C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) – Partie I

L’exposition « C’est notre lutte ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) » s’est tenue du 24 au 27 mars 2023 au Bâtiment 7, à Montréal. Cinq ans d’effervescence politique au Québec y étaient présentées, en montrant la dynamique entre les comités populaires, les comités ouvriers, les organisations syndicales et les groupes révolutionnaires. L’exposition présentait divers artéfacts tirés du fonds documentaire Robert-Demers, produits par les groupes populaires et les comités d’action politique, ainsi que de nombreux « journaux d’usine » produits par les travailleurs et les travailleuses en lutte, parfois même à la marge des syndicats.

Le présent texte est issu de la brochure qui accompagnait l’exposition. Nous tenons à remercier la succession de feu Robert Demers (1950-2020) pour la donation du fonds documentaire Robert-Demers, à partir duquel nous avons pu réaliser cette exposition et la recherche qui l’accompagne. Nous tenons aussi à remercier Marc Comby et Yves Rochon pour leur aide précieuse et pour nous avoir fourni documents, témoignages et photos. Leur contribution à notre recherche et à la réalisation de ce texte est immense.

C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975)

Partie I. Bâtir un pouvoir populaire
Introduction. Exposer les luttes du passé
Les années 1960. Le Québec en changement
1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)
1970. La Crise d’Octobre et la transformation de l’extrême gauche au Québec

Partie II. Exercer le pouvoir ouvrier
1972 : le Front commun
1972-1975 : luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste
Conclusion

De gauche à droite : Le Faubourg à m’lasse en 1963, un quartier populaire canadien-français du centre-sud de Montréal maintenant détruit. La construction de l’hôtel Château-Champlain et de la Place Bonaventure en 1965. Victoriatown en 1963, un quartier du sud-ouest de Montréal qui accueille les familles ouvrières irlandaises, rasé en 1964. Source : Archives de la ville de Montréal.

Introduction. Exposer les luttes du passé

De 1970 à 1975, soit la période comprise entre la Crise d’Octobre et le deuxième Front commun intersyndical (1975-1976), les groupes politiques de gauche, populaires et ouvriers québécois connaissent une reconfiguration puis une activité inouïe, dont cette exposition rend compte. Elle montre l’imbrication et la dynamique entre les comités populaires, les comités ouvriers, les organisations syndicales et les groupes révolutionnaires. Les militant·e·s naviguent alors entre les organisations qui débattent du meilleur moyen de changer le monde. Pour présenter cette vitalité, l’exposition suit un plan chrono-conceptuel, en recoupant la présentation chronologique par des ensembles thématiques : les groupes citoyens, la Crise d’Octobre, le syndicalisme puis les organisations marxistes-léninistes.

Après une mise en contexte sur le climat nationaliste et progressiste des années 1960, nous traitons de l’émergence des groupes populaires à Montréal qui se transforment en Comités d’action politiques (CAP) au début de la décennie 1970. Ces groupes qui cherchent à bâtir un pouvoir populaire vont s’organiser au sein du Front d’action politique (FRAP), un parti municipal qui lie les groupes populaires et le mouvement syndical. La Crise d’Octobre marque un tournant pour ces groupes qui constatent leur fragilité face à la répression de l’État. Les groupes populaires et ouvriers doivent repenser leurs tactiques et développer une stratégie sur le long terme. Entre 1970 et 1972, les militant·e·s se concentrent sur la consolidation politique et théorique en approfondissant leur connaissance du marxisme inspiré par la Chine maoïste. Celle-ci semble proposer un socialisme anti-impérialiste et anti-bureaucratique qui pallie aux insuffisances du modèle soviétique. Parallèlement, les syndicats lancent leur premier Front commun (avril 1972), rapidement dépassé par les actions de leur base ouvrière (mai 1972). Dans les mêmes années, une myriade d’organisations socialistes se développent pour appuyer ou pour participer aux luttes des travailleur·euse·s. Plus largement, les ouvrier·ère·s commencent à s’organiser politiquement en dehors des syndicats. Au milieu des années 1970, une partie du mouvement ouvrier choisit de s’organiser dans des groupes marxistes-léninistes (révolutionnaires) ou dans le Parti Québécois (PQ, réformiste), deux options aux antipodes.

Ce travail se veut un panorama qui ne prétend pas rendre compte de l’entièreté des groupes et activités de la période. Il a pour but de présenter une certaine dynamique à l’œuvre : celle qui animait les groupes populaires et ouvriers.

De gauche à droite : L’intersection des rues Peel et Sainte-Catherine en 1968 (Source : Archives de la ville de Montréal). Une statue de la reine Victoria, dynamitée par le Front de libération du Québec (FLQ) à l’été 1963 (Source : Globe and Mail).

Les années 1960. Le Québec en changement

Avec l’élection du Parti libéral de Jean Lesage en juin 1960, une nouvelle ère de réformes économiques, politiques et sociales s’ouvre au Québec. Lesage souhaite dépasser le laissez-faire économique de son prédécesseur Maurice Duplessis et entreprend de grands projets afin de rendre le Québec semblable aux autres économies modernes de l’Amérique et de l’Europe. La province est laïcisée et la santé comme l’éducation sont étatisées, à la suite de quoi les réseaux des polyvalentes et des cégeps sont mis en place. Le gouvernement intervient dans l’économie par le biais des sociétés d’État et la fondation d’institutions comme la Caisse de dépôt et placement du Québec. Ces réformes s’accompagnent de la montée des luttes pour les droits civiques – avec des gains notamment pour les femmes et la classe ouvrière – et du mouvement indépendantiste.

En septembre 1960, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) est formé. En 1962, il lance le journal L’Indépendance (1962-1968), puis devient un parti politique en mars 1963. Le RIN propose une souveraineté à gauche, qu’il souhaite obtenir par la voie électorale. Rapidement, une extrême gauche indépendantiste se forme à l’initiative des membres les plus radicaux du RIN : c’est la naissance du Front de libération du Québec (FLQ). Entre 1963 et 1972, ce groupe pluriel commet plusieurs attentats à la bombe ainsi que d’autres actions armées révolutionnaires. Dans la foulée de Mai 68 en France, un grand mouvement étudiant de tendance libertaire se constitue dans la province. Face à l’insuffisance des réformes libérales, les luttes ouvrières et les grèves dans la fonction publique se multiplient dès les années 1960.

Les luttes pour l’indépendance, les droits civiques et de meilleures conditions de travail s’entremêlent au cours de la décennie dans un mouvement contestataire marqué par de grandes manifestations et des émeutes, comme celles de la Saint-Jean-Baptiste en 1968 et en 1969. Par contre, les organisations qui animent ce mouvement durent seulement quelques mois, tout au plus quelques années. Le Mouvement de libération populaire (MLP, 1965-1966) puis le Front de libération populaire (FLP, 1968-1970), qui publie le journal La Masse, sont au cœur de ces luttes. Le ralentissement des réformes étatiques à partir de 1966-1967[1] n’entraîne pas une diminution des luttes populaires. Au contraire, celles-ci continuent dans une opposition de plus en plus marquée face à l’État québécois maintenant dominé par une « bourgeoisie nationale » qui tente de s’affirmer.

De gauche à droite : L’Indépendance, journal du RIN. Publications diverses, dont le manifeste du P’tit Québec Libre, une commune révolutionnaire indpendantiste dans les Cantons-de-l’est. La Cognée, organe du FLQ.

1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)

« Le FRAP est dans la lignée des nombreux groupes citoyens qui, depuis 1963, se sont attaqués dans leurs quartiers respectifs à des problèmes précis (équipement scolaire dans Saint-Henri, clinique médicale dans Saint-Jacques, etc.). Peu à peu, cependant, l’absence de pensée politique et l’insuffisance des moyens de lutte et de regroupement ont amené ces comités à se regrouper dans un front commun, le FRAP, où ils ne se contenteront plus de critiquer le pouvoir, mais où ils tenteront de l’exercer. »

Les salariés au pouvoir !, programme du FRAP, 1970

Au début des années 1960, dans plusieurs quartiers de Montréal ainsi qu’à Québec, Sherbrooke et Hull, des comités de citoyens se développent dans les communautés les plus pauvres. À l’époque, près de 38 % de la population de la ville de Montréal vit « soit dans la misère, dans un état de pauvreté ou dans la privation[2] ». Alors que la ville est composée à 75 % de locataires, les grands projets d’infrastructures et de modernisation de la ville impulsés par le maire Jean Drapeau entraînent une destruction massive de logements dans les quartiers populaires[3]. La spéculation foncière et l’absence de plan de développement cohérent contribuent à accentuer les problèmes de logement. Pour faire face aux enjeux d’habitation, d’éducation et de santé, des animateurs sociaux lancent des projets de mobilisation citoyenne dans les quartiers défavorisés, en s’adressant principalement aux chômeur·euse·s et aux assisté·e·s sociaux·ale·s[4].

Les Comités citoyens et les Comités d’action politique

À Montréal, des comités de citoyens sont créés dans les quartiers de Saint-Henri, Pointe-Saint-Charles ou Saint-Jacques, inspirés par le principe d’organisation communautaire du sociologue américain Saul Alinsky. Les comités encouragent l’auto-organisation des habitant·e·s des quartiers populaires afin qu’il·le·s puissent prendre en charge leurs problèmes. De 1963 à 1968, une vingtaine de comités de citoyens se constituent dans la région de Montréal pour revendiquer l’ouverture de nouvelles écoles et de cliniques, ou pour s’opposer aux expropriations[5]. Ces associations regroupent des travailleur·euse·s salarié·e·s et des chômeur·euse·s qui veulent participer aux décisions concernant les aménagements et les services dans leur quartier[6].

Confrontés à des administrations récalcitrantes, les comités se politisent rapidement[7]. Le 19 mai 1968, plus de 20 comités de citoyens du Québec se rencontrent pour discuter des limites de leurs actions et leurs nouveaux objectifs. L’assemblée affirme :

  1. Nous avons tous les mêmes grands problèmes
  2. Nous devons sortir de l’isolement et de l’esprit de clocher
  3. Les gouvernements doivent devenir nos gouvernements
  4. Nous n’avons plus le choix, il nous faut passer à l’action politique[8]

À partir de ce moment, les comités citoyens s’orientent vers des perspectives plus clairement sociales-démocrates et mettent sur pied des projets autonomes s’adressant à l’ensemble de la population. Le but est de lier les travailleur·euse·s présent·e·s dans les quartiers ouvriers comme Rosemont ou Hochelaga-Maisonneuve et les chômeur·euse·s majoritaires dans les quartiers populaires de Saint-Henri ou de Saint-Jacques[9]. L’appellation de « comité de citoyens » est abandonnée au profit de celle de « groupes populaires » ou « comité de travailleurs ». C’est le cas du Comité des citoyens de Mercier qui devient le Comité des travailleurs de Mercier à l’été 1970. Certains groupes deviennent des « comités d’action politique » (CAP). Cette appellation s’inspire directement d’une initiative de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui souhaite étendre son action au-delà de la négociation des conventions collectives en créant des comités d’action politique dans divers quartiers[10]. Les CAP et les groupes populaires se multiplient dans les années suivantes et deviennent la pierre de touche de l’organisation populaire et ouvrière au Québec.

De gauche à droite : Groupe de citoyens en faveur de l’implantation d’une clinique communautaire, réunis au St-Columba’s Hall dans le quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal (Source : BAnQ Vieux-Montréal, Fonds Armour Landry). Rassemblement de citoyens de la Petite-Bourgogne, expulsés de leurs logements alors que leur quartier s’apprête à être rasé (Source: Archives de la Ville de Montréal). Manifestation du Comité de citoyens de Milton Parc (Source : Mémoire des montréalais).

La construction de l’autonomie citoyenne

Un des premiers projets communautaires d’envergure est la Clinique des citoyens de Saint-Jacques qui ouvre ses portes le 28 octobre 1968, au 1764 rue Saint-Christophe à Montréal[11]. La clinique, organisée par les citoyen·ne·s du quartier en collaboration avec des médecins bénévoles, offre des services gratuits aux habitant·e·s du quartier, un des plus pauvres de Montréal, dans un contexte où l’assurance maladie n’existe pas encore[12]. La clinique autogérée veut briser le rapport de pouvoir entre les soignant·e·s et les soigné·e·s. Les décisions sont prises par consensus et les médecins doivent accomplir plusieurs tâches afférentes, comme laver les planchers. En contrepartie, les citoyen·ne·s sont impliqué·e·s dans le fonctionnement de la clinique et accomplissent certaines tâches habituellement réservées au personnel spécialisé. La médecine, jusqu’alors réservée aux élites, se démocratise. Les docteurs de la clinique se perçoivent comme de simples travailleurs dont la fonction est de soigner les gens, à l’image des mécaniciens dont la fonction est de réparer les voitures[13]. Bientôt, la clinique ouvre une Maison des citoyens qui accueille le Comité des citoyens de Saint-Jacques[14]. Peu après, une autre clinique est créée dans le quartier Saint-Henri. Des centres d’aide légale, comme la Clinique Pointe-Saint-Charles ou la Clinique Saint-Louis, ouvrent leurs portes vers 1970[15]. En 1971, cinq cliniques communautaires du genre existent à Montréal et on en retrouve aussi à Québec, Sherbrooke et Hull.

On compte, parmi les diverses initiatives mises sur pied au tournant des années 1970 des « maisons du chômeur », des coopératives d’alimentation, des associations de locataires, des garderies, etc. Les comités d’action politique et les groupes populaires s’intéressent à la plupart des enjeux qui touchent la vie quotidienne matérielle des classes populaires, tout en appuyant sporadiquement des groupes de travailleur·euse·s en grève[16]. En créant ces institutions en toute autonomie, les communautés rompent avec la simple revendication : elles se donnent les services dont elles ont besoin. Elles passent de l’impuissance à l’action. Ces comités poursuivent leur travail tout au long des années 1970, avec des perspectives plus ou moins radicales selon les cas.

À gauche : un dessin représentant les cliniques populaires qui se multiplient à Montréal dans les années 1970 (Solidaire, no.5, sept 1973, photo par Archives Révolutionnaires). À droite : à l’intérieur de la Clinique Saint-Jacques, qui reste en activité jusqu’aux années 1980 (Bulletin populaire, vol.4, no.10, 15 mai 1975).

Le Front d’action politique (FRAP)

En 1970, les groupes populaires et des syndicalistes s’unissent pour créer un parti municipal à Montréal : le Front d’action politique (FRAP). Les premiers cherchent à s’allier pour augmenter leur capacité d’action, alors que les seconds prennent acte de l’ébullition dans le domaine social. Les centrales syndicales cherchent à élargir leur champ d’action au-delà de la défense des droits des travailleur·euse·s dans les entreprises. Alors que les luttes sociales prennent de plus en plus d’importance, les grandes centrales (CSN, FTQ, CEQ[17]) critiquent l’État et le capitalisme. En élargissant leur champ d’action et en développant des pratiques combatives, les syndicats souhaitent devenir les véhicules à travers lesquels les travailleur·euse·s construisent leur pouvoir politique et économique. C’est l’idée du « deuxième front » développée par la CSN.

Cette nouvelle conception est présentée au congrès de la CSN d’octobre 1968 par Marcel Pepin, alors président, dans son rapport intitulé Le deuxième front. Il vise à ce que les travailleur·euse·s, par l’entremise de leurs syndicats, prennent en charge l’entièreté des questions sociales et politiques. Si les syndicats assurent l’ordre dans les entreprises – par la négociation des conditions de travail et des salaires – ils n’ont pratiquement aucun pouvoir à l’extérieur des usines et des shops[18].Cette ouverture aux questions sociales hors des lieux de travail se concrétise dans la participation de militants de la CSN à la création de plusieurs Comités d’action politique (CAP) et de groupements citoyens.

Les groupes populaires de Montréal, quant à eux, sont conscients qu’en restant désunis et en travaillant chacun sur leurs enjeux spécifiques, ils limitent leur capacité d’action. Ils décident donc de se fédérer et de s’allier avec les syndicalistes du « deuxième front ». Tous ont la volonté de prendre en charge les problèmes de la vie quotidienne des travailleurs et des travailleuses, de promouvoir une démocratie par le bas et de construire sur le long terme le pouvoir des salarié·e·s. Les colloques régionaux intersyndicaux d’avril et de mai 1970 cristallisent la volonté de fonder un parti politique comme moyen d’expression et d’action permanent pour les militant·e·s[19]. En mai 1970, le Front d’action politique (FRAP) est créé. Il rassemble des militant·e·s de gauche, des syndicalistes et des membres des groupes populaires[20]. Pour ses dirigeants, ce parti municipal est la première étape qui doit mener à la création d’une organisation politique à l’échelle du Québec. Le premier congrès du FRAP se tient en août 1970 et rassemble près de 400 membres. Fait notable, si le FRAP est un parti montréalais, son projet suscite l’intérêt de plusieurs organisations d’autres villes au Québec : le Mouvement des locataires de Québec, les comités des citoyens de Saint-Sauveur et de Saint-Jean-Baptiste, le Comité anti-pauvreté de la Rive-Sud de Montréal et le comité ouvrier de Saint-Jérôme sont notamment présents au congrès[21].

Le FRAP agit comme organe de coordination des différents groupes qui décident de leurs orientations et de leurs priorités organisationnelles en congrès. L’objectif est de construire un « pouvoir populaire[22] », soit une « véritable démocratie économique et politique[23] ». La lutte au niveau municipal est une première étape qui a l’avantage d’être à « échelle humaine[24] ». Alors que la politique est dominée par les intérêts du grand capital, les travailleur·euse·s sont toujours à risque de perdre leurs acquis. Le logement est aux mains de spéculateurs immobiliers et de firmes, la culture et l’information sont dominées par les grandes entreprises médiatiques, tandis que tout le domaine de la consommation est soumis à l’entreprise privée. En lutte sur trois fronts (la politique, le travail et la consommation), le parti propose dans son programme Les salariés au pouvoir ! (1970) une série de réformes structurelles : refonte de l’administration municipale, instauration d’un contrôle des loyers, création de cliniques populaires cogérées par les habitant·e·s des quartiers et les travailleur·euse·s de la santé, mesures favorisant l’extension du mouvement coopératif, etc.[25] Si le FRAP ne se dit pas socialiste, il est par contre résolument critique du capitalisme[26]. D’ailleurs, son projet motive les classes populaires, alors que 35 % des membres du FRAP à sa fondation sont des ouvriers spécialisés, des techniciens ou des travailleurs non qualifiés ; les ménagères représentant 4 % des membres[27].

Au moment où paraît le programme du FRAP, le parti coalise quatorze CAP. Parmi eux, les CAP de Saint-Henri, Sainte-Anne, Saint-Louis, Saint-Jacques, Papineau, Maisonneuve, Saint-Édouard, Villeray, Rosemont, Ahuntsic et Mercier[28]. Six des CAP qui composent le FRAP sont des organisations qui existaient avant la création du parti, alors que les autres sont créés expressément en vue des élections municipales d’octobre 1970[29]. Le FRAP est alors très populaire. Le nombre d’adhérents passe de 600 en août 1970 à près de 1 100 en octobre[30]. Ce mouvement d’enthousiasme est stoppé net par un évènement majeur qui ébranle tout le Québec : la Crise d’Octobre et l’invasion de la province par l’armée canadienne.

De gauche à droite : Les salariés au pouvoir !, le programme du FRAP (1970). Un soldat devant la Cour municipale de Montréal, octobre 1970 (Source : Archives CSN). Manifeste du Comité des travailleurs de Mercier (auparavant appelé le Comité des citoyens de Mercier, 1970).

1970. La Crise d’Octobre et la transformation de l’extrême gauche au Québec

« Ce qui apparaissait le plus en 1970 après la répression massive, c’était la fragilité du mouvement. La quantité de luttes et de mobilisations, de militants, semblait disproportionnée avec la réalité d’un mouvement dont la direction restait sans stratégie et sans analyse, sans pouvoir lier justement théorie révolutionnaire et pratique révolutionnaire. On faisait une simple constatation : nous ne sommes pas liés aux masses, nous sommes identifiés comme une gang de révoltés. […] Sortir de l’impasse nécessite une première condition : pénétrer les masses et s’implanter parmi elles dans leurs combats quotidiens. »

Mobilisation (vol. 4, no 9, juin 1975)

En 1970, un nouveau réseau du Front de libération du Québec (FLQ) entre en activité, se faisant connaître à l’automne grâce aux enlèvements de James Richard Cross (attaché commercial du Royaume-Uni) puis de Pierre Laporte (ministre du Travail du Québec). Comme les réseaux précédents, il défend l’indépendance totale et immédiate du Québec, ainsi que des positions socialistes. Ces idées sont exprimées dans son Manifeste, diffusé publiquement les 7 et 8 octobre. Les revendications du FLQ sont initialement bien reçues par la gauche, alors que le 15 octobre, plus de 3 000 personnes rassemblées à l’aréna Paul-Sauvé (Montréal) scandent « FLQ ! FLQ ! FLQ ! » entre les discours des anciens felquistes Charles Gagnon et Pierre Vallières, de l’avocat Robert Lemieux (qui appuie le FLQ et termine son discours par « Nous vaincrons ») et de Michel Chartrand, alors président du Conseil central des syndicats nationaux de Montréal (CSN) qui justifie les enlèvements.

Le gouvernement provincial de Robert Bourassa demande alors au gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau d’intervenir. Dans la nuit du 15 au 16 octobre, ce dernier proclame la Loi sur les mesures de guerre, une première en dehors des deux conflits mondiaux. Les libertés civiles sont suspendues et l’armée canadienne occupe le Québec. En quelques jours, plus de 500 personnes sont arrêtées puis détenues sans justification, en général à cause de leurs liens avec des organisations de gauche ou indépendantistes. Puisque le gouvernement ne désire pas négocier avec le FLQ et qu’il adopte une position répressive maximaliste, les felquistes réagissent et exécutent le ministre Laporte le 17 octobre. À partir de ce moment, l’appui populaire au FLQ diminue et la répression porte ses fruits. La cellule ayant exécuté Laporte se décompose, alors que les ravisseurs de James Richard Cross décident de le libérer le 3 décembre 1970. L’armée canadienne se retire quelques jours plus tard, mettant fin à l’épisode le plus aigu de la crise.

Les conséquences sont nombreuses pour la gauche québécoise. D’abord, la lutte armée est presque totalement abandonnée dès 1971 face à l’impossibilité perçue de la mener au Canada. Ensuite, la gauche s’interroge sur le dépassement de l’activisme et de l’aventurisme des années 1960. Le mouvement nationaliste des années 1960, bien que parfois spectaculaire, apparaît fragile, sans véritable stratégie, coincé dans une logique réactive incapable de construire un réel pouvoir populaire.

Du côté du FRAP, le constat est amer : la Crise d’Octobre fait échouer leur stratégie et le parti ne fait élire aucun député au Conseil municipal de Montréal, dans un contexte où les taux d’abstention dans les quartiers populaires sont élevés (entre 55 % et 66 % pour des quartiers comme Saint-Jacques, Papineau ou Saint-Michel[31]). Afin de se débarrasser de cet adversaire politique dérangeant, une campagne publique associant le FRAP au FLQ est menée par l’administration Drapeau, qui cherche ainsi à saper la base d’appui du FRAP et à déstabiliser le parti. Face à ces difficultés, les divisions idéologiques et stratégiques se révèlent au sein de l’organisation. Certains membres appuient effectivement les actions du FLQ alors que d’autres les dénoncent publiquement, menant à une rupture entre les radicaux et les modérés[32]. Le premier groupe songe à fonder un authentique parti ouvrier révolutionnaire, alors que le second reporte ses espoirs sur le Parti Québécois[33]. Ce parti, fondé par René Lévesque en 1968, est issu de la fusion du Mouvement souveraineté-association (MSA) et du Ralliement national (RN).

La décomposition du FRAP

À son congrès de 1971, le FRAP se réoriente. Le CAP Saint-Jacques, qui compte le plus de membres et cumule le plus d’expérience, propose de passer d’une orientation sociale-démocrate et réformiste à une orientation marxiste[34]. Jusqu’alors, le FRAP misait sur la dénonciation des problèmes sociaux, des manifestations et des revendications adressées à l’État. Résolument anticapitalistes, les militant·e·s de Saint-Jacques entendent plutôt créer une organisation ouvrière révolutionnaire. Ils proposent de former idéologiquement les militant·e·s et de donner la priorité à l’action décentralisée des CAP. Ils suggèrent aussi d’investir les lieux de travail et de favoriser l’implantation des militant·e·s dans l’industrie. Le CAP Saint-Jacques, appuyé par le CAP Maisonneuve, valorise les luttes ouvrières autonomes, alors qu’une autre partie du FRAP maintient qu’il est la structure idéale pour garantir une unité aux travailleurs. Des dissensions apparaissent entre un camp valorisant l’action ouvrière et un autre valorisant la perpétuation du FRAP sous sa forme traditionnelle.

Le mouvement continue malgré tout de grandir : en 1971, des groupes apparentés aux CAP, qui lient syndicalistes, militant·e·s populaires et étudiant·e·s, se forment à Saint-Jérôme, Joliette et Sept-Îles[35]. De plus, le FRAP se dote d’un journal appelé Liaison (1971-1972) qui rassemble les interventions des différents CAP fédérés. Chaque comité a un correspondant qui prépare des articles pour le bulletin du FRAP et le distribue localement[36].

En novembre 1971, le CAP Maisonneuve lance une opération d’appui à la grève des employé·e·s de Rémi Carrier, une entreprise de rembourrage et de production de bancs en cuirette. Dans ce cadre, les militant·e·s du CAP produisent un dossier éducatif intitulé On s’organise qui explique cette grève et en fait le bilan. Le dossier explique notamment comment les CAP peuvent intervenir en milieu de travail[37]. À la fin de l’année 1971, le CAP Saint-Jacques publie Pour l’organisation politique des travailleurs québécois. Ce manifeste, diffusé à plus de 8 000 exemplaires, analyse l’inféodation de l’économie québécoise au grand capital nord-américain et « propose de concentrer les énergies sur un travail de regroupement au niveau des quartiers et des lieux de travail afin de jeter les bases d’une nouvelle organisation des travailleurs[38] ». Il critique le caractère activiste et disséminé des mouvements de lutte de la fin des années 1960 (dont le FLQ) ainsi que les projets de comités citoyens qui, malgré la bonne foi des animateurs sociaux, n’abordent pas le conflit capital / travail, véhiculant plutôt une croyance dans la démocratie bourgeoise[39]. Le texte encourage les groupes politisés à peaufiner leur stratégie et prend position en faveur du mouvement des femmes, « indissociable de la lutte pour la libération des travailleurs[40] ».

En 1972, les CAP Maisonneuve et Saint-Jacques publient la brochure La nécessité d’une organisation politique des travailleurs, diffusée à 3 000 copies, qui se veut un outil de réflexion militante et de formation marxiste[41]. Les CAP Saint-Jacques et Maisonneuve tentent de faire adopter leurs vues et pratiques par le FRAP, mais la direction rejette les orientations de ce bloc radical. Les deux CAP sont particulièrement critiques du Parti Québécois, considéré comme bourgeois et fondamentalement capitaliste, entretenant les tensions au sein du FRAP[42].

Suite à ces conflits, le CAP Saint-Jacques lance son propre journal, Le Travailleur, qui connaît une dizaine de numéros[43], alors que le CAP Maisonneuve publie Maisonneuve Libre. En mars 1972, les CAP Saint-Jacques et Maisonneuve quittent le FRAP, amenant avec eux la moitié des membres de l’organisation[44]. Ils poursuivent leur projet d’implantation en milieu ouvrier et produisent des brochures éducatives destinées à la formation politique des travailleur·euse·s[45]. Initiant un mouvement de type nouveau, ces militant·e·s s’investissent notamment dans la publication de la revue Mobilisation[46], qu’ils animeront jusqu’en 1975. Ceux et celles qui restent au FRAP se rapprochent du Parti Québécois, alors de plus en plus influent ; ils seront à l’origine du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM), un nouveau parti municipal fondé en 1974[47].

Alors que le FLQ n’existe pratiquement plus, un de ses dirigeants historiques, Pierre Vallières, annonce dans une série de texte que ce groupe n’a plus de raison d’être et invite l’extrême gauche à s’investir au sein du Parti Québécois. Selon lui, le PQ est le seul parti à même de mener à l’indépendance du Québec, une condition à l’émergence d’un changement social majeur dans la province[48]. Cet appel ne fait pas consensus : pour une bonne partie de l’extrême gauche, le PQ est essentiellement « une formation politique de classe […] qui représente les intérêts d’une bourgeoisie dominée qui veut se servir de l’État pour promouvoir ses intérêts[49] ». Pour les radicaux, l’indépendance envisagée par le PQ n’a rien d’une « libération nationale » analogue à celles qui ont marqué les années 1960 à travers le monde, mais représente un moyen pour la bourgeoisie francophone et la technocratie de l’État de s’affirmer. Il vaut donc mieux mettre ses énergies à mobiliser les classes populaires et la classe ouvrière dans une perspective clairement révolutionnaire.

En bref, la Crise d’Octobre marque un tournant pour la gauche québécoise : la dure répression entraîne la disparition, la réorganisation ou l’affaiblissement des organisations existantes. En voulant dépasser l’activisme des années 1960, les militant·e·s de gauche se concentrent dorénavant soit dans l’action syndicale, soit dans le Parti Québécois ou finalement dans de nouvelles organisations de tendance marxiste. Dans tous les cas, on cherche à développer une stratégie cohérente et à structurer le mouvement populaire au niveau national. C’est la fin de l’action politique spontanée au profit d’une action concertée, centrée sur le mouvement ouvrier et syndical, dont la première grande réussite sera le Front commun intersyndical de 1972.


Notes

[1] Diane Éthier, Jean-Marc Piotte et Jean Reynolds, Les travailleurs contre l’État bourgeois. Avril et mai 1972. (Montréal : Les Éditions de l’Aurore, 1975), 22.

[2] Marc Comby, « Mouvements sociaux, syndicats et action politique à Montréal l’histoire du FRAP (1970-1974) » (mémoire de M.A., Université de Montréal, 2005), 24.

[3] « Par exemple, l’autoroute est-ouest […] a charcuté les quartiers populaires de la Petite-Bourgogne, Saint-Henri et Hochelaga-Maisonneuve. De 1957 à 1974, 28 233 logements ont été démolis à Montréal […]. Les quartiers populaires sont les principaux touchés. Ces démolitions ne s’accompagnent pas de nouvelles constructions en quantité suffisante pour répondre aux besoins des familles ». Ibid., 23.

[4] Guillaume Tremblay-Boily, « Le virage vers la classe ouvrière : l’implantation et l’engagement des marxistes-léninistes québécois.es en milieu de travail » (Thèse de Ph.D., Université Concordia, 2022), 53.

[5] Robert Boivin, Histoire de la clinique des citoyens de St-Jacques (1968-1988) (Montréal : VLB éditeur, 1988), 20.

[6] Comby, « Mouvements sociaux, syndicats et action politique », 27.

[7] À ce sujet on lira Manuel Castells, Luttes urbaines (Paris : La Découverte, 1975), 47-68.

[8] « Début d’un mouvement socialiste à Montréal », Mobilisation, 3, 1 (s.d.) : 42.

[9] Boivin, Histoire de la clinique des citoyens de St-Jacques, 71.

[10] Comby, « Mouvements sociaux, syndicats et action politique », 16.

[11] Ibid., 35.

[12] L’assurance maladie arrive le 1er juillet 1970. Ibid., 29.

[13] Ibid., 47-48.

[14] Ibid., 37.

[15] « Repressive Tolerance: Bills 65 and 10 », Solidaire, 5 (sept. 1973) : 53.

[16] Comby, « Mouvements sociaux, syndicats et action politique », 27.

[17] La Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ).

[18] Marcel Pepin, discours à la CSN, 1968. Disponible en ligne.

[19] Marc Comby, « L’expérience du Front d’action politique des salariés (FRAP) à Montréal, 1970-1974 », Bulletin d’histoire politique, 19, 2 (2011) : 118-133. Pour un aperçu des revendications formulées par les militants et militantes au moment des colloques régionaux du printemps 1970, on consultera : Jacques Rouillard, « Le rendez-vous manqué du syndicalisme québécois avec un parti des travailleurs (1966-1973) », Bulletin d’histoire politique, 19, 2 (2011) : 161–182.

[20] Tremblay-Boily, « Le virage vers la classe ouvrière », 55.

[21] Marc Comby, « Mouvements sociaux, syndicats et action politique », 48.

[22] FRAP, Les salariés au pouvoir (Ottawa : Front d’action politique, 1970), 19.

[23] Ibid.

[24] Ibid., 16-17.

[25] Une version numérisée du programme du FRAP est disponible en ligne.

[26]  Comby, « L’expérience du Front d’action politique des salariés », 122.

[27] Ibid.

[28] FRAP, Les salariés au pouvoir !, 37.

[29] « The autonomous left in Quebec », Solidaire, no 5 (septembre 1973), 19.

[30] Comby, « L’expérience du Front d’action politique des salariés », 124.

[31] Comby, « Mouvements sociaux, syndicats et action politique », 66.

[32] Boivin, Histoire de la clinique des citoyens de St-Jacques, 84-85.

[33] Comby. « L’expérience du Front d’action politique des salariés », 128.

[34] « Towards a Worker’s Movement: The Autonomous Left in Quebec », Solidaire, no 5 (sept. 1973) : 22.

[35] Pierre Beaudet « La radicalisation des mouvements sociaux dans les années 1970 », Bulletin d’histoire politique, 19, 2 (2011) : 105.

[36] « Nouvelle orientation », Liaison, 1, 1 (mai 1971) : 3.

[37] « La lutte des travailleurs chez Rémi Carrier », Mobilisation, 3, 8 (juin 1974) : 1.

[38] Boivin, Histoire de la clinique des citoyens de St-Jacques, 87.

[39] Comité d’action politique de St-Jacques. Pour l’organisation des travailleurs québécois (s.l. : 1971), 38.

[40] Ibid., 42.

[41] La nécessité d’une organisation politique des travailleurs est disponible en version numérisée.

[42] Boivin, Histoire de la clinique des citoyens de St-Jacques, 87.

[43] Ibid., 88.

[44] Comby, « L’expérience du Front d’action politique des salariés », 127.

[45] Boivin, Histoire de la clinique des citoyens de St-Jacques, 88.

[46] Mobilisation est une revue créée à l’origine par le Front de libération populaire (FLP), mais connaît une refonte vers 1972. Voir Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Une chronique des années 1970 (Montréal : Écosociété, 2008), 146.

[47] Comby « L’expérience du Front d’action politique des salariés », 130.

[48] Beaudet, On a raison de se révolter, 128.

[49] Gilles Bourque, « En réponse à Vallières », Socialisme québécois, 23 (janvier 1972).

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