels par plusieurs groupes, dont le Collectif de Débrayage. En dialogue direct avec le groupe qui publiait la revue Tiqqun au début des années 2000, il leur a transmis une certaine vision de la lutte actuelle. Ses analyses sont encore fréquemment reprises, notamment par le site appeliste français Lundi.am, alors que ses livres continuent d’informer les militant.es des deux côtés de l’Atlantique.

La deuxième influence – la plus connue, probablement parce que la plus directe – est celle du post-situationnisme français (années 1980-1990) et de sa frange tiqqunienne ou appeliste en particulier. Cette tendance trouve son expression aboutie dans les deux revues-livres de Tiqqun (1999 et 2001) ainsi que dans les ouvrages du Comité Invisible (trois livres parus entre 2007 et 2017). Pourtant, cette tendance se développe depuis les années 1980 et si le post-situationnisme pré-tiqqunien est maintenant occulté, son étude reste importante pour comprendre les théories et les pratiques post-situationnistes, appelistes et autonomes actuelles en France comme ici. Ce post-situationnisme des années 1980 et 1990 est influencé par le situationnisme de Guy Debord, de Raoul Vaneigem et de l’Internationale Situationniste (IS, 1957-1972), mais se distingue de cette dernière par une approche moins marxiste et plus anarchiste, teintée d’une certaine amertume et d’une rage face à la société du spectacle triomphante. Cette tendance post-situationniste sera influente au Québec jusque dans les années 2010, notamment autour du Collectif de Débrayage. D’autres groupes resteront plus attachés à l’Internationale Situationniste et au marxisme, tels que Hors-d’Œuvre (2005-2018) et Temps libre (en activité depuis 2017), groupes que l’on peut donc qualifier de néo-situationnistes.

Une première revue post-situationniste paraît de 1977 à 1983, Les Fossoyeurs du Vieux Monde (FVM). Le groupe des Fossoyeurs commence ses activités au début des années 1970 et publie quatre numéros de sa revue. Dès son premier numéro, le groupe reprend le slogan situationniste « Ne travaillez jamais ! » ainsi que certaines thèses de l’Internationale Situationniste, notamment la critique de l’aliénation due à la société marchande et au spectacle ainsi que l’aliénation présente dans « l’activisme gauchiste ». Un déplacement s’opère toutefois dans la conception du travail. Alors que les situationnistes pensaient le travail dans la société spectaculaire comme une « production de la séparation », les Fossoyeurs considèrent que le travail est « un vol de temps, temps qui est la forme réelle de l’expérience du travail pour le prolétaire et non ce qu’il peut produire. […] En conséquence, le travail ne subsiste que pour accomplir l’abstraction spectaculaire générale. » (no. 2, page 38) Ce subtil déplacement a des conséquences importantes, car il pave la voie à une mutation du sujet révolutionnaire. Celui-ci n’est plus le prolétaire aliéné par la division du travail, mais devient l’individu dépossédé de son temps. Ce rejet du prolétariat (au sens marxiste classique) comme sujet révolutionnaire est une caractéristique fondamentale du post-situationnisme ; le prolétaire en usine subissant l’aliénation de la division du travail et de la marchandise se voit remplacé par un sujet dépossédé, à l’image du prisonnier, qui rappelle aussi le lumpenprolétariat, qui ne possède rien, pas même un travail. Ce nouveau sujet révolutionnaire est central pour les Fossoyeurs, puisqu’il subit le plus directement le vol de son temps, alors que le prolétaire le subit de façon dérivée.

Après la disparition des Fossoyeurs en 1984, plusieurs ancien.nes membres du groupe forment un nouveau collectif appelé Os Cangaceiros (OC). Ce nouveau collectif post-situationniste publie une revue éponyme de 1985 à 1991, cherchant notamment à circonscrire les nouveaux lieux de conflictualité envers l’État. La revue se concentre, en continuité avec l’analyse des FVM, sur un soutien inconditionnel à toutes les révoltes et émeutes carcérales. Le groupe revendique d’ailleurs plusieurs attaques contre des prisons en construction en 1989-1990. La revue met aussi de l’avant des pratiques alternatives (assemblés de quartiers et parfois retour à la terre) et des pratiques insurrectionnalistes (pillage, vol ou attaque contre les prisons). Le groupe cherche de nouvelles « bases arrière » qui permettraient de soutenir une offensive, voire une guerre, contre l’État. Dans cette perspective offensive, le dépassement de l’organisation classique par les actions insurgées populaires est mis de l’avant. Ainsi, la revue Os Cangaceiros analyse favorablement la grande grève des mineurs en Angleterre (1984-1985) qui exemplifie le dépassement souhaité par le collectif : « au-delà de la critique du syndicalisme, [les mineurs ont dépassé] la grève classique pour ouvrir vers une guerre ouverte contre l’État » (cité dans la Tentation insurrectionniste de Wajnsztejn et Gzavier).

Une troisième revue post-situationniste, elle aussi marquée par l’insurrectionnalisme, paraît dans les années 1990. Cette revue, La bibliothèque des émeutes (BÉ), n’entend pas assumer de direction politique ni servir de lieu d’organisation à l’activité politique. La revue se veut plutôt un lieu de rassemblement des savoirs sur les émeutes et les pratiques insurrectionnelles, en critiquant toute volonté de planifier de telles actions, ce qui contredirait l’immédiateté de celles-ci : « [La BÉ] ne commettra pas d’autres incitations à l’émeute. En effet, l’émeute étant spontanée, nous trouvons contradictoire que quelqu’un puisse y inciter. La conscience ne peut pas inciter à l’inconscience. On ne va pas à l’émeute, on s’y trouve. » (no. 1, page 3) Dans les premiers numéros se développe également une « théologie » de l’émeute qui fait écho à la métaphysique critique qui sera développée au sein de la revue Tiqqun : « Il n’y a pas actuellement de débat conscient sur la finalité de l’humanité. Le but de l’humanité est nécessairement de finir. […] L’aliénation a certes envahi toute médiation, toute organisation, mais ne peut pas s’emparer de l’immédiateté, de la spontanéité. C’est donc là qu’est réfugié et concentré le débat réel sur l’humanité, sur le monde et sur leur fin. […] En elle-même l’émeute n’est qu’un instant intense, à la fois léger et profond. Son but inhérent est dans sa propagation. La propagation d’une émeute d’un quartier à une ville, et d’une ville à toutes celles de l’État, d’un jour au lendemain, et du lendemain à toute une semaine, du mépris à la considération et de l’ignorance à la conscience universelle, constitue ce qui peut être appelé une insurrection. » (no. 1, pages 1-3) Cette attitude radicale de la Bibliothèque des émeutes, aux relents nihilistes (en vertu de son obsession de la fin), trace par ailleurs la voie vers un immanentisme qui sera fondamental chez les appelistes français.es comme québécois.es jusqu’à nos jours.

Tiqqun et le Comité Invisible : transformer le présent

En 1999 paraît le premier numéro de la revue Tiqqun. À l’image de la Bibliothèque des émeutes, elle propose une analyse des pouvoirs basée sur la pensée de Giorgio Agamben tout en préconisant des pratiques de résistance inspirées des mouvements autonomes italien et français. Elle est également traversée par une radicalité quasi millénariste, fait usage d’affirmations péremptoires comme de détournements visuels et textuels, utilise une argumentation fondée sur des « évidences partagées » et comprend diverses apologies de révolté.es et autres criminel.les. Par contre, la revue met de l’avant plusieurs concepts originaux pour l’extrême-gauche, qui façonneront le « tiqqunisme », source directe de ce qui deviendra l’appelisme. Les concepts fondamentaux de formes-de-vie, de démobilisation et de guerre civile (concept que la revue renouvellera) y seront entre autres théorisés. Le deuxième (et dernier) numéro de la revue, au format extrêmement long, paraît en 2001.

Les thèses originales de Tiqqun connaissent une diffusion assez faible jusqu’à la parution en 2003 d’un texte qui les synthétise en leur ajoutant une assise programmatique, l’Appel. Ce programme qui ne se nomme pas attire un fort lectorat et permet rapidement à une tendance – l’appelisme – de se former en France. L’Appel prône la « prise de parti » pour les individus et les groupes révolutionnaires tout en préconisant une forme d’organisation extrêmement décentralisée. Cette volonté de « faire tendance » sans s’organiser, désireuse que la cohésion provienne de lieux et de pratiques communes plutôt que d’un programme ou d’un parti, n’en renoue pas moins avec une certaine idée d’avant-garde, contrairement à la Bibliothèque des émeutes. Le texte circule beaucoup lors des mobilisations de 2006 contre le CPE (Contrat première embauche) et trouve une certaine continuité dans le livre collectif Les mouvements sont faits pour mourir (paru en 2006). Avec la parution de L’insurrection qui vient (Comité Invisible, 2007) et la très forte médiatisation du procès dit de Tarnac, qui met en accusation plusieurs personnes liées à l’Appel et au Comité Invisible pour un sabotage de chemin de fer, la mouvance politique appeliste se cristallise et obtient une large publicité. À partir de ce moment, on peut considérer qu’un mouvement appeliste, aussi diffus soit-il, existe en France, prônant l’action directe (émeutes et sabotages) visant à destituer le pouvoir tout en créant de nouvelles formes-de-vie ici et maintenant, dans la lutte. La pénétration des idées et pratiques appelistes au Québec sera plus lente et moins spectaculaire, mais dès les années 2004-2005, des noyaux se forment, qui auront pour dessein de destituer l’état et le monde aliéné tout en renouant avec une présence au monde saine, non médiée et solidaire.

Maintenant que nous avons vu les origines de la tendance post-situationniste, le post-structuralisme, Giorgio Agamben, les revues radicales des années 1980 et 1990, Tiqqun et le Comité Invisible, nous pouvons voir comment cette tendance est arrivée au Québec et s’y est développée. Pour comprendre la tendance post-situationniste et appeliste québécoise, de son arrivée vers 2004 en passant par les conflits des années 2007-2011 et les grands questionnements théoriques de cette période, des grèves étudiantes de 2012 et 2015 jusqu’à l’autonomie radicale des dernières années, il reste important de garder en tête l’ensemble de ce qui a été présenté ici, car (que nous aimions cela ou pas) les théories et les pratiques post-situationnistes et appelistes au Québec sont toutes inspirées, à des degrés divers, des groupes et des actions que nous avons présentés.

La tendance post-situationniste au Québec (2004-2010)

L’Appel passe les douanes au tournant de 2003-2004 et connaît d’abord une faible diffusion. La librairie anarchiste de Montréal, Alternatives, ne désire pas distribuer les écrits post-situationnistes en raison des positions d’une majorité de bénévoles qui s’occupent du lieu. La librairie est en effet divisée à l’époque sur les livres qui doivent y être vendus, soit des livres strictement anarchistes ou plus largement des livres de sensibilité libertaire, voire gauchiste. Ce conflit finit par avoir raison de l’Alternatives en 2004, avant qu’une nouvelle librairie anarchiste n’ouvre dans le même local. Cette nouvelle librairie, L’Insoumise, décide de diffuser l’Appel ainsi que d’autres textes post-situationnistes, dont les ouvrages de l’Encyclopédie des Nuisances. Cette nouvelle situation permet une diffusion plus large de la pensée post-situationniste et appeliste dans la région de Montréal. Le fait que le texte connaisse une diffusion relativement officielle à partir d’un certain moment ne diminue pas pour autant l’aura subversive qui entoure l’Appel. Une première mention du texte sur le forum en ligne de Hors-d’Œuvre, en août 2006, souligne ainsi que le livre (anonyme et sans éditeur) circule en France « sous le manteau » et « hors des circuits marchands », mettant en valeur le caractère marginal et sulfureux porté par ce texte, comme si celui-ci relevait d’une société secrète.

La première publication d’inspiration post-structuraliste et post-situationniste au Québec, le journal De l’ostie de marde, paraît en 2007 dans un milieu anarchiste divisé en deux pôles principaux. D’un côté, la section locale de la North Eastern Federation of Anarchist Communists (NEFAC), représente une tendance plus ouvriériste et centrée autour de la lutte des classes. Cette tendance, qui prône l’organisation autour des questions du travail, est alors en voie de devenir (en 2008) l’Union Communiste Libertaire (UCL). De l’autre côté, il y a divers groupes et revues de tendance plus individualiste, voire insurrectionnaliste. Parmi les groupes appartenant à cette deuxième mouvance, la revue La Mauvaise Herbe a une certaine importance, en raison de sa diffusion (son tirage varie de 1000 à 2000 copies) et de son réseau de contacts transnational. Le groupe s’occupant de la revue invite par exemple le penseur primitiviste américain John Zerzan et l’éditeur anarchiste « post-gauche » Jason McQuinn (lui aussi américain) à Montréal pour des conférences en 2007 et 2008.

John Zerzan (né en 1943).

Au-delà de ces deux pôles, deux groupes d’inspiration post-situationniste émergent. Le premier de ces groupes, Hors-d’Œuvre (H-O), est créé en 2005 et s’inspire directement du situationnisme et du post-situationnisme. Le groupe se considère comme « anarcho-gangstériste » et adopte en conséquence une attitude de défiance tant envers l’autorité qu’envers les collectifs militants qu’il désapprouve. Le groupe perturbe par exemple la conférence de John Zerzan tout en multipliant les textes polémiques, comme l’Anti Francis Dupuis-Déri, qui s’en prend durement à ce militant ayant une certaine notoriété publique. Ces pratiques choquent une partie du milieu militant et créent des tensions en particulier avec les insurrectionnalistes qui considèrent le collectif comme autoritaire et non camarade. Cherchant le scandale, Hors-d’Œuvre jette de l’huile sur le feu en affirmant vouloir faire un « putsch culturel » dans le milieu anarchiste. Le collectif subversif se disputera aussi avec l’Union Communiste Libertaire, en publiant notamment le texte satirique Nous on vote pas, mais moi oui contre cette organisation. En somme, ce premier groupe post-situationniste se fait d’abord connaître par ses pratiques dérangeantes, même s’il aura une pratique plus ambitieuse et une production théorique subséquemment.

De son côté, la revue De l’ostie de marde (dont plusieurs partcipant.es seront au cœur du Collectif de Débrayage) aura d’abord des relations plus amicales avec divers groupes anarchistes, dont les insurrectionnalistes. La circulation d’idées, de pratiques et d’amitiés se perpétuera d’ailleurs entre le Collectif de Débrayage et certain.es insurrectionnalistes au fil des années. Lors de sa première publication, le journal De l’ostie de marde rejette d’ailleurs les idées plateformistes, qui prônent l’adoption d’une plateforme commune aux organisations anarchistes et qui sont défendues par la NEFAC puis par l’UCL. Le journal prône notamment dans un premier article l’anomie (le refus de toute règle pour soi), ce qui le distingue des plateformistes qui prônent l’organisation, mais aussi un ordre sans pouvoir. S’il introduit des idées théoriques peu usitées au Québec, il ne se montre pas en revanche très original sur le plan esthétique, ressemblant à la revue satirique La conspiration dépressionniste (2003-2013), mais aussi aux tracts de Hors-d’Œuvre de la même époque. La tentative d’articuler vulgarité et théorie se retrouve elle aussi dans les trois publications, avec un succès parfois mitigé.

De l’ostie de marde se démarque plus au niveau de son contenu. On y trouve par exemple une défense de l’anonymat, appuyée théoriquement dans l’article De pourquoi j’avance cagoulée frangine. Cette défense de l’anonymat postule que les militant.es existent dans et pour un réseau fluctuant de puissances (un rhizome), duquel il.les n’ont pas à se distinguer individuellement. L’appartenance (anonyme parce que de singularité impersonnelle) au réseau s’oppose donc à l’individualisme (bourgeois et désincarné) dans une perspective politique inspirée par les écrits de Gilles Deleuze. On lit dans l’article : « Signe, laisse le flux d’un côté, pour mettre l’auteur par-dessus, comme un sujet affecté par sa vie – la vie soi-disant lui arrive, lui parvient… –, juste assez, mais pas trop pour pouvoir en donner un procès-verbal. […] C’est important que la vie recule pour que le texte fonctionne, fasse son effet. […] L’impersonnalité dont je parle empêche le lecteur de signer à rebours. [Elle favorise] ceux qui savent lire autre chose que le Je joué. » (pages 5-7) Cette question de l’anonymat, pas encore totalement assumée en 2007, deviendra un des lieux les plus communs des mouvements appelistes, pas seulement pour des raisons de sécurité (se protéger face aux possibles enquêtes policières), mais aussi pour des raisons éthiques.

Une autre originalité de la parution est la forte présence des enjeux féministes et queers (ces derniers étant très peu traités au Québec à l’époque). Les articles Du doigté et Du test de personnalité : quelle féministe es-tu ? incarnent cet intérêt. Certaines personnes impliquées dans le journal militent d’ailleurs dans le plus important groupe politique queer de l’époque, les Panthères Roses, actives à Montréal de 2001 à 2007. Les textes à thèses marxistes ne sont pas non plus absents (De la sociocritique marxiste) et cherchent entre autres à distinguer le nouveau noyau « appeliste » du groupe Hors-d’Œuvre.

Durant plusieurs années (approximativement de 2007 à 2011), les rapports entre les deux collectifs (et leur nébuleuse respective) seront conflictuels. En 2008, Hors-d’Œuvre publie par exemple le texte Nous sommes tout, ne faisons rien, dans lequel ils critiquent le « nihilisme politique » et le « postmodernisme » de l’équipe du journal De l’ostie de marde, le tout agrémenté de nombreuses insultes personnelles. Paradoxalement, Hors-d’Œuvre reconnaît – entre les lignes et dans une mesure limitée – la valeur de son adversaire : le journal étant qualifié de « manifestation un peu plus sophistiquée de l’aliénation moderne dans nos milieux politiques ». Autrement dit, il est reconnu que les deux groupes travaillent sur un même plan et à un niveau intellectuel comparable, ce qui n’empêchera pas le torchon de brûler entre eux. Hors-d’Œuvre, notamment, mène une campagne d’attaques personnelles envers les membres du journal De l’ostie de marde dans l’année suivante.

Le conflit entre les deux groupes génère (malgré l’acrimonie) une effervescence théorique, alors que chacun se voit forcé d’expliciter, de raffermir et d’approfondir ses positions (ainsi que ses critiques). La pression partagée de voir son travail disséqué par l’adversaire pousse chaque groupe à se surpasser dans la logique et la qualité de ses textes. Cette dynamique intellectuelle est favorisée par la réception critique et agressive des publications de chacun, dynamique que n’encourageait pas nécessairement l’anti-intellectualisme des insurrectionnalistes ou encore des militant.es plus ouvriéristes de la NEFAC et de l’UCL.

Malheureusement, De l’ostie de marde ne dure que trois numéros (publiés en 2007 et 2008), mais le groupe derrière le journal poursuit ses activités. Une partie du groupe développe des liens avec un important espace collectif d’Hochelaga – le Rhizome – à partir duquel sont menées des activités personnelles comme publiques. Cette configuration entremêle vie privée et organisation politique dans des pratiques collectives globalisées : la communauté se vit et agit tout ensemble. Cette fusion entre vie privée et action politique deviendra un autre trait récurrent et dominant de l’appelisme. La volonté d’abolir la distinction entre privé et public, ainsi que la volonté de l’être-commun (pour vivre mieux et pour être plus puissant) informent jusqu’à ce jour les collectivités appelistes. Si on voit plus fréquemment des appartements devenir aussi des lieux d’organisation publique, des lieux publics voient par ailleurs s’y installer des communautés « privées » qui les habitent et s’y organisent, comme c’est le cas avec La maison de la grève (2011-2012) puis avec La Passe (2012-2016).

De l’intense conflit entre De l’ostie de marde et Hors-d’Œuvre naît une première mouture (ou nébuleuse) post-situationniste au Québec. Une théorie (non-uniforme) apparaît ainsi que des idées et des pratiques, d’abord principalement internes au milieu d’extrême-gauche. Suivant ce premier temps, la tendance appeliste issue du journal De l’ostie de marde puis cristallisée dans le Collectif de Débrayage (le groupe adopte ce dernier nom de 2012 à 2017 environ) informera tout un pan de l’anarchisme, se liant sporadiquement aux insurrectionnalistes. Cette tendance se dessine notamment à partir de 2010, alors que point la grève étudiante de 2012 (que les syndicats étudiants organisent d’ores et déjà).

Vers la grève étudiante de 2012

À partir de 2010, une deuxième vague de publications post-situationnistes – plus abouties – voit le jour. Ces publications sont notamment l’œuvre du Collectif de Débrayage, le groupe qui succède à De l’ostie de marde. Les textes Lieu commun et Fragments pour une reprise des hostilités (du Collectif de Débrayage) et En suspens sont emblématiques de ce moment. Ces textes sont intéressants dans la mesure où ils appellent à des actions sauvages lors de la grève à venir tout en ignorant l’ampleur que celle-ci prendra. Ainsi, même les appelistes québécois.es qui appelaient de leurs vœux des actions sauvages seront estomaqué.es de l’ampleur des actions de mars, avril, mai et juin 2012, au plus fort de la grève. Une dynamique inattendue s’instaurera d’ailleurs durant la grève, alors que le Collectif de Débrayage informera théoriquement les insurrectionnalistes, qui elles et eux mettront en œuvre l’action directe prônée par le collectif.

La brochure Lieu commun, composée de deux cahiers, Lieu et Commun, totalisant presque 100 pages, paraît en 2011. Le premier cahier aborde les questions d’espace, de territoire et d’habiter. Les textes abordent successivement le « devenir-banlieue » du Québec et du monde puis les résistances à la mise en forme de nos milieux de vie par les pouvoirs dominants. Les auteur.es essaient de développer une nouvelle éthique de la résistance pour s’opposer aux pouvoirs qui colonisent les espaces. Dans le texte Summud, la résistance palestinienne à la colonisation est analysée, avec l’exemple d’Hébron (Al-Khalil) comme lieu névralgique. Un autre texte traite de la circulation en Palestine et au Québec, ainsi qu’entre ces deux territoires. Une théorie de la soumission des Québécois.es est aussi développée, montrant à quel point les habitant.es sont inféodé.es aux structures d’organisation spatiale, dont les feux de circulation. Ce premier cahier voit les articles, fruits d’efforts collectifs, s’enchaîner et se répondre. Cette méthode d’écriture collective reviendra souvent dans les productions appelistes, notamment dans le livre On s’en câlisse (2013). Les renvois et reprises d’autres textes montrent bien la dynamique de travail à l’œuvre dans la nébuleuse ; ainsi, des passages du dernier article du cahier Lieu seront repris tels quels dans le livre de 2013, alors que l’expression « Auschwitz-Disneyland », qui décrit le fascisme du divertissement, servira de titre à un article de la revue La Mauvaise Herbe publié en 2013.

Le second cahier, Commun, développe des idées quant à l’organisation des milieux politiques, avec une large place consacrée à la critique des milieux militants tels qu’ils existent alors. L’influence des Thèses sur la communauté terrible, critique des milieux anarchistes publiée dans la revue Tiqqun (no. 2, pages 86-111), est omniprésente. Un article de réflexion sur « l’anti-oppression » évite le piège du simple rejet en proposant de rediriger les affects de tristesse et de souffrance causés par la violence oppressive vers l’organisation politique dans une communauté offrant puissance et support. Ce second cahier est totalement sous l’influence de Tiqqun, poussant l’hommage jusqu’à reprendre directement certaines images qui figuraient dans la revue française. Ainsi, une longue réflexion voit le jour, sur la domination des espaces de vie et les résistances que cela implique. La solution politique proposée est celle de la communauté, mais pas de la « communauté terrible » qui soumet les militant.es à la performance. Une communauté de soin, de solidarité, de puissance et offensive est plutôt suggérée.

Le long tract intitulé Fragments pour une reprise des hostilités est crucial pour les appelistes de cette époque, puisqu’il théorise le « faire-grève » qui sera au cœur des propositions appelistes de 2012 à 2015. Cette théorie propose une désaffection des structures dominantes, qui seront ainsi fragilisées par notre absence. Dans ce mouvement de retrait, les militant.es pourront se trouver et s’organiser afin de préparer des assauts successifs contre les structures de domination. Le « faire-grève » comprend aussi la constitution du réseau voué à se densifier et à gagner en puissance dans le geste même de la grève ou de la désertion. Ce texte approfondit théoriquement les réflexions de Lieu Commun et annonce les thèmes d’En suspens, en formalisant la stratégie qui sera mise de l’avant par les appelistes lors de la grève étudiante de 2012. C’est cette même analyse qui sera reprise dans l’ouvrage d’analyse (a posteriori) de la grève On s’en câlisse en 2013. L’inspiration post-situationniste est encore forte, alors qu’une des images du tract reprend directement la couverture du livre Les mouvements sont faits pour mourir. Ce texte s’inscrit aussi dans la suite des analyses du collectif français de l’Institut de démobilisation (2006-2014), en reprenant notamment des idées de son texte Thèses sur le concept de grève (un écrit de 2011 publié en 2012). L’idée d’un « retrait offensif » inspire clairement le Collectif de Débrayage, par exemple lorsqu’il affirme : « L’actualité de ce monde est une entreprise de mise en disponibilité, de fonctionnalisation, d’extraction de l’énergie brute, d’instanciation. Face à cette mobilisation totale, l’essence de la grève ne peut être que démobilisation, dans le sens de rendre-inopérant, de désactiver les dispositifs de production et de gestion de la vie. On nous propose la grève comme entreprise, qui occulte le faire-grève lui-même, en tant que mouvement de retrait offensif. »

On voit aussi une critique du démocratisme se dessiner, ainsi qu’une valorisation de l’action entre-soi, propre à la communauté, qui ne doit pas craindre d’être marginale au sein de la gauche. La pratique du « faire-grève » est aussi une désaffection (dans un premier temps) du milieu de gauche sclérosé, car lui aussi doit être déserté, dépassé et détruit dans le processus révolutionnaire. Ces thèses sont directement influencées par le post-structuralisme ainsi que par le post-situationnisme. L’idée de marginalité intérieure au mouvement rappelle par exemple le devenir-révolutionnaire des minorités, suivant les termes de Deleuze et Guattari.

Au début du mois de février 2012, alors que la grève étudiante va être déclenchée, paraît le texte En suspens. Ce texte se veut moins théorique et reprend des thèmes et des idées des deux textes précédents en les appliquant à l’école. Il est clair que le groupe derrière le texte, qui traite de problèmes semblables à ceux abordés par le Collectif de Débrayage sans y être spécifiquement associé, cherche alors à diffuser ses analyses et ses pratiques auprès des étudiant.es qui vont entrer en grève. Le texte appelle d’ailleurs, dès l’amont du mouvement, à mener une grève plus « sauvage » que les habituelles grèves étudiantes. Ce texte rappelle quelque peu les textes insurrectionnalistes par son contenu rageur et son appel à l’action directe : il est clair qu’il vise à l’action. Contrairement aux deux autres publications, En suspens favorise une parole à la première personne, un contenu nettement moins intellectuel et une imagerie relativement juvénile. Le texte s’adresse clairement à un jeune public, qui aura à agir dans les prochaines semaines : il est appelé à agir sauvagement.

Vers la pratique du « faire-grève » : en guise de conclusion partielle

Voici maintenant les post-situationnistes et les appelistes arrivé.es aux portes de la grève étudiante de 2012, le mouvement social le plus important au Québec depuis 40 ans. Pour comprendre comment cette nébuleuse s’est constituée théoriquement et pratiquement, pour comprendre comment elle a agi dans les grèves de 2012 et 2015, nous avons proposé dans cette première partie un historique du post-situationnisme français et québécois. Il est important de retenir les influences post-structuralistes comme post-situationnistes sur le mouvement d’ici. Gilles Deleuze, Giorgio Agamben, Tiqqun puis le Comité Invisible influencent en effet depuis 20 ans les militant.es appelistes et autonomes québécois.es. Les idées d’émeutes, de désertion, de vie en communauté, d’anonymat et d’organisation dans le retrait restent importantes à ce jour et doivent être comprises à la lumière des auteur.es et écrits étudiés. Les notions de flux, de devenir, de circulation n’en sont pas moins importantes pour combattre la stagnation sociale, l’hégémonie, l’enfermement que nous impose le pouvoir. On voit ainsi se dessiner un inframonde communautaire, sensible et offensif qui s’oppose à la machine-monde du capitalisme. Il ne faut pas négliger non plus le travail pionnier de Hors-d’Œuvre et du Collectif de Débrayage au Québec, qui influencent les collectifs appelistes et autonomes actuels. Avec toutes ces données en tête, il est maintenant possible de voir comment les post-situationnistes et les appelistes, pourtant en dehors du mouvement étudiant, ont pu jouer un rôle important dans la grande fête contestataire que furent les six mois de la grève étudiante de 2012, avec ses émeutes, ses folies, ses violences, ses pertes, ses coups d’éclat, ses triomphes puis l’amère défaite de septembre. À suivre dans la partie deux du présent article à paraître dans les prochaines semaines.

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Pour aller plus loin

Pour mieux connaître l’influence de Maurice Blanchot sur les mouvements radicaux, notamment au tournant des années 1960-1970, on pourra consulter le livre Nous sommes tous la pègre de Jean-François Hamel (éd. de Minuit, 2018). Pour une histoire critique du post-situationnisme puis de l’appelisme, on pourra consulter La tentation insurrectionniste de J. Wajnsztejn et C. Gzavier (Acratie, 2012). Pour mieux connaître la pensée de Giorgio Agamben, on pourra consulter ses livres (en traduction française aux éditions du Seuil) Homo Sacer (1997), État d’exception (2003) et Le règne et la gloire (2008). Enfin, sur les débuts de la librairie L’Insoumise à Montréal en 2004, on consultera cet article.

On pourra aussi consulter les premier, deuxième et troisième numéros du journal De l’ostie de marde ainsi que la brochure En suspens, numérisés par nos soins, afin de mieux comprendre la genèse et les influences de la « première » pensée appeliste au Québec.

Pour lire la dernière partie de cet article, on consultera : Partie II. De la grève étudiante de 2012 à l’autonomie radicale.

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