La revue Mobilisation et la lutte en milieu de travail : entrevue avec Guillaume Tremblay-Boily

Le tournant des années 1960-1970 est une période tumultueuse au Québec, qui voit naître de nombreux groupes ouvriers et révolutionnaires. Dans ce contexte, la revue Mobilisation (1971-1975) joue un double rôle de réflexion et d’organisation, faisant notamment la promotion de l’implantation en milieu de travail pour y organiser la lutte des classes. Cette expérience, aujourd’hui méconnue, propose une manière originale de rattacher les luttes politiques à l’expérience concrète des travailleuses et des travailleurs. C’est pour la faire connaître que M Éditeur a récemment publié une anthologie des textes de Mobilisation portant sur cette pratique. Ces documents ont été sélectionnés et présentés par Guillaume Tremblay-Boily, auteur d’une thèse de doctorat sur l’implantation marxiste-léniniste au Québec dans les années 1970. Le collectif Archives Révolutionnaires l’a rencontré pour discuter de l’histoire de Mobilisation et de son intérêt dans le contexte des luttes contemporaines.

Entrevue réalisée par Alexis Lafleur-Paiement

Couverture de la revue Mobilisation avec le titre 'Organiser la lutte des classes en milieu de travail' et une illustration stylisée d'un rassemblement ouvrier.

Pour commencer, pourrais-tu me parler du contexte socio-politique des années 1960, puis de la Crise d’Octobre 1970 qui a ébranlé toute la gauche au Québec ?

À l’époque, on est dans un contexte de grande ébullition sociale, de grande mobilisation politique, militante, intellectuelle. La Révolution tranquille engendre un ensemble de réformes et de changements politiques. Il y a une montée en force du mouvement ouvrier et du mouvement syndical. À partir du milieu des années 1960, on voit une augmentation massive du nombre de conflits de travail. Il y a des grèves qui sont dures, les gens osent faire des grèves sauvages et débrayer pour de longues périodes. C’est un moment d’avancées pour le mouvement syndical. En parallèle, il y a une génération qui arrive à l’âge adulte et qui demande des transformations encore plus radicales, comme en témoignent les revues Parti Pris ou Révolution québécois.

Il y a aussi un foisonnement d’initiatives populaires, notamment à Montréal. Des comités de citoyens sont formés pour revendiquer toutes sortes de choses, comme la création d’un parc ou d’une école, le financement de coopératives d’habitation, etc. Ça marche assez bien, ils obtiennent souvent des gains, mais certains se demandent s’il ne faudrait pas être plus ambitieux, d’où l’idée de se transformer en Comités d’action politique (CAP). Éventuellement, l’idée émerge d’affronter le maire Jean Drapeau aux élections de 1970, lors des premières élections municipales au suffrage universel. C’est déjà quelque chose, parce qu’avant, les élections municipales étaient réservées aux propriétaires ! Donc, les Comités d’action politique, qui sont appuyés par la Confédération des syndicaux nationaux (CSN), s’unissent pour former le Front d’action politique, le FRAP. Le nouveau parti se présente aux élections, mais ça survient en même temps que la Crise d’Octobre, alors que le Front de libération du Québec (FLQ) a kidnappé deux hommes politiques et que l’armée canadienne occupe le Québec. Disons que le contexte est difficile pour la gauche… Jean Drapeau associe le FRAP au terrorisme du FLQ, ce qui lui nuit passablement. Pourtant, sans même présenter de candidat à la mairie, le FRAP obtient environ 18 % des voix. Mais les militants jugent que leur campagne n’a pas bien mar

Un grand débat éclate au sein du FRAP entre, d’une part, les gens qui croient qu’il faut poursuivre des campagnes de communication grand public, versus une autre tendance qui dit qu’il faut s’implanter dans les quartiers et dans les milieux de travail pour se lier à la classe ouvrière de manière organique. Ce sont des militantes et des militants de cette deuxième tendance qui vont former la revue Mobilisation. Ils sont donc issus des Comités d’action politique, ils ont des liens un peu avec le mouvement syndical pour cette raison, mais ils veulent aussi développer une relation plus directe avec les travailleurs, dans les quartiers et dans les usines.

Comment la revue Mobilisation émerge dans la foulée d’Octobre 1970 et quels sont ses objectifs ?

Les gens, à la fin des années 1960, les militants de gauche en général, ont une certaine sympathie pour le FLQ. Les militants sont très indépendantistes et ils appuient aussi un projet social. Lors de l’élection provinciale de 1970, le Parti québécois, qui affirme avoir un « préjugé favorable envers les travailleurs », obtient 23 % des voix. Par contre, il n’a que 7 députés sur 108 sièges… Cette distorsion amène beaucoup de militants et de militantes à conclure que le Parti québécois n’est pas une voie à suivre. Ils ne croient pas que le PQ peut prendre le pouvoir. Puis la Crise d’Octobre décime le mouvement de gauche, surtout à Montréal. Il y a plus de 500 arrestations et quelque chose comme 3000 perquisitions. Surtout, il n’y a pas de grande réaction populaire contre la répression. En résumé, on a une sympathie radicale, un blocage politique et une incapacité à résister à la répression lorsqu’elle se produit. Ça confirme l’analyse que beaucoup de militants faisaient déjà : que la gauche manque de structures pour s’organiser et pour réaliser un changement.

Plusieurs avaient l’impression d’être spontanéistes, de voguer de manif en manif sans construire quelque chose de solide et donc, d’être perçus par la population comme des activistes. Le sentiment s’installe qu’on manque de sérieux et de discipline. La Crise d’Octobre confirme qu’il faut être plus structuré et se doter d’organisations avec un programme, des membres, une stratégie, des objectifs à atteindre. Pour mettre en œuvre ce changement-là, les militants vont se tourner vers le marxisme qui apparaît comme une réponse au caractère dissipé des mouvements sociaux. En même temps, les gens vont de plus en plus débattre de la formation éventuelle d’un parti révolutionnaire, d’un parti communiste. Les militants vont s’implanter dans la classe ouvrière pour contribuer au développement de leurs organisations.

Les débuts de la revue Mobilisation sont caractéristiques de ce tournant. En fait, la revue a paru dans une première mouture en 1969-1970, comme organe du Front de libération populaire (FLP), une organisation activiste plus ou moins connectée au FLQ. À l’époque, le ton est complètement différent. On est encore dans une période où l’idée, c’est de multiplier les manifs, multiplier les occasions de contestation. Les gens du FLP participent à l’Opération McGill français, ainsi qu’aux émeutes de la Murray Hill, une compagnie anglophone qui détient le monopole du transport entre l’aéroport de Dorval et le centre-ville de Montréal. Lors des émeutes, il y a des gardiens de sécurité qui tirent sur les manifestants. Pierre Beaudet, un des fondateurs de Mobilisation, se retrouve à l’hôpital. Les militants commencent donc à se dire que ça suffit de juste aller de manif en manif, qu’il faut se doter de quelque chose de plus structuré. La Crise d’Octobre confirme ça. Quand la revue Mobilisation va renaître en 1971, elle a une autre idéologie, une autre apparence.

L’autre gros élément, c’est l’acquisition par Pierre Beaudet, André Vincent et d’autres camarades de la Librairie progressiste en 1972. Ils en font une sorte de pôle militant. Au sous-sol, il y a des presses et ils impriment le Petit livre rouge de Mao pour lequel ils ont obtenu les droits. La librairie devient aussi un lieu où tous les profs de cégep qui veulent mettre Marx ou d’autres penseurs communistes dans leur plan de cours viennent pour se fournir. Ça permet d’avoir des revenus, mais aussi de rencontrer des gens, d’avoir des discussions politiques. La Librairie progressiste vend toutes sortes de livres de gauche, avec une approche assez hétérodoxe. C’est dans ce contexte-là que la revue Mobilisation prend son essor. Dans le numéro 1, ils disent que l’objectif, c’est d’avoir une revue par et pour les militants, ils veulent que ce soit une revue de réflexion militante. Concrètement, ça va être un espace pour faire des bilans de pratique et débattre des meilleures approches de lutte.

À ce moment-là, c’est quoi au juste Mobilisation ? Pourquoi l’équipe de la revue met-elle de l’avant la tactique de l’implantation ?

Il y a une petite équipe, peut-être une dizaine de personnes. Chacune des personnes qui s’impliquent dans la revue est aussi associée à une autre organisation. On a Pierre Beaudet et André Vincent qui sont rattachés à la Librairie progressiste et qui impriment la revue. Il y a d’autres personnes qui viennent du CAP Saint-Jacques et du CAP Maisonneuve, qui sont encore actives au début des années 1970. Il y a des gens issus de l’Agence de presse libre du Québec (APLQ). Il y a aussi une collaboration avec les syndicats, surtout la CSN où on trouve plusieurs militants assez radicaux. Mobilisation se voit un peu comme l’organe de cette nébuleuse, alors que son équipe anime aussi des cercles de lectures marxistes et encourage les débats. Il y a des liens fraternels avec les premiers groupes marxistes-léninistes qui émergent, comme la Cellule militante ouvrière (CMO) ou l’Équipe du journal, qui va devenir EN LUTTE ! Les différents groupes de ce milieu partagent deux caractéristiques : l’adhésion au marxisme et la volonté de se lier davantage à la classe ouvrière.

L’idée de l’implantation, c’est donc de dire : comment on va mettre en contact les militants marxistes et la classe ouvrière ? Eh bien, d’abord en encourageant les gens à se trouver des jobs dans des milieux ouvriers. Et il ne faut pas juste avoir en tête les industries lourdes. Au départ, il y a deux secteurs d’interventions principaux pour les militants : les usines et les hôpitaux. L’idée d’aller dans les hôpitaux, c’est entre autres à cause du Front commun de 1972, durant lequel les infirmières et les préposées aux bénéficiaires, notamment, ont été vraiment combatives. Dans certains cas, il y a des militantes du Front commun, des syndiquées de la base qui ont dit : « Ben oui, venez travailler dans notre hôpital. Il y a de l’action, il y a des choses intéressantes qu’on peut faire. Il y a des gens mobilisés, qui sont prêts à se battre. » La jonction se faisait bien entre des travailleuses radicales et des militants marxistes. C’est comme ça que l’implantation a commencé. Et ça marchait simplement : des gens qui arrivent dans les usines ou dans les hôpitaux, qui commencent à travailler, ils apprennent tranquillement à connaître leurs collègues, à voir comment ça se passe dans l’endroit, à voir c’est quoi les rapports de pouvoir, qu’est-ce qu’on peut faire, c’est quoi le niveau de politisation des gens. Puis, au fil de leur acclimatation, ils finissent par se focaliser sur une lutte, un enjeu qui semble porteur.

Une des premières luttes à laquelle le groupe de Mobilisation participe, c’est l’usine de Rémi Carrier. Il n’y a pas d’implantés à proprement dit, mais les militants ont des liens forts avec les grévistes. La lutte, c’est pour syndiquer l’usine : un projet bien simple et bien concret, mais qui permet aussi de jaser de politique et même de révolution. Même chose à Saint-Michel où des militants s’implantent dans une petite usine de boîtes de métal pour essayer de la syndiquer. L’idée de Mobilisation, qui la distingue des autres groupes, c’est de dire qu’on ne peut pas juste arriver comme ça avec un discours socialiste tout fait, puis s’imaginer que les gens vont se rallier au socialisme. Ce qu’il faut, c’est mettre de l’avant des revendications concrètes puis les gagner. Obtenir des gains, c’est une manière de montrer la puissance collective, de montrer qu’on est capable de se battre, qu’on est capable d’être solidaire.

Justement, quelle est la pratique de Mobilisation, peux-tu donner des exemples ?

Souvent, le premier enjeu dans une shop, c’est que les travailleurs sont divisés. Le patronat instaure et profite de ces divisions-là. Donc, faire des luttes sur des choses concrètes, même parfois des choses toutes petites, c’est une manière de montrer qu’on peut être solidaires, qu’on peut travailler en commun. À travers ça, c’est déjà une préfiguration de nos capacités collectives et, pourquoi pas, du socialisme. À travers la lutte commune, on voit que c’est possible de travailler ensemble. L’idée d’une société où les gens travailleraient en commun, plutôt que d’être en compétition constante, apparaît déjà plus réaliste quand on a vécu la solidarité. D’autre part, la lutte est une occasion de politisation. C’est une occasion de jaser et de comprendre. Pourquoi le boss ne veut pas augmenter nos salaires ? Pourquoi le boss nous fait travailler à des cadences folles ? C’est à cause de la dynamique du capitalisme. C’est une occasion d’expliquer le capitalisme, comment ça fonctionne, puis comment on peut faire pour y résister. Les gens de Mobilisation parient sur le contact avec les travailleurs, contrairement aux militants qui restent aux portes de l’usine pour vendre leur journal. Cette méthode, ça ne marche pas tellement. Il n’y a pas énormément de monde qui va spontanément avoir le goût de lire un journal communiste.

Au contraire, si tu commences en parlant des besoins concrets des gens, tu peux tranquillement les amener à s’intéresser au socialisme et au communisme. Je reviens à l’exemple de l’usine de Saint-Michel, c’est intéressant. C’était un milieu non syndiqué, avec une quarantaine de travailleurs qui avaient une dizaine d’origines différentes, qui ne parlaient pas la même langue nécessairement. Il y en a beaucoup qui sont peu scolarisés, voire analphabètes. Dans ce contexte, c’est assez difficile de mettre de l’avant des idées plus abstraites comme le socialisme ou le communisme. Mais les militants s’implantent, tissent des liens avec leurs collègues. Ils réussissent à syndiquer la place et à mener une grève qui amène des améliorations significatives des conditions de travail. Tout ça en deux ans seulement. C’est un début prometteur, mais pour la suite, ça se complique. Il y a énormément de roulement. C’est souvent le cas dans les petites shops. Donc les militants ont l’impression que, finalement, ils n’ont pas réussi à construire une structure permanente, forte, qui peut persister dans le temps puis hausser régulièrement le niveau de politisation.

Ça amène les militants à délaisser les petites usines non syndiquées, pour aller plutôt vers des milieux plus gros qui sont déjà syndiqués. Dans ces milieux-là, ils vont pousser plus loin la combativité. Souvent, ils vont œuvrer à démocratiser le syndicat pour augmenter la participation et les revendications. Une pratique que les militantes et les militants adoptent souvent, c’est de créer un « journal d’usine » pour qu’il y ait une meilleure communication entre les travailleurs. On peut ainsi parler des problèmes de tous, discuter des luttes ou des enjeux actuels, et disséminer un contenu plus politique. Les enjeux de santé et de sécurité sont souvent pris en charge par les militants, car les protections sont très faibles ou même souvent inexistantes.

Nous avons abordé le contexte d’émergence de la revue et la pratique concrète de ses militants. Dans l’anthologie, tu parles aussi d’une « formule Mobilisation » qui lui permet d’élaborer une stratégie particulière. Peux-tu m’en dire plus ?

La « formule Mobilisation » consiste à prioriser la pratique puis à faire des bilans des tentatives concrètes pour en tirer des leçons. Par exemple, dans le cas de Rémi Carrier, les militants étaient en soutien à des travailleurs déjà en grève. Les militants étaient donc à « l’extérieur », ce qui s’est avéré plus ou moins fructueux. Les fois d’après, comme à Saint-Michel, ils se sont implantés pour lutter de l’intérieur. À partir de là, ils ont constaté qu’effectivement, être à l’intérieur, c’est plus efficace qu’être en soutien de l’extérieur. Cela dit, ils ont constaté qu’ils étaient complètement absorbés par la lutte syndicale et que c’était difficile de créer quelque chose de pérenne dans une petite place. La première leçon de la « formule Mobilisation », c’est se dire qu’il faut être à l’intérieur des milieux de travail, et que ceux-ci doivent être assez grands et déjà syndiqués, pour pouvoir radicaliser le syndicat et le rendre plus combatif. Comment on fait ça ? En formant des comités de travailleurs.

Les comités de travailleurs, c’est une manière de regrouper les gens combatifs dans un milieu de travail pour pousser plus loin la lutte dans ce milieu-là. L’idée, c’est que le comité n’est pas explicitement socialiste. Les gens s’y rallient parce qu’ils veulent pousser plus loin la lutte et la réflexion dans leur milieu de travail. Puis, le comité de travailleurs peut être en partenariat avec le syndicat ou critique du syndicat, selon les circonstances et les intérêts de la lutte. L’important, c’est que le comité de travailleurs demeure une instance où on peut jaser de politique, augmenter le niveau de conscience et de combativité, et d’avoir une base concrète à partir de laquelle s’organiser : une instance à soi. Concrètement, si notre syndicat est combatif et déjà mobilisé, le comité de travailleurs devient une sorte de force d’appoint, mais aussi une locomotive pour pousser plus loin, pour inciter le syndicat à être plus audacieux, plus ambitieux dans ses revendications. Si notre syndicat est corrompu, réactionnaire ou juste apathique, à ce moment-là, on peut être très critique du syndicat. Le comité de travailleurs, c’est la base des militants, qui s’adaptent alors au contexte, mais toujours dans le but de hausser le niveau de politisation et l’intensité de la lutte des travailleurs, de la lutte des classes.

Ça implique un travail d’observation, un travail de discussion avec les gens pour savoir ce qu’ils pensent, où ils se situent politiquement, c’est quoi les enjeux qu’ils vivent au quotidien, sur quoi on peut s’appuyer pour les mobiliser. J’ai parlé de Mao tantôt, et les gens de Mobilisation suivent un principe en particulier de Mao qu’on appelle « la ligne de masse ». Selon cette idée, il faut toujours partir de la situation concrète des gens, en s’assurant de ne pas être déconnecté à cause d’un discours trop radical, mais sans être à la remorque des moins combatifs non plus. Donc, peu importe d’où tu pars, ton objectif, c’est d’assumer la situation, puis d’emmener les gens vers l’avant, une étape à la fois. Il faut être un pas en avant des masses, et non pas dix pas en avant, ni un pas en arrière. Cette stratégie est complétée par le principe de partir des idées des masses, de les synthétiser, de les reformuler, puis d’en faire des propositions politiques claires, puis de les retourner aux masses. Le niveau de conscience vient alors de monter et tu peux lutter à un niveau plus élevé. C’est ça le vrai leadership, c’est comme ça que tu restes connecté aux gens, mais que tu es aussi une force pour les amener progressivement plus loin dans le combat.

Par exemple, si tout le monde est fâché par tel produit toxique qui cause des maux de tête, puis qui engendre des maladies respiratoires dans l’usine. On voit que tout le monde est affecté par ça, puis que ça choque, ça dérange, mais il n’y a personne qui a organisé de lutte là-dessus. Bien, l’approche de Mobilisation, ça va être de s’emparer de cet enjeu-là et de mener une lutte là-dessus. Puisque justement ça part d’un besoin réel, ça mobilise, ça motive les gens. Et pendant la lutte, tu peux mettre en évidence que le patron et les employés n’ont pas les mêmes intérêts, vu que le patron est prêt à empoisonner ses employés pour faire du profit. Tu ouvres la porte à une prise de conscience des ouvriers, et tu ouvres la porte à une lutte plus politique.

Un des exemples qui est abordé dans la revue, dans l’anthologie, c’est la lutte contre la silicose à la Canadian Steel Foundries, qui est une énorme usine dans l’Est de Montréal, une des plus grosses fonderies au Canada. C’est aujourd’hui l’endroit où il y a le projet de Ray-Mont Logistiques, donc encore un lieu de lutte, mais sous une autre forme. Les implantés qui sont sur place ont fait passer des tests pour la silicose à tous les employés. Ils se sont rendu compte qu’au moins le quart des ouvriers et ouvrières de la CSF étaient affectés par la silicose. Ç’a servi de base pour organiser une grève sur cette question-là, une grève sauvage pour le droit à la santé. Le combat a été un succès tactique, ils ont obtenu des gains en santé et sécurité au travail, et aussi un gain politique, avec un niveau de conscience plus élevé et une combativité plus grande.

La « formule Mobilisation » comprend aussi deux éléments indissociables, l’enquête et le bilan. Qu’est-ce qu’on entend par là et pourquoi est-ce important ?

La pratique des enquêtes est au cœur de la pratique de Mobilisation en tant que revue militante. Le travail d’enquête c’est, quand on s’installe dans un milieu, de vraiment prendre le temps de comprendre ce milieu. Sur le plan des relations humaines, il faut voir qui est ami avec qui, et au contraire qui a des tensions avec qui, comment les gens sont divisés ou pas dans leur milieu. Au niveau des relations économiques, l’enquête porte sur plusieurs niveaux. Par exemple, c’est quoi les départements les plus stratégiques ? Quel département va être un goulot d’étranglement si on le bloque ? Puis au niveau des relations économiques, comment l’entreprise en question s’inscrit dans le capitalisme plus largement ? Qu’est-ce qui va se passer si la production s’arrête ? Est-ce qu’ils vont pouvoir délocaliser ou fermer l’usine ? Est-ce qu’ils vont fermer tel département ? Tout ça, c’est important pour savoir comment on peut agir dans un milieu. Il y a toujours ce souci de bien comprendre le milieu, puis de discuter avec les gens pour mieux les connaître, pour créer des liens, mais aussi pour vraiment bien saisir la situation. C’est une enquête qualitative autant que quantitative. L’enquête a lieu surtout avant et pendant l’intervention.

L’autre aspect de leur travail, c’est celui du bilan qui vient après coup, à la fin d’une campagne. La revue Mobilisation publie souvent des dossiers sur leurs interventions, qui comprennent leurs éléments d’enquête, leurs réflexions pendant l’opération, puis un bilan des bons et des mauvais coups. C’est une sorte de synthèse de l’ensemble des phases d’une lutte. Au début, on va décrire le milieu de travail, ensuite on va montrer comment on est intervenu dans ce milieu, puis finalement discuter des résultats obtenus, qu’est-ce qui a marché, qu’est-ce qui n’a pas marché. Le bilan de pratique est vraiment intéressant pour faire la différence entre les erreurs tactiques et les limites plus structurelles de l’action. Les erreurs tactiques, ça peut être d’avoir fait des tracts trop jargonneux, d’avoir distribué des textes trop difficiles à lire, ou ça peut être de ne pas avoir formé dès le départ un comité d’orientation pour mener une grève. C’est une erreur classique, le manque de planification, d’avoir juste vécu la grève au quotidien sans vraiment réfléchir aux étapes suivantes et aux ressources nécessaires.

Les réflexions plus structurelles, ça va être ce que je disais tantôt sur le fait que les petits milieux de travail ont trop de roulement, donc on décide de s’orienter vers des milieux de travail plus grands. Ou le fait qu’on s’est trop collé sur la lutte syndicale, puis qu’on s’est même trop collé sur l’exécutif syndical, donc qu’on a été absorbé par leurs préoccupations et par leur vision politique réformiste. Les lieux d’intervention, le suivisme syndical, ce sont deux enjeux stratégiques pour les révolutionnaires. Au milieu des années 1970, les organisations marxistes-léninistes vont souligner ce problème-là, qu’ils nomment l’économisme, c’est-à-dire de trop se concentrer sur les luttes salariales et de ne plus se projeter dans un horizon révolutionnaire. Ça va contribuer à la dissolution de Mobilisation dont les membres se sont affirmés de plus en plus comme marxistes-léninistes.

Groupe de manifestants en grève devant un bâtiment, tenant des pancartes avec des slogans syndicalistes.
Mobilisation, vol.3, no.9, juillet 1974.

À ce sujet, peux-tu me parler du débat sur l’économisme, et des tensions entre les luttes en milieu de travail et la lutte révolutionnaire ? Comment cela affecte les membres de Mobilisation ?

En fait, les gens de Mobilisation sont très réceptifs à la critique de l’économisme qui est faite par l’organisation EN LUTTE ! et son dirigeant Charles Gagnon. Les gens de Mobilisation vont progressivement accepter la critique de l’économisme, à savoir qu’il ne faut pas centrer la lutte sur les enjeux salariaux et économiques. Par contre, ils vont continuer de défendre l’implantation comme moyen de se lier à la classe ouvrière. La difficulté, c’est de trouver l’équilibre entre le fait de s’implanter, de partir des situations concrètes des gens, et de mener réellement la lutte à un niveau plus élevé, la lutte pour le socialisme. Les deux voies contraires sont incarnées par deux organisations de l’époque. D’un côté, EN LUTTE ! se concentre vraiment sur la diffusion idéologique, avec parfois des difficultés à connecter avec la classe ouvrière. D’un autre côté, le Regroupement des comités de travailleurs (RCT) est très implanté dans les milieux de travail, mais il a tendance à se contenter de luttes sectorielles, et même à faire du suivisme syndical. En 1975-1976, une nouvelle organisation va proposer une voie originale qui rattache l’idéologie communiste avec la pratique en milieu de travail. C’est la Ligue communiste marxiste-léniniste du Canada, qui va devenir plus tard le Parti communiste ouvrier (PCO).

La Ligue va mettre de l’avant l’idée qu’on fait des luttes sur des revendications concrètes, mais on a une cellule communiste dans l’usine qui s’assure que le combat se mène toujours dans une direction révolutionnaire. C’est aussi la conclusion que va faire Mobilisation et la majorité de ses membres va rejoindre la Ligue. En pratique, ils continuent avec la même logique d’implantation, mais en insistant plus sur la nécessité de diffuser la pensée marxiste-léniniste, d’avoir toujours la pensée marxiste-léniniste comme cadre d’action. Pour les membres de Mobilisation, il n’y a pas un gros changement organisationnel qui se fait. Ils arrêtent de publier leur revue, font un bilan critique de leur action (surtout les éléments économistes et parfois suivistes), puis ils entrent collectivement dans la Ligue. Leur expérience est la bienvenue et leur nouvelle organisation profite de leurs connaissances. L’implantation va rester un élément majeur de la pratique de la Ligue jusqu’à sa dissolution en 1983.

L’ancrage plus politique se fait, comme je disais, autour de la cellule communiste d’entreprise. On a un noyau d’implantés qui sont communistes et qui gèrent une cellule dans leur entreprise ou leur hôpital. Eux, ils sont membres de la Ligue, ils ont des rencontres politiques à l’extérieur et ils cherchent à ramener leurs idées dans leur milieu de travail. Et autour d’eux, ils constituent un cercle militant, des gens qui ne sont pas nécessairement communistes, mais qui sont prêts à mener des luttes. La cellule communiste planifie et dirige le travail, avec leur cadrage idéologique, mais toujours en se basant sur des enquêtes, en partant des situations concrètes et en étant sensible aux enjeux de tel ou tel milieu. Ils font des bilans et ils essayent de s’améliorer. Roger Rashi, qui dirigeait la Ligue communiste, m’a dit qu’il considérait que son organisation a réussi à faire la synthèse dialectique entre l’approche d’EN LUTTE ! et celle de Mobilisation, entre l’idéologie et la connexion avec la classe ouvrière. Je pense qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans. Mais d’un autre côté, avec la Ligue, il y a aussi une diminution de l’ancrage local. Les militants se mettent à distribuer La Forge au lieu d’un journal d’usine ou d’hôpital, donc le discours n’est pas toujours aussi bien adapté au contexte.
Un dernier élément peut-être sur la fin de Mobilisation, c’est que la Ligue n’est pas si grosse en 1976, quand elle absorbe Mobilisation. Elle a peut-être 200 membres, et tout le monde qui viennent de l’entourage de Mobilisation, c’est rendu 100 ou 150 personnes. Et surtout, le monde de Mobilisation, ce sont des implantés, des militantes et des militants chevronnés, qui ont de l’expérience et du leadership dans leur milieu de travail. Cette influence de Mobilisation sur la Ligue communiste, elle compte beaucoup. L’absorption de Mobilisation explique aussi, en partie, le fait que la Ligue devient la principale organisation marxiste-léniniste à ce moment-là.

Une collection de revues et documents de la revue Mobilisation, avec plusieurs numéros affichant le titre 'Mobilisation', des articles sur la lutte des travailleurs haïtiens, et d'autres textes de réflexion militante étalés sur une table en bois.

J’aborderais finalement l’anthologie que tu viens de publier chez M Éditeur (automne 2025). J’aimerais t’entendre sur sa composition. Comment toi et l’équipe éditoriale avez choisi les textes ? Qu’est-ce qu’ils apportent dans le contexte actuel ?

On a choisi essentiellement les textes qui abordent l’implantation, notamment les bilans qu’ils ont faits de différentes luttes, en laissant de côté les textes plus théoriques ou ceux sur les enjeux internationaux. Des fois, c’était par exemple une republication d’un texte de Lénine ou d’autres penseurs marxistes. Puis, il y avait des textes sur la situation dans différents pays, sur la Chine ou sur l’Angola, ou sur les grèves aux États-Unis. Souvent, c’était des traductions de textes qui avaient été publiés dans d’autres revues comme la Monthly Review ou des textes qui venaient de la France, donc toutes sortes de choses. Ces textes sont intéressants, mais on estimait qu’ils étaient moins informatifs pour nous, souvent trop généraux ou éloignés des enjeux québécois.

On a mis de l’avant les textes concrets qui peuvent être utiles pour des militants aujourd’hui. On voulait quelque chose qui serve les personnes qui se posent des questions sur leur tactique et leur stratégie. Pour moi, le problème qui se posait à l’époque et qui justifiait de s’implanter, il se pose encore aujourd’hui. Ce problème, c’est le fait que les gens de gauche n’ont pas assez de liens concrets avec les ouvrières et les ouvriers. Que la gauche est parfois dans l’entre-soi et qu’elle a de la misère à rejoindre les travailleurs. Construire des liens entre militants et travailleurs, c’est hautement pertinent si on veut gagner, si on veut que nos idées et nos mouvements progressent. Il faut qu’on puisse rejoindre des gens en dehors de nos cercles pour obtenir un socle, pour instaurer un rapport de force contre les grandes industries ou l’État-employeur.

Un problème auquel on fait face aujourd’hui, c’est que les mouvements sociaux, parfois assez forts, demeurent populaires seulement dans certains secteurs de la population. On a de la misère à figurer des luttes qui recevraient l’appui d’une majorité de travailleurs, comme dans les années 1970 lorsque des grévistes affrontaient le gouvernement Bourassa ou United Aircraft. Aujourd’hui, beaucoup de gens se tournent vers la droite et l’extrême droite. Si on veut contrer ça, il faut créer des liens avec les gens, et donc apprendre à les connaître et gagner leur confiance. Ça se fait entre autres dans les milieux de travail et dans la lutte, c’est là que la solidarité et la politisation se produisent. Si on s’organise avec eux et avec elles autour de luttes concrètes qui les concernent et qui améliorent réellement leurs conditions, ces gens-là vont se rallier à des idées de gauche. C’est mon pari et celui de l’éditeur. On espère proposer une voie pour rapprocher la gauche et les travailleurs, et donc, une stratégie pour arrêter l’hémorragie de droite. Pour reprendre l’offensive collectivement contre nos vrais ennemis, le patronat et ses pantins. Si des gens peuvent reprendre la stratégie de l’implantation et porter des pratiques de gauche dans les milieux de travail, on sera mieux outillé collectivement pour lutter contre la droite et pour construire un avenir égalitaire.