L’autrice Juliette Farjat a récemment fait paraître son livre Le Langage de la vie réelle aux Éditions sociales (2024). Cet ouvrage est d’un grand intérêt pour qui désire approcher la philosophie du langage à partir d’une grille d’analyse marxiste. Notre collaborateur Antoine Deslauriers s’est entretenu avec l’autrice à propos de son dernier titre. Cet échange offre une réflexion approfondie sur la linguistique et la théorie du langage, situant le débat à la croisée de la philosophie analytique et du marxisme.
Juliette Farjat, Le langage de la vie réelle, Paris, Les Éditions sociales, coll. « Les éclairées », 2024, 334 p.
Le titre de votre ouvrage – Le langage de la vie réelle – est emprunté à une célèbre formule de L’Idéologie allemande[1]. Sachant que « les questionnements sur la nature et les fonctions du langage […] semblent a priori complètement étrangers au corpus marxien » (22), pour quelle raison avez-vous choisi d’inscrire votre réflexion dans le sillage des travaux de Karl Marx ?
Le choix de partir de Marx pour mener une réflexion sur le langage est déterminé par deux objectifs théoriques distincts.
D’abord, j’avais l’intuition que, contrairement aux apparences, il y avait dans l’œuvre marxienne beaucoup de choses intéressantes sur le langage. D’une part parce qu’il y a en réalité chez Marx un certain nombre de textes, peu étudiés, qui s’interrogent explicitement sur le langage : sur son rôle dans la vie sociale en général, sur son rapport avec la « conscience », sur la spécificité de la « langue bourgeoise » ou du langage idéologique, etc. Ensuite, parce que Marx est un auteur qui accorde beaucoup d’importance à la langue de ses adversaires théoriques et politiques, ainsi qu’à sa propre écriture. En examinant la manière dont il critique minutieusement certaines formulations et certains usages du langage, ainsi que la façon dont il cherche lui-même à échapper à ces critiques, on peut donc tenter de reconstruire une théorisation marxienne positive du langage et de ses usages. Enfin, d’un point de vue plus général, la « conception matérialiste de l’histoire », en tant qu’elle accorde un primat aux pratiques, me semble exiger la prise en compte des pratiques langagières dans l’analyse des sociétés. Le premier objectif du livre était donc de réussir à montrer qu’il y avait bien chez Marx, des pistes de réflexions prometteuses sur le langage.
Mais cette démarche, qui s’inscrit dans le champ des études marxiennes, a été portée par une seconde exigence, plus générale : celle de proposer, à partir des intuitions de Marx, une philosophie du langage convaincante en elle-même. Il me semble en effet que, de même que la philosophie sociale d’inspiration marxiste a eu tendance à négliger l’étude des pratiques langagières, la philosophie du langage contemporaine a tendance, à l’inverse, à négliger l’étude du social. Elle laisse ainsi trop souvent de côté les enjeux critiques de l’analyse langagière. C’est donc tout simplement la dimension de critique sociale que la théorie marxienne permet d’apporter à la philosophie des pratiques langagières que je voulais promouvoir.
L’une des grandes thèses de votre livre veut qu’« il conv[ient] de remplacer l’étude de la langue par l’étude des pratiques langagières » (105). À quel genre de difficultés souhaitez-vous remédier en adoptant ce parti pris méthodologique ?
Cette idée selon laquelle il faut penser le langage du point de vue des pratiques plutôt que de la langue n’a rien d’original, elle est même largement admise aujourd’hui. Cependant, il me semble que nous avons du mal à l’intégrer véritablement ou à en tirer toutes les conséquences. Car il est en réalité très difficile de se défaire de cette vision du langage comme d’un système de signes, c’est-à-dire comme d’un ensemble de mots qui détermineraient notre manière de voir le monde. Or, le problème de cette façon de penser est que cela nous conduit à croire que les mots ont une sorte d’existence autonome, qu’ils possèdent en eux-mêmes leur signification, et qu’ils produisent magiquement (en vertu de leur seule existence) un certain nombre d’effets. J’ai l’impression que c’est un tel présupposé qu’on trouve parfois dans les ouvrages critiques qui analysent le vocabulaire « néo-libéral » ou la « langue du capital ». Il me paraît pourtant clair que le problème ne vient pas des mots pris isolément, ni même de la langue comme système de mots, mais des usages que nous en faisons et qui, seuls, en déterminent le sens. Ce que nous appelons la langue n’est en fait que le résultat de tels usages, et c’est donc sur eux qu’il faut se concentrer. C’est parce que tel ou tel mot est utilisé de telle manière, dans tel contexte et par telle personne qu’il finit par s’imposer à nous.
Quelque part, responsabiliser la langue ou les mots revient à déresponsabiliser les individus et risque de nous rendre inattentifs aux processus langagiers, aux mécanismes concrets par lesquels nous pouvons être influencés, déterminés. Ce sont les pratiques langagières dans lesquelles nous parlons qui sont déterminantes et non la langue en tant que telle. Et c’est précisément pour cela qu’il me semble que s’il y a quelque chose à réformer dans le langage, ce sont ces pratiques plutôt que le lexique ou les règles de grammaire qui sont constitutives de ce que nous appelons la langue. C’est déjà ce genre de choses que Marx reprochait à la critique nominaliste que Stirner formule à l’égard du langage. Celui-ci, en effet, critique le langage en tant que tel, en tant que les mots qui le composent auraient une trop grande généralité qui les empêcherait d’atteindre la singularité des choses du réel. Marx, à l’inverse, considère que, selon l’usage qu’on en fait, la généralité d’un mot peut tantôt être idéologique (comme lorsqu’on parle de l’humanité en général pour invisibiliser les différences de classes), tantôt être un outil de connaissance (comme lorsqu’on parle de « production » en général pour pouvoir comparer les différents modes de production).
Dans son article « Le langage autorisé » (1975), Pierre Bourdieu s’emploie à montrer que l’« autorité advient au langage du dehors[2] ». À l’encontre de la théorie des « actes de langage » de John L. Austin, Bourdieu soutient que ce sont les « conditions sociales d’utilisation des mots » qui font leur pouvoir, et non « les mots [eux-]mêmes[3] ». Sans rejeter tout à fait cette perspective (cf. chap. 6, p. ex.), vous la jugez impropre à rendre compte de ce qui fait la puissance et l’efficacité du langage. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi l’approche bourdieusienne ne vous « semble […] pas satisfaisante » (10) ?
Comme je l’ai indiqué dans la réponse précédente, je serais d’accord avec Bourdieu pour dire que le pouvoir du langage ne réside pas dans les mots eux-mêmes, que c’est une illusion de croire qu’il en est ainsi. Mais je n’en tire pas les mêmes conséquences que lui. Pour Bourdieu, dire que les mots n’ont pas de pouvoir revient à dire que le pouvoir ne vient pas du tout du langage, ou plutôt que ce que nous considérons comme le pouvoir du langage n’est en fait qu’un « témoignage » secondaire et superficiel d’une autorité qui lui préexiste et qui lui est extérieure : l’autorité de celui qui parle. De mon point de vue, le problème de cette thèse est qu’elle n’accorde au fond aucune effectivité aux usages réels du langage, reconduisant ainsi l’idée selon laquelle il faudrait distinguer le monde social matériel et son reflet langagier inessentiel. Or, je ne crois pas qu’on puisse considérer le pouvoir en dehors de son exercice et de ses effets, lesquels existent concrètement dans des structures sociales, mais aussi dans des pratiques, et notamment dans les pratiques langagières. Ainsi, le fait que tel mot, chargé de tel ou tel présupposé, se mette à dominer le monde social et à être utilisé partout ne vient certes pas d’une puissance magique du mot lui-même. Mais je ne crois pas non plus que cela soit seulement dû à l’autorité de celui qui l’aurait prononcé pour la première fois. Il me semble que cette puissance est bien plutôt liée à l’ensemble des usages dont il a fait l’objet, des connotations qu’il a prises dans tels discours, tels médias ou telles discussions, des autres mots auxquels il a été associé, en somme des pratiques langagières dans lesquelles il a été mobilisé.
Dans l’article que vous citez, Bourdieu explique que les manifestations symboliques « doivent leur efficacité spécifique au fait qu’elles paraissent enfermer en elles-mêmes le principe d’un pouvoir résidant en réalité dans les conditions institutionnelles de leur production et de leur réception[4] ». Or, il me semble que le pouvoir du langage peut également s’exercer d’une manière tout à fait inverse : certains énoncés langagiers tirent leur efficacité du fait qu’ils semblent renvoyer à une réalité qui se situe en dehors du langage alors qu’elle est en fait construite par l’énoncé lui-même. Dans le livre, je prends l’exemple de ce que l’analyse du discours appelle le « préconstruit » : il s’agit d’énoncés qui renferment des présupposés qui ne sont pas l’objet explicite de l’affirmation, mais qui doivent être admis pour que l’affirmation puisse être comprise. Dans une phrase comme « La préservation du modèle social français nécessite la mise en place de réformes », la nécessité de mettre en place des réformes est l’objet principal de l’énoncé, alors que la nécessité de préserver le modèle social français est présupposée sans faire l’objet d’une affirmation explicite. Ce genre d’énoncés nous « forcent » donc à admettre ces présupposés pour que la discussion puisse avoir lieu, et ces présupposés sont linguistiquement construits dans la phrase comme relevant de l’évidence, comme n’ayant pas à être interrogés. C’est ce genre de mécanismes qu’on ne peut plus identifier si on choisit de ne s’intéresser qu’à la position sociale de celui qui parle plutôt qu’au contenu et à la forme de ce qui est dit.
Pour finir, on peut remarquer qu’en réalité, ce qui intéresse Bourdieu lorsqu’il réfléchit au langage, c’est le fait qu’il constitue un marqueur social, que nos manières de parler reflètent notre position dans un champ. Je ne peux qu’être d’accord avec cette idée, mais je crois simplement que les pouvoirs du langage ne se réduisent pas à cela : que le langage est capable de bien d’autres formes de domination, sans doute plus insidieuses et moins faciles à identifier, mais auxquelles j’essaie précisément, pour cette raison, de donner une place dans le livre.
Votre lecture des « Grundrisse » vous conduit à affirmer que Marx conçoit le langage à la fois comme « le produit […] [et] le producteur de la société » (37). Cette proposition est-elle compatible, cependant, avec l’interprétation matérialiste de l’histoire qui est ébauchée dans L’Idéologie allemande et le Manifeste du parti communiste ?
Comme je l’ai indiqué dans la première réponse, il me semble que la reconnaissance de la dimension sociale et socialisante du langage est compatible avec « la conception matérialiste de l’histoire », dans la mesure où on admet que ce matérialisme n’est pas substantiel (il ne s’agit pas, par exemple, de n’accorder de réalité qu’à l’économie), mais constitue un matérialisme des pratiques. C’est comme ensemble d’activités, de pratiques concrètes que Marx cherche à penser le social. Et parmi ces pratiques, on compte les pratiques langagières. En fin de compte, ce sont bien plutôt les idéalistes qui considèrent le langage comme un domaine séparé et indépendant de la réalité matérielle. D’un point de vue matérialiste, il faudrait au contraire reconnaître que les pratiques langagières sont toutes aussi réelles ou tout autant des pratiques que les autres pratiques sociales.
Mais pour répondre plus précisément à votre question, il convient de préciser certaines choses. Pour que la thèse que je viens de formuler puisse être vraiment compatible avec la perspective matérialiste de Marx, il faut avoir renoncé à la tentation de considérer le rôle du langage comme étant en rivalité avec celui du travail ou de l’économie. Autrement dit, l’idée que le langage peut être considéré comme « producteur du social » ne signifie pas que c’est le langage et non le travail qui produit le social. Mon propos est plutôt de dire qu’il faut justement abandonner la perspective (souvent associée au marxisme) qui cherche à fonder le social en général sur une activité (par exemple le travail), ou sur un niveau de la réalité particulier (par exemple l’économie). C’est ce que j’essaie de montrer dans le deuxième chapitre du livre, en critiquant les approches fondationnelles en ontologie sociale : que ce soient celles qui, dans une perspective marxiste, cherchent à fonder le social sur le travail, ou celles qui, dans une perspective constructiviste, cherchent à fonder le social sur le langage. Il me semble que Marx lui-même fournit un certain nombre d’arguments qui vont dans ce sens et qui seuls permettent d’accorder toute son importance au langage, sans que cela soit au détriment du travail ou de l’économie.
C’est comme ensemble d’activités, de pratiques concrètes que Marx cherche à penser le social. Et parmi ces pratiques, on compte les pratiques langagières. En fin de compte, ce sont bien plutôt les idéalistes qui considèrent le langage comme un domaine séparé et indépendant de la réalité matérielle. D’un point de vue matérialiste, il faudrait au contraire reconnaître que les pratiques langagières sont toutes aussi réelles ou tout autant des pratiques que les autres pratiques sociales.
Vous soulignez, à juste titre, qu’en posant l’« idée d’une socialisation par et dans le langage », on court le risque de « tomber dans une forme d’idéalisme ou de constructivisme radical pour lequel le social n[’est] constitué que de représentations langagières » (59). Afin d’éviter cet écueil, vous prenez le contre-pied d’une « part[ie] […] de la théorie critique » et vous inspirez de la « philosophie wittgensteinienne » (76). Pourriez-vous nous indiquer ce qui, dans cette philosophie, vous parait à même de lever certaines des tensions qui travaillent les différentes intuitions de Marx au sujet du langage ?
Wittgenstein est en effet une référence importante pour moi, précisément dans la mesure où il accorde une place centrale au langage, mais dans une perspective qu’on pourrait dire non-idéaliste. En effet, il s’efforce de penser le langage comme un ensemble de pratiques sociales, en tirant toutes les conséquences de cette idée. Pour ce faire, il insiste en particulier sur les similarités et sur la continuité entre les pratiques langagières et les autres types de pratiques.
Cela implique d’abord de reconnaître que les pratiques langagières sont toutes aussi plurielles que les autres pratiques : interroger quelqu’un, raconter quelque chose, faire un discours ou plaisanter sont des pratiques dont il faut reconnaître l’hétérogénéité, même si elles impliquent toutes le langage. Exactement de la même manière qu’on ne songerait pas à décrire des activités comme marcher, manger ou jouer simplement en termes de mouvements du corps. C’est lorsqu’on pense le langage à partir de l’idée de « langue » que nous avons tendance à identifier toute utilisation du langage à un monde ou à une sphère autonome qui serait séparée de la réalité.
Et cela implique ensuite de reconnaitre qu’il n’y a pas de primat des pratiques corporelles sur les pratiques langagières : à la fois parce que les pratiques langagières mobilisent elles aussi le corps et parce que les premières comme les secondes peuvent être comprises comme un donné (il se trouve que nous parlons) plutôt que comme quelque chose qui doit être expliqué par autre chose.
Cette perspective permet donc effectivement de mon point de vue de résoudre une tension présente chez Marx et qu’on trouve notamment formulée dans L’Idéologie allemande. Marx semble en effet osciller dans ce texte entre deux positions : celle qui consiste à dire, contre les jeunes hégéliens qu’il faut passer « du langage à la vie » et qui suggère donc que l’analyse du langage doit être laissée de côté ; et celle qui semble à l’inverse nous inviter à rattacher le langage (comme « conscience pratique réelle ») à la vie. Il me semble que cette apparente contradiction disparaît dès lors qu’on comprend que pour Marx, c’est seulement en tant qu’il est pensé (par les jeunes hégéliens) comme « monde à part » ou comme sphère des idéalités (séparée de la vie concrète) qu’il faut cesser d’étudier le langage. Dès lors qu’on le conçoit dans sa concrétude, et dans sa matérialité propre, le langage mérite d’être étudié tout autant que les autres pratiques. Et c’est d’ailleurs ce que fait Marx lorsqu’il étudie et critique la langue de l’idéologie, en en faisant la genèse sociale (donc en la rattachant à la réalité) et en en analysant les effets sociaux et politiques (des effets eux aussi bien réels). On comprend donc que pour légitimer l’étude du langage dans une perspective marxienne, il faut d’abord se défaire de cette idée que le langage serait arrimé à la sphère de l’esprit ou des idées pensée comme séparée de la vie matérielle. Et c’est précisément ce que Wittgenstein permet de faire, puisqu’il critique le « mentalisme » associé à nos conceptions spontanées du langage. De ce point de vue, le sens de ce que nous disons ne doit pas être recherché dans l’esprit de celui qui parle ou qui écoute (comme si le langage n’était que l’habillage de processus mentaux qui existeraient indépendamment de lui), mais dans les usages que nous faisons des mots et dans le contexte dans lequel nous parlons.
Vous faites remarquer que, pour Marx, la « critique […] des discours porte [en elle] l’exigence d’une critique conjointe du langage et de l’ordre social dont il émerge » (143). Comment cette double exigence s’applique-t-elle aux sociétés capitalistes et à leur langage ?
Cette idée selon laquelle toute critique du langage doit aussi être une critique de la société permet de distinguer la critique marxienne du langage de la critique idéologique du langage. Critiquer le langage de façon idéologique (comme le font les jeunes hégéliens et en particulier Stirner), c’est critiquer les mots ou la langue en elle-même, comme si elle constituait un domaine à part qui déterminerait la réalité. Marx, de son côté, critique les discours en prenant soin de les rattacher à la réalité sociale de deux manières : en faisant la genèse sociale des discours (en comprenant quelles sont les positions de classes et les intérêts sociaux qui les motivent) et en en analysant les effets sociaux (en particulier des effets de légitimation de l’ordre social et d’obstacles à la connaissance et à la transformation du monde social).
Mais cette exigence de critiquer conjointement le langage et la réalité peut être entendue en un sens plus large. Notamment parce que, dès lors qu’on pense le langage du point de vue des pratiques langagières, on doit reconnaître que ces pratiques font partie de la réalité, qu’elles sont des activités réelles, qui ont lieu dans des conditions et dans des contextes eux-mêmes réels et qui ont, encore une fois, des effets bien réels. Dans la deuxième partie du livre, c’est de ce point de vue que j’essaie de formuler des critiques du langage dans les sociétés capitalistes : avec l’idée que ces pratiques ne peuvent être étudiées indépendamment de leur contexte. Je propose de les décrire à partir des concepts marxiens d’idéologie et d’aliénation.
Le concept d’idéologie permet, me semble-t-il, de décrire tous les phénomènes par lesquels des paroles peuvent exercer une forme de contrainte sur d’autres paroles possibles, soit en les délégitimant dans des discours soit en les empêchant ou en les cadrant dans les interactions. Mais, pour les étudier selon cette double exigence, il faut tenter de rendre compte des mécanismes sociaux, institutionnels et linguistiques par lesquels ce genre de contraintes parvient à s’exercer et des effets de préservation de l’ordre social qu’ils sont susceptibles de créer. Il suffit, par exemple, de penser à tous les dispositifs institutionnels qui prétendent être à l’écoute des travailleurs et qui finissent en réalité par gommer la singularité de leurs paroles pour en effacer toute trace de conflictualité.
Le concept d’aliénation quant à lui permet de décrire les processus par lesquels nous pouvons être en un sens dépossédés de nos paroles et même plus largement de notre rapport au langage. D’une part parce que nous pouvons être amenés à prononcer des expressions ou des phrases malgré nous, à ne plus nous reconnaître véritablement dans ce que l’on dit, d’autre part parce que la mobilisation de notre faculté langagière dans le travail (et dans certains types de métiers en particulier) peut influencer notre rapport au langage y compris au-delà des moments de travail effectifs. Là encore, il faut analyser ce type de processus dans toute leur matérialité, en les considérant comme des phénomènes réels et non superficiels ou seulement idéels. Dans le livre, j’analyse ainsi les effets que peuvent avoir les usages du langage dans des domaines variés et très concrets : par exemple, dans la publicité, dans les nouvelles formes de travail, ou encore dans notre rapport à internet ou à l’intelligence artificielle.

Dans le huitième chapitre de votre ouvrage, vous faites vôtre le geste opéré par Michael Hardt et Antonio Negri[5] et vous servez des concepts bakhtiniens de « polyphonie » et de « dialogie » afin de penser « des pratiques langagières aux vertus libératrices » (262). À quoi pourraient correspondre de telles pratiques ?
Les concepts de polyphonie et de dialogie empruntés à Bakthine ont, pourrait-on dire, deux types de fonctions : une fonction descriptive et une fonction normative.
Du point de vue de sa fonction descriptive, le concept de polyphonie permet de mettre en avant la multiplicité des voix, des manières de parler, des types de discours à l’œuvre dans le monde social, mais aussi à l’intérieur de chaque sujet parlant. L’idée est que notre propre parole est toujours le résultat de l’entremêlement d’une multiplicité de langages, de vocabulaires, de formulations empruntées à différents locuteurs, à différentes sources ou différents milieux (le langage familial, la langue de métier, etc.). Le concept de dialogie, quant à lui, permet d’insister sur le fait que ce que l’on dit et ce que l’on se dit à soi-même dans le flux de la parole intérieure, ne correspond jamais à une sorte de discours unilatéral et cohérent. Car ces diverses voix, non seulement coexistent, mais sont également en dialogue constant, et parfois en conflit. Ainsi, même si j’adopte malgré moi des formules que j’ai entendu dans la publicité, ou dans le discours médiatique, et que donc je fais mien leur vocabulaire, cela ne signifie pas forcément que j’y adhère totalement et explicitement. Je peux avoir d’autres points de vue, d’autres paroles en moi qui me permettent de relativiser ces propos qui pourtant habitent ma conscience.
Mais ces concepts ont aussi une face normative, car on peut dire que cette dimension polyphonique et dialogique du langage doit être entretenue, valorisée, suscitée ou qu’il faut lutter contre toute tentative d’imposition d’un langage unique et unilatéral. Car c’est cette polyphonie qui nous permet d’avoir une relative liberté dans notre rapport au langage. Si nous avons toujours affaire aux mêmes discours ou aux mêmes modes paroles, alors nous n’avons pas d’autres discours ou d’autres expressions qui pourraient nous permettre de les relativiser de les remettre en cause. Bakthine montre, par exemple, que la fin de l’isolement linguistique de la cité athénienne s’est accompagnée de la naissance du genre parodique : car seul le contact avec d’autres langues permet de relativiser et éventuellement de se moquer de la sienne propre. À partir de là, on peut distinguer entre des pratiques qui tendent à réduire cette polyphonie (par exemple, en retraduisant toute parole nouvelle dans un langage convenu, en imposant des cadres ou des normes strictes à l’expression, en exposant et en valorisant toujours le même type de discours) et d’autres qui tendent au contraire à la valoriser (en étant attentif à l’altérité des paroles entendues, en leur donnant la possibilité d’exister et d’être diffusées, en favorisant un rapport créatif à la langue, etc.).
Refusant l’idée d’un rapport de détermination mécanique entre base concrète et superstructure, vous affirmez qu’« il [ne] suff[it] [pas] de transformer le monde pour que puisse se transformer son langage » (323). À vos yeux, en effet, le langage se distingue des autres formes de médiation sociale (l’argent, l’État, le marché, etc.) en ce qu’il n’est pas extérieur aux sujets qui l’emploient. Partant, vous considérez que « tout processus qui vise à révolutionner le monde social suppose et implique un bouleversement de notre rapport au langage » (323). Sans faire dans la prospective ou la futurologie, quel pourrait être le résultat de pareil bouleversement ?
D’abord, j’essaie de montrer dans le livre, en particulier dans le premier chapitre, qu’on ne peut pas considérer le langage comme relevant de la « superstructure ». Car le langage est présent dans toutes les sphères de la vie sociale, et médiatise l’ensemble de nos activités. C’est même pour cette raison qu’il me semble devoir jouer (et qu’il a joué d’ailleurs) un rôle crucial dans tout processus révolutionnaire. Comme vous le soulignez, le problème est, en effet, que nous ne sommes pas extérieurs au langage comme nous sommes extérieurs à l’État de sorte qu’il n’est pas possible de prendre le pouvoir sur le langage de la même manière qu’on peut envisager une prise du pouvoir d’État. De même, il n’est pas possible d’abolir le langage comme on pourrait vouloir abolir la propriété privée ou l’argent. On ne peut pas sortir du langage pour échapper à ses pouvoirs, ou même pour l’évaluer de l’extérieur. C’est donc seulement depuis le langage qu’on peut subvertir notre rapport au langage, et cela n’est précisément possible que dans la mesure où il est polyphonique et dialogique, que dans la mesure où on peut faire jouer un discours ou une voix contre un autre discours ou une autre voix.
J’ajouterais que c’est surtout de manière négative qu’on peut penser un bouleversement de notre rapport au langage. D’abord pour les mêmes raisons que celles qui sont avancées par Marx lorsqu’il se refuse à produire une description trop précise de ce que pourrait être le communisme. Mais aussi pour des raisons qui tiennent à la nature spécifique du langage. Mon idée n’est, en effet, pas de mettre en avant un type de parler, un type d’usage du langage par contraste avec d’autres. Par exemple, je ne souhaite pas défendre l’usage rationnel du langage par rapport à des usages qui ne le seraient pas, ni un type de pratiques langagières (comme la délibération démocratique ou la poésie) au détriment des autres, ni même un type d’exigence ou d’attente générale relative à l’activité langagière (par exemple, l’exigence de transparence contre les paroles malhonnêtes, illusoires, ou fausses). En somme, je ne voulais pas promouvoir une bonne pratique langagière qu’il conviendrait unilatéralement de valoriser. Car la richesse du langage tient de mon point de vue à sa diversité, à ses multiples usages possibles, de sorte qu’aucune pratique ne peut être décrétée comme étant supérieure à d’autres.
En bref, mon objectif est moins de promouvoir un usage du langage parmi d’autres (cela reviendrait encore à vouloir cadrer le langage, à le limiter), que de dire qu’il faudrait libérer le langage des contraintes qui pèsent sur lui.
Notes
[1] « La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle ». Marx, Karl et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, trad. Henri Auger, Gilbert Badia, Jean Baudrillard et Renée Cartelle, Paris, Les Éditions sociales, coll. « Les essentielles », 2012 [1932], p. 20
[2] Bourdieu, Pierre, « Le langage autorisé. Note sur les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, no 5-6, novembre 1975, 184.
[3] Ibid., 183.
[4] Ibid., 186.
[5] Negri, Antonio et Michael Hardt, Multitude, trad. Nicolas Guilhot, Paris, La Découverte, 2004, p. 246 et s.

