L’historiographie dominante présente la période des Lumières comme un moment intrinsèquement progressiste, qui voit se cristalliser les idées aux fondements des démocraties occidentales : liberté individuelle, droits de l’homme, libéralisme, républicanisme, etc. Ces « acquis » du XVIIIe siècle ne doivent pourtant pas nous faire oublier que l’époque est aussi marquée par l’expansion coloniale, l’augmentation massive de la traite des esclaves et la mise en place d’un système qui fait de l’Europe – et du sujet européen – le « centre du monde », alors que de nombreux peuples lui sont progressivement soumis.
C’est de cette situation paradoxale que traite l’ouvrage Penser l’Europe au XVIIIe siècle. Commerce, civilisation, empire (University of Oxford, 2014). Dans cette « enquête collective », une dizaine d’auteur.es exposent différents aspects fondamentaux de l’idée d’Europe : conception continentale et concert des nations, nationalismes étatiques, rôle commercial et « pacificateur » de l’Europe dans le monde, ainsi que les éléments philosophiques (de liberté et de démocratie) des Lumières. Sous la direction d’Antoine Lilti (directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales – EHESS) et de Céline Spector (professeure à l’Université Paris-Sorbonne), ce livre permet de réfléchir à nouveaux frais l’idée d’Europe telle qu’elle se développe avec ses promesses, ses succès et bien sûr ses errements et ses crimes.

En effet, c’est à cette époque que la conception philosophique, historique et politique de l’Europe vient remplacer l’idée de chrétienté comme matrice commune des États occidentaux. L’idée d’Europe sert donc de nouveau récit aux nations européennes afin de poser leur prétendu exceptionnalisme et de justifier leur empire colonial et commercial. L’idée d’Europe comme creuset de la civilisation prend forme à cette époque et fonde le discours colonial voulant que l’Europe ait pour mission de diffuser et d’imposer cette civilisation, ainsi que la paix par le commerce. De plus, le discours d’une histoire stadiale (selon laquelle les peuples sont classés sur une échelle allant des « chasseurs-cueilleurs primitifs » à la civilisation commerciale européenne) vient renforcer la conviction des nations occidentales quant à leur supériorité.
Les problèmes soulevés par les auteur.es ayant contribué au livre offrent un éclairage vivifiant sur la création du discours de la supériorité européenne et mettent en valeur le paradoxe de l’apparition d’un tel discours en plein « moment philosophique » libéral en Europe. L’ouvrage permet aussi de comprendre de nombreux ressorts du néo-colonialisme en retournant aux racines du discours qui justifia la colonisation et la domination européenne. Ainsi, nous retrouvons dès le XVIIIe siècle le discours concernant l’exceptionnalisme européen qui devrait préfigurer l’état politique optimal universel. L’idée que le libre commerce serait garant de la paix et de l’aplanissement des inégalités – et donc que celui-ci peut être imposé pour le bien commun – apparaît au même moment. Enfin, la construction d’une histoire dans laquelle l’intégration des récits non occidentaux ne sert finalement qu’à souligner le particularisme de l’Europe devient la norme dans l’historiographie occidentale. En somme, cet ouvrage offre un excellent aperçu de l’autoconstruction du mythe européen qui sert à justifier jusqu’à nos jours la domination du monde occidental.

Notons en particulier l’article La civilisation est-elle européenne ? Écrire l’histoire de l’Europe au XVIIIe siècle d’Antoine Lilti. L’auteur y traite de la philosophie de l’histoire et de l’œuvre historique de Voltaire, qui prétend décentrer le récit historique de l’Europe pour offrir une histoire universelle qui intègre la Chine, l’Inde et le monde arabe. Lilti montre comment Voltaire, notamment dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, loin de remplir son objectif, ne présente que marginalement les histoires des nations non occidentales afin de mettre en valeur l’exceptionnalisme européen, qui reste prépondérant et à l’avant-plan de son récit. Voltaire introduit donc, dans un geste qu’il prétend favorable aux nations non occidentales, un nouvel eurocentrisme basé sur l’exceptionnalisme philosophique et civilisationnel (plutôt que chrétien, comme le faisait Bossuet). Il participe donc à la mise en place de la matrice théorique qui justifiera le rôle d’envahisseur et de colonisateur de l’Europe durant plus de deux siècles.
En bref, Penser l’Europe au XVIIIe siècle. Commerce, civilisation, empire propose une enquête nécessaire sur la genèse de l’idée d’Europe et sur les conceptions philosophiques en aval et en amont de ce concept. L’ouvrage expose avec brio le développement dynamique et concomitant des concepts – au premier rang desquels l’idée d’Europe – et des réalités matérielles – au premier rang desquelles le colonialisme imposé aux continents américain et asiatique. Le livre, qui n’est pas militant, offre pourtant d’importants outils à celles et ceux qui ne veulent pas se complaire dans les stéréotypes (positifs ou négatifs) sur l’Europe du XVIIIe siècle. Pour poursuivre la réflexion, on lira le remarquable et récent ouvrage d’Antoine Lilti, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité (EHESS / Gallimard / Seuil, 2019).
