MOUVEMENT DE LIBÉRATION DU TAXI – 1968/1972

Au Québec, le métier de chauffeur de taxi existe depuis le début des années 1920. Déjà à l’époque, c’est un métier dur, un métier de crève-faim. Les permis sont émis sans restriction, ce qui a pour effet de créer un surplus de permis de taxis en regard de la demande. Les chauffeurs, qui ne sont pas nécessairement informés de cette situation au moment de l’achat de leur permis, se trouvent donc confrontés à devoir faire des heures innombrables pour survivre. La crise de 1929 ne fait qu’amplifier le problème et la plupart des chauffeurs de taxis font alors faillite. De 1929 à 1933, on passera donc de 3000 permis de taxi à 600… pour 2400 chauffeurs n’ayant pas pu renouveler leur permis, faute d’argent.

Puis, peu à peu, les taxis passent sous le monopole de compagnies privées, ce qui n’améliore rien. Les tarifs (bas) sont établis par les compagnies, ainsi que le prix du permis (très élevé). La compagnie Taxi Diamond, en particulier, cherche à monopoliser le marché et affronte les petits propriétaires comme ses propres chauffeurs. En août 1936, une grève est déclenchée. Suite au conflit de travail, de petits propriétaires et des chauffeurs de Taxi Diamond fondent la première coopérative de taxis de la province : le Taxi Lasalle (qui sera, malheureusement, privatisé subséquemment).

Après la Seconde guerre mondiale, les grosses compagnies, et notamment Taxi Diamond, reprennent le contrôle de l’industrie, tout particulièrement à Montréal. Il y a de la spéculation sur le prix des permis, et les compagnies monopolistes qui en possèdent des centaines peuvent donc fortifier leur position, alors qu’il est presque impossible d’acquérir un nouveau permis pour un particulier, les prix étant trop exorbitants. Les compagnies concentrent les permis et les louent à « leurs » chauffeurs ; si des chauffeurs indépendants veulent s’organiser, les compagnies « mettent de côté » des permis pour faire monter les prix. En effet, le nombre de permis étant limité par la loi, les compagnies qui possèdent la majorité de ceux-ci ont toute marge de manœuvre pour jouer sur la valeur des permis.

La situation stagne durant les années 1950 pour les travailleurs du taxi. La compagnie Murray Hill se met elle aussi de la partie, tout en échappant aux lois sur le taxi, puisqu’elle dit faire commerce d’automobiles de louage, et non de taxis stricto sensu. C’est bien sûr une arnaque pour échapper aux lois encadrant le taxi (lois déjà bien peu restrictives pour les entreprises), arnaque qu’appuie le maire de Montréal Jean Drapeau en 1961, en négligeant un rapport qui suggérait de soumettre Murray Hill aux lois concernant l’industrie du taxi. En 1962, un règlement limite le nombre de permis qu’une compagnie peut posséder. Mais le règlement ne s’applique qu’aux nouveaux acquéreurs, ce qui renforce en fait le monopole des compagnies de taxi ! La situation est désespérante et les chauffeurs sont à bout de nerfs. Ils travaillent 75 heures par semaine, sont sous-payés et continuellement à risque de perdre leur emploi, au bon plaisir de la compagnie.

C’est dans ce contexte qu’en 1964, le chauffeur Germain Archambault publie le livre-manifeste  Le taxi : métier de crève-faim. Lui et ses collègues exposent dans ce véritable cri du cœur les conditions terribles faites aux chauffeurs, détaillent leur état de soumission aux compagnies et proposent de répondre par des pratiques syndicales sauvages, voire révolutionnaires. En 1964, un chauffeur de taxi indépendant travaille en moyenne 12 à 15 heures par jour, dimanche inclus, tout en ne gagnant que 0,93$ l’heure. Pour arriver, les chauffeurs doivent faire plus de 85 heures par semaine, alors même qu’un règlement municipal interdit de travailler plus de 12 heures par jour ! Parce qu’ils sont considérés comme des sous-traitants ou des travailleurs autonomes, ceux-ci ne bénéficient pas de l’assurance chômage ni du 4% de vacances payées aux autres travailleur.euses. La seule « sécurité sociale » offerte aux chauffeurs sont les dons issus du Bon-Dieu en Taxi, un organisme de bienfaisance sous la coupe du clergé, qui tire ses revenus à même la cagnotte des chauffeurs ! Les chauffeurs sont naturellement enragés et plusieurs tendent vers des positions socialistes et offensives dans leur manifeste. Le livre est d’ailleurs le premier de la série « Documents » publié par la revue socialiste et révolutionnaire Parti Pris.

« Nous ne voulons plus de la charité publique, et nous ne voulons plus des représentants de cette charité qui nous tient faibles. Nous voulons vivre, nous voulons manger, nous voulons éduquer nos enfants. Nous ne voulons plus de quart de mesures. Nous voulons la JUSTICE. »

Denis Chrétien, postface du livre Le taxi : Métier de crève faim

En 1966, un groupe de chauffeurs de taxis (dont fait partie Germain Archambault) fonde le Comité d’entraide sociale des chauffeurs de taxi de Montréal. L’organisation milite (sans succès) pour que les chauffeurs de taxi soient regroupés dans une même association et pour l’abolition des privilèges accordées à la compagnie Murray Hill. Celle-ci, en plus d’échapper aux lois sur le taxi, possède alors le monopole de certains grands hôtels de luxe (par exemple le Sheraton Mont-Royal) et du transport à partir de l’aéroport Dorval – c’est donc dire qu’elle s’accapare les clients les plus fortunés et les plus nombreux.

Bientôt, le Comité d’entraide s’allie avec les propriétaires uniques de taxis pour fonder une organisation qui entend améliorer pour de bon la situation des chauffeurs : le Mouvement de Libération du Taxi (MLT).  Le MLT s’organise de manière horizontale, il n’y a ni direction ni présidence en son sein. Le MLT se conçoit comme une association libre de travailleurs et non comme un syndicat corporatiste. Un des objectifs principaux du MLT est de faire reconnaître les chauffeurs de taxis comme travailleurs (au sens de la loi). En effet, leur statut de sous-traitants ou de travailleurs autonomes empêche ceux-ci de se regrouper pour faire valoir leurs droits. La formation d’un syndicat ou d’une association des chauffeurs de taxi, selon le MLT, permettrait aux chauffeurs de revendiquer de meilleures conditions de travail et de coopérer pour réduire la concurrence entre eux. On propose, par exemple, que les chauffeurs puissent se relayer pour les quarts de travail de jour, de soirée et de nuit. À terme, le MLT veut faire du taxi un service public et abordable pour tous, complémentaire au transport en commun. En ce sens, éliminer les avantages indus dont bénéficient les compagnies de taxi comme Murray Hill est une étape nécessaire. Notons ici la tendance à la socialisation de l’industrie du taxi… Ces positions du MLT sont relayées dans son Journal du Taxi, qui sera publié durant quelques années.

Ainsi, le 30 octobre 1968, avec la collaboration du Front de Libération Populaire (FLP) et du Comité Indépendance-Socialisme (CIS), le Mouvement de Libération du Taxi rassemble 400 chauffeurs pour manifester à l’aéroport de Dorval. Mené.es à bon port en taxi, 2 500 étudiant.es se joignent à la manifestation. C’est une des premières fois que les étudiant.es se joignent en masse à une action initiée par des travailleur.euses. Pendant trois heures, la circulation à l’aéroport Dorval est bloquée ; des véhicules de la Murray Hill sont vandalisés et de nombreux cocktails Molotov sont lancés.

« Alors, c’est pour faire avancer ces revendications principales […] que nous avons fait nos enquêtes, nos manifestations, nos pressions aux différents gouvernements et aux différents partis, que nous avons fourni beaucoup de documentation à l’enquêteur du taxi (rapport Bossé), que nous avons publié un numéro de journal par mois, tout en continuant de faire notre travail comme chauffeur. »

Gaston Therrien, témoignant dans La vie ouvrière, page 29

Le 7 octobre 1969, alors que les policiers sont en grève pour réclamer un meilleur salaire, les membres du Mouvement de Libération du Taxi organisent une autre manifestation, cette fois devant l’Hôtel de ville de Montréal. Les revendications concernant la Murray Hill ayant été ignorées malgré l’ardent travail des membres du MLT, la compagnie est toujours dans le viseur. Rapidement, la manifestation débarque au garage de la compagnie Murray Hill Limousine Service, qui sera saccagé. Bientôt rejoints par des militants indépendantistes, les chauffeurs mettent le feu aux installations et détruisent limousines et autobus. Les quelques policiers de la Sûreté du Québec alors chargés de mater la foule sont dépassés. Ce sont les gardes privés de la compagnie qui se mettent alors de la partie. Alors qu’ils tirent dans la foule pour tenter de faire fuir les manifestant.es, ils atteignent par balle un activiste indépendantiste (Marc Carbonneau) ainsi qu’un agent de la SQ infiltré au sein MLT, déguisé en manifestant pour l’occasion.

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La présence des activistes indépendantistes au sein de la manifestation n’est pas un hasard : en effet, tout au long de son existence, le MLT entretiendra des liens forts avec le Front de Libération du Québec. Certains militants du FLQ, comme Jacques Lanctôt, André Roy ou encore Marc Carbonneau sont par ailleurs des chauffeurs de taxi. Remarquons par ailleurs que l’attaque contre Murray Hill constitue aussi une cible de choix pour les indépendantistes : la compagnie est dirigée par un riche anglophone, transporte à bon port les élites économiques et sociales montréalaises, et c’est grâce à la non-intervention du gouvernement fédéral qu’elle détient toujours son très contesté monopole à l’aéroport Dorval…

En septembre 1970, le Mouvement de Libération du taxi publie son Manifeste, un nouveau texte-choc qui dénonce encore une fois les injustices dont sont victimes les chauffeurs, qui prend des positions socialistes et nationalistes, et qui est très proche des idées véhiculées par le FLQ. Germain Archambault en est un des rédacteurs, alors que son fils Darcy Archambault milite au même moment dans le Front de Libération du Québec.

Pendant presque dix ans, donc, le Comité d’entraide sociale des chauffeurs de taxi puis le MLT militeront pour obtenir de meilleures conditions de travail pour tous les chauffeurs de taxi, malgré les difficultés. L’organisation du MLT se dissout pourtant en 1972, les propriétaires uniques et les chauffeurs de taxis décidant d’assumer la défense de leurs intérêts spécifiques séparément. Les propriétaires uniques mettent sur pied la Coopérative des taxis de Montréal alors que les chauffeurs, eux, projettent une syndicalisation, qui ne fera malheureusement pas long feu. La séparation corporatiste aura raison de l’élan offensif des chauffeurs pour bien des années.

« Mais les mythes ont la vie dure. On entretient chez les chauffeurs celui de la liberté. On leur dit aussi que s’ils n’arrivent pas à bien gagner leur vie, c’est parce qu’ils ne travaillent pas assez, ou bien que c’est la faute des immigrants, ou des anglais, ou des gars de l’est, selon le cas. Dans sa structure même, l’industrie du taxi tend à dresser les chauffeurs les uns contre les autres. Quand tu es dix chauffeurs pour t’arracher un client à Montréal, la conscience de classe et la solidarité ne vont pas de soi. »

Témoignage d’un chauffeur de taxi dans La vie Ouvrière, page 18

Au tournant des années 1970 au Québec, le visage du taxi change. À partir des années 1950, les femmes ont graduellement (sous les rires de la presse et l’opprobre de leurs collègues masculins) intégré les rangs des chauffeurs de taxi (dont Ève Laws, sans doute la première chauffeuse au Québec). Bientôt, ce sera au tour des travailleurs immigrants, principalement issus de la vague d’immigration haïtienne de la fin des années 1970, d’intégrer massivement le métier. Pourtant, malgré les luttes et la diversification des employé.es du taxi, la situation s’est peu améliorée : le métier est toujours marqué par de longues heures de travail (les semaines de 60 heures sont courantes) et le salaire est au minimum exigé par la loi. La récession des années 1980 rend plus précaire encore cette situation : les revenus baissent et la concurrence devient féroce. Si les femmes ont (finalement) pu faire leur place dans le taxi, c’est moins le cas pour les nouveaux chauffeurs immigrants.

Les travailleurs haïtiens du taxi, particulièrement, font les frais de la discrimination et du racisme qui fait rage dans l’industrie. En effet, lorsque les clients refusent de se faire conduire par un immigrant, le chauffeur en question perd son tour – cette pratique, courante, est acceptée par l’industrie comme la chose la plus normale au monde. Pour que les affaires « roulent bien », les compagnies n’hésitent donc pas à pratiquer de la discrimination systématique, en licenciant ou en refusant tout bonnement d’engager des chauffeurs noirs. Chez les chauffeurs aussi, les préjugés sont omniprésents. Ainsi, les chauffeurs blancs estiment que les immigrants « conduisent mal et ne connaissent pas la ville », un préjugé que partageaient déjà Germain Archambault et ses collègues en 1964. La concurrence inhérente à la structure du métier amène aussi plusieurs travailleurs blancs à affirmer que l’arrivée de nouveaux chauffeurs haïtiens constitue une menace à leurs emplois. Les travailleurs haïtiens doivent donc non seulement lutter contre les patrons mais aussi contre les chauffeurs blancs, et plus largement contre le racisme social qui maintient bien des hommes haïtiens au poste de chauffeurs de taxi, métier exigeant et qui ne prend pas en compte les qualifications de ceux-ci.

Pour lutter contre le racisme dont ils sont victimes, des chauffeurs haïtiens forment l’Association Haïtienne des Travailleurs du Taxi en mars 1982. Leur lutte déclenchera une commission d’enquête publique menée par la Commission des droits de la personne du Québec (CDPQ). À l’été 1983, les chauffeurs de taxi haïtiens prendront la rue pour exiger qu’on respecte leurs droits lors d’une manifestation organisée par la Ligue des Noirs du Québec (LNQ). Ils seront bientôt appuyés par les militantes du Comité régional des femmes noires ainsi que par la Maison d’Haïti. Les chauffeurs de taxi noirs de Montréal mettront aussi sur pied leur propre publication, le journal Collectif, qui paraît de 1983 à 1986. Si la lutte des chauffeurs haïtiens n’a pas éliminé le racisme au sein de l’industrie du taxi, elle a pourtant eu comme effet d’amener la question du racisme dans la sphère publique – avec leur journal Collectif, ils ont pu faire connaître les conditions toujours très dures auxquelles faisaient face les chauffeurs de taxi à Montréal.

Grève contre le racisme dans le taxi (juin 1983)
Manifestation de chauffeurs haïtiens, en juin 1983, contre le racisme dans le monde du taxi montréalais (source : CIDIHCA).

Malgré les luttes incessantes des chauffeur.euses de taxi, peu de choses ont changé à ce jour. Pendant toute son histoire, le métier à été marqué par une absence de syndicats, de protection sociale (le statut de travailleur.euse autonome obligeant) et de vacances, dans une industrie caractérisée par une intense compétition et des salaires dérisoires.

En 2014, un permis de taxi à Montréal valait en moyenne 189 810 $. Cette valeur n’a cessé de diminuer depuis l’arrivée d’Uber. La récente loi 17, imposée par la Coalition Avenir Québec, fait tomber cette valeur à zéro. En effet, en uniformisant les exigences s’appliquant aux chauffeur.euses de taxi et en introduisant la compétition d’entreprises comme Uber ou Eva, la loi 17 rend caducs les permis déjà octroyés, ainsi que tout l’argent et le temps dépensés pour se les procurer : des milliers de chauffeur.euses sont donc acculé.es à la faillite. La loi, qui vise a déréglementer « le transport rémunéré de personnes par automobile », introduit aussi la « tarification dynamique », soit la modification du tarif du trajet selon la période d’achalandage (donc en fonction de la demande), à laquelle les travailleur.euses devront s’adapter s’il.les veulent tirer un revenu décent de leur travail. Contre cette loi et ses mesures néolibérales, les chauffeurs et chauffeuses de taxi se lèvent encore une fois au printemps 2019 afin de faire respecter leurs droits et de préserver leur emploi.  Malgré tout, il semble que les chauffeur.euses, qu’il.les soient en taxi ou en Uber, vivent sensiblement la même situation. Ayant pour la plupart un statut de travailleur.euses autonomes, sans syndicat ni protection sociale, ils et elles sont tout.es en compétition. En déduisant les dépenses d’essence, de location ou d’entretien de l’argent gagné via les courses et les clients, il.les se retrouvent, au final, avec bien peu dans les poches. Face à la précarisation généralisée et à l’individualisation croissante du monde du travail, il ferait peut être bon de se rappeler les propositions audacieuses du Mouvement de Libération du Taxi.

Comme le disait Jacques Lanctôt, chauffeur de taxi, militant du MLT et du FLQ, en novembre 1970 : « Alors, malgré nous autres, on a dû lâcher tout ça : on pourra plus contester comme on le faisait auparavant, avec des bonnes intentions en disant ‘On va le faire le moins violent possible’ ; que le gouvernement nous écoute, nous entende, parce que ça ne peu plus durer : on ne peut plus manifester de cette façon-là. En plus, c’est pas juste le taxi qu’il faut libérer, un paquet d’autres secteurs qu’il faut libérer… c’est tout le monde ! »

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Le contenu de cet article provient en grande partie du numéro 157 (novembre 1981) de la revue La Vie Ouvrière, qui est consacré aux luttes des chauffeurs de taxi : plus de cinquante ans de combats y sont racontés. On lira aussi avec intérêt le livre de Germain Archambault, Le taxi : métier de crève faim, ouvrage malheureusement bien difficile d’accès, dont une copie est cependant disponible pour la consultation à la BANQ. Nous tenterons d’en fournir une version numérisée sous peu. Le livre le plus complet et à jour sur l’histoire du taxi et les luttes des chauffeur.euses est celui de Jean-Philippe Warren, Histoire du taxi à Montréal (Boréal, 2020).

Une version abrégée de cet article est parue en juin 2019 dans le Journal des Alternatives vol.10, no.6, alors que les chauffeur.euses de taxi menaient une nouvelle lutte pour défendre leurs conditions de travail.

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