André Gorz (1923-2007), aussi connu sous les noms de Gerhart Hirsch, Gérard Horst ou Michel Bosquet, est un philosophe et journaliste français. Théoricien de la décroissance, il restera tout au long de sa vie un penseur de l’écologie politique et un critique de la rationalité économique capitaliste. Marxiste, partisan de l’autonomie et critique du travail, il est au début de sa vie inspiré par l’existentialisme de Jean-Paul Sartre. Dans les années 1970, il participe au concert des voix critiques du capitalisme avancé, aux côtés d’Ivan Illich, d’Herbert Marcuse ou encore de Rossana Rossanda. André Gorz s’inscrit dans cette vague de marxistes hétérodoxes qui dénonce la bureaucratie, la société technique et la notion de progrès. Cette mouvance, qui existe en France des années 1930 aux années 1980 (et même au-delà) rassemble des personnes aussi diverses que Bernard Charbonneau ou Henri Lefebvre et est liée à des penseurs étrangers tels que Günther Anders et Lewis Mumford ; elle reste par ailleurs largement ignorée par les marxistes universitaires et par les grands partis communistes. Gorz est l’auteur de plusieurs livres (publiés sous divers pseudonymes) comme Critique du capitalisme quotidien (1973), Critique de la division du travail (1973), Écologie et politique (1975) et Écologie et liberté (1977), et continuera d’écrire tout au long de sa vie. En 1973, il fonde avec André Hervé la revue Le Sauvage, de laquelle l’article qui suit est issu.
L’article Leur écologie et la nôtre, publié en 1974, traite des dangers de l’adaptation du système capitaliste à la crise écologique et se pose définitivement contre toute possibilité de réformisme vert. L’hypothèse de Gorz, qui anticipe une intensification des crises du système capitaliste, l’émergence d’une classe de technocrates de la dépollution, une aggravation des inégalités et un durcissement des appareils répressifs d’état, anticipe avec justesse l’état des sociétés occidentales actuelles. La simple date de parution de cet article devrait aussi suffire à briser le mythe savamment entretenu comme quoi les questions écologiques constituent un problème nouveau. Déjà, il y a plus de 40 ans, ces questions étaient traitées et débattues : une réponse radicale leur était donnée.
Alors pourquoi en sommes-nous aujourd’hui encore au même point, assis.es-là, à mener sans cesse le même débat ? Rejetant toute velléité transformatrice, il semble que la plupart des propositions actuelles se contentent de mettre de l’avant des politiques acceptables dans le cadre d’une société capitaliste. L’ennuyant pragmatisme aurait-il pris le dessus sur la voie, toujours ouverte, des perspectives politiques transformatrices ?
La question à se poser serait plutôt de savoir quelles voix sont entendues et quelles voix sont ignorées. Quelles solutions sont popularisées et mises en valeur, quels types de résistances sont réprimés… L’actuelle popularité médiatique et l’hégémonie politique des demandes réformistes en matière d’écologie doit être pensée en regard de l’invisibilisation (et de la répression) des luttes sociales constituant une menace au statu quo politique et économique des États capitalistes. Au Québec par exemple, on peut se lancer en politique et proposer sans trop de peine d’électrifier les transports et encourager la production de voitures électriques. En contrepartie, il est bien difficile de questionner ouvertement notre système économique, fondé sur la recherche de profit et l’accumulation du capital aux mains des grands consortiums et propriétaires d’entreprises, qui rend nécessaire l’augmentation constante des flux de transport des marchandises et des personnes. Le texte de Gorz montre bien le caractère fallacieux de ces adaptations (somme toute mineures, puisqu’elles n’écorchent ni les profits des grandes entreprises capitalistes, ni la légitimité du pouvoir politique en place) et questionne la pertinence de vivre plus longtemps encore dans un système, vert ou pas, dont la structure, fondamentalement inégalitaire, entraîne la destruction physique et morale des individus.
On voit déjà poindre cette tendance à l’acceptation des contraintes écologiques de la part des grandes entreprises et de l’état dans les discussions en cours depuis quelques années autour des propositions comme le New Deal Vert. Bien que certaines de ces propositions politiques puissent sembler alléchantes, tendant vers une modèle social-démocrate et une « démocratie renouvelée », elles laissent pourtant intactes les structures mêmes du pouvoir économique et politique qui ont créé et qui perpétuent la crise climatique actuelle.
En agissant comme des groupes de pression auprès des gouvernements, les organisations écologistes actuelles, malgré des tactiques parfois spectaculaires, délèguent, en dernière instance, leur pouvoir et leur autonomie aux gouvernements qu’elles exhortent à agir. Les groupes qui délèguent la tâche de résoudre la crise écologique aux gouvernements actuels sans questionner les structures économiques et sociales à la source de cette crise participent de cette adaptation globale du système-état capitaliste à la crise écologique. Les résistances dans les plus hautes sphères du pouvoir ne cherchent actuellement qu’à gagner du temps. Il y a aussi lieu de se questionner sur la possibilité réelle qu’une puissance extractiviste comme le Canada, dont l’économie est fondée sur l’exploitation du territoire, puisse accepter, en vertu de menues pressions, de révolutionner volontairement son mode de fonctionnement et d’écorcher par le fait même les intérêts privés des pétrolières, des minières ou des entreprises forestières. Ne nous leurrons pas, la rationalité économique et la souveraineté politique ne s’embêtent pas de la moralité ; dans le contexte des démocraties représentatives, le pouvoir populaire ne tient sa force qu’à sa possibilité d’influencer les prochaines élections.
L’impératif de changement exigé par la crise écologique constitue une possibilité de rupture. Mais pour que nous assumions le potentiel révolutionnaire de l’écologie, il nous faut comprendre que la question climatique n’est pas neutre, qu’elle ne constitue en rien un problème universel sous la bannière duquel tous et toutes, intérêts confondus, pourraient s’unir. Au contraire, la crise climatique actuelle nous force, plus que jamais, à choisir notre camp. Qui contrôle la production, et dans quel but ? La production actuelle vise t-elle à assurer le bien-être des populations, à répondre à nos besoins réels, ou à remplir les poches des actionnaires ?
L’article Leur écologie et la nôtre a déjà été relayé par lundimatin ainsi que par le Collectif Emma Goldman à la fin de l’été 2019. Nous le (re)publions à notre tour, dans sa version longue ; la réflexion qu’il suscite nous semblant actuellement plus que nécessaire. Un PDF de l’article est aussi disponible ici (sous le titre alternatif de Partage ou crève !).

Leur écologie et la nôtre
Unique principe pour rompre avec l’idéologie de la croissance : « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. »
L’écologie, c’est comme le suffrage universel et le repos du dimanche : dans un premier temps, tous les bourgeois et tous les partisans de l’ordre vous disent que vous voulez leur ruine, le triomphe de l’anarchie et de l’obscurantisme. Puis, dans un deuxième temps, quand la force des choses et la pression populaire deviennent irrésistibles, on vous accorde ce qu’on vous refusait hier et, fondamentalement, rien ne change. La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans patronaux et capitalistes pour que son acceptation par les puissances d’argent devienne une probabilité sérieuse.
Alors, mieux vaut, dès à présent, ne pas jouer à cache-cache : la lutte écologique n’est pas une fin en soi, c’est une étape. Elle peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ; mais quand après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, celui-ci cédera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres.
C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? Réforme ou révolution ?
Ne répondez surtout pas que cette question est secondaire et que l’important, c’est de ne pas saloper la planète au point qu’elle devienne inhabitable. Car la survie non plus n’est pas une fin en soi : vaut-il la peine de survivre dans « un monde transformé en hôpital planétaire et où la tâche principale des ingénieurs de l’âme sera de fabriquer des hommes adaptés à cette condition » (Illich) ? Si vous doutez encore que c’est bien ce monde que les technocrates de l’ordre établi nous préparent, lisez le dossier sur les nouvelles techniques de « lavage de cerveau » qu’une revue vient de faire paraître1 : à la suite de psychiatre et de psycho-chirurgiens américains, des chercheurs attachés à la clinique psychiatrique de l’université de Hambourg explorent, sous la direction des professeurs Gross et Svab, des méthodes propres à amputer les individus de cette agressivité qui les empêche de supporter tranquillement les frustrations les plus totales : celles que leur imposent le régime pénitentiaire, mais aussi le travail à la chaîne, l’entassement dans des cités surpeuplées.
Il vaut mieux tenter de définir, dès le départ, pour quoi on lutte et pas seulement contre quoi. Et il vaut mieux essayer de prévoir comment le capitalisme sera affecté et changé par les contraintes écologiques, que de croire que celles-ci provoqueront sa disparition, sans plus.
Mais d’abord, qu’est-ce, en termes économiques, qu’une contrainte écologique ? Prenez par exemple les gigantesques complexes chimiques de la vallée du Rhin, à Ludwigshafen (Basf), à Leverkusen (Bayer) ou Rotterdam (Akzo). Chaque complexe combine les facteurs suivants :
— des ressources naturelles (air, eau, minéraux) qui passaient jusqu’ici pour gratuites parce qu’elles n’avaient pas à être reproduites (remplacées) ;
— des moyens de production (machines, bâtiments) qui sont du capital immobilisé, qui s’usent et dont il faut donc assurer le remplacement (la reproduction), de préférence par des moyens plus puissants et plus efficaces, donnant à la firme un avantage sur ses concurrents ;
— de la force de travail humaine qui, elle aussi, demande à être reproduite (il faut nourrir, soigner, loger, éduquer les travailleurs).
En économie capitaliste, la combinaison de ces facteurs, au sein du processus de production, a pour but dominant le maximum de profit possible (ce qui, pour une firme soucieuse de son avenir, signifie aussi : le maximum de puissance, donc d’investissements, de présence sur le marché mondial). La recherche de ce but retentit profondément sur la façon dont les différents facteurs sont combinés et sur l’importance relative qui est donnée à chacun d’eux.
La firme, par exemple, ne se demande jamais comment faire pour que le travail soit le plus plaisant, pour que l’usine ménage au mieux les équilibres naturels et l’espace de vie des gens, pour que ses produits servent les fins que se donnent les communautés humaines ? Elle se demande seulement comment faire pour produire le maximum de valeurs marchandes au moindre coût monétaire ? Et à cette dernière question elle répond : « Il me faut privilégier le fonctionnement parfait des machines, qui sont rares et chères, par rapport à la santé physique et psychique des travailleurs qui sont rapidement remplaçables pour pas cher. Il me faut privilégier les bas coûts de revient par rapport aux équilibres écologiques dont la destruction ne sera pas à ma charge. Il me faut produire ce qui peut se vendre cher, même si des choses moins coûteuses pourraient être plus utiles. »
Tout porte l’empreinte de ces exigences capitalistes : la nature des produits, la technologie de production, les conditions de travail, la structure et la dimension des entreprises…
Mais voici que, dans la vallée du Rhin notamment, l’entassement humain, la pollution de l’air et de l’eau ont atteint un degré tel que l’industrie chimique, pour continuer de croître ou même seulement de fonctionner, se voit obligée de filtrer ses fumées et ses affluents, c’est-à-dire de reproduire des conditions et des ressources qui, jusqu’ici, passaient pour « naturelles » et gratuites. Cette nécessité de reproduire l’environnement va avoir des incidences évidentes : il faut investir dans la dépollution, donc accroître la masse des capitaux immobilisés ; il faut ensuite assurer l’amortissement (la reproduction) des installations d’épuration ; et le produit de celles-ci (la propreté relative de l’air et de l’eau) ne peut être vendu avec profit.
En somme, il y a augmentation simultanée du poids du capital investi (de la « composition organique »), du coût de reproduction de celui-ci et des coûts de production, sans augmentation correspondante des ventes. D’où, de deux choses l’une : ou bien le taux de profit baisse, ou bien le prix des produits augmente.
La firme cherchera évidemment à relever ses prix de vente. Mais elle ne s’en tirera pas aussi facilement : toutes les autres firmes polluantes (cimenterie, métallurgie, sidérurgie, etc.) chercheront, elles aussi, à faire payer leurs produits plus cher par le consommateur final. La prise en compte des exigences écologiques aura finalement cette conséquence : les prix tendront à augmenter plus vite que les salaires réels, le pouvoir d’achat populaire sera donc comprimé et tout se passera comme si le coût de la dépollution était prélevé sur les ressources dont disposent les gens pour acheter des marchandises. La production de celles-ci tendra donc à stagner ou à baisser ; les tendances à la récession ou à la crise s’en trouveront aggravées. Et ce recul de la croissance et de la production qui, dans un autre système, aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit, plus d’air, des journées de travail plus courtes, etc.), aura des effets entièrement négatifs : les productions polluantes deviendront des biens de luxe, inaccessibles à la masse, sans cesser d’être à la portée des privilégiés ; les inégalités se creuseront ; les pauvres deviendront relativement plus pauvres et les riches plus riches.
La prise en compte des coûts écologiques aura, en somme, les mêmes effets sociaux et économiques que la crise pétrolière. Et le capitalisme, loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a toujours fait : des groupes financiers bien placés profiteront des difficultés de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société : des technocrates calculeront des normes « optimales » de dépollution et de production, édicteront des réglementations, étendront les domaines de « vie programmée » et le champ d’activité des appareils de répression. On détournera la colère populaire par des mythes compensateurs, contre des boucs émissaires commodes (les minorités ethniques ou raciales, par exemple), et l’état n’assoira plus son pouvoir que sur la puissance de ses appareils : bureaucratie, police, armée, milices rempliront le vide laissé par le discrédit de la politique de parti et la disparition des partis politiques. Il suffit de regarder autour de soi pour percevoir, en France et ailleurs, les signes d’une semblable dégénérescence.
Direz-vous que rien de tout cela n’est inévitable ? Sans doute. Mais c’est bien ainsi que les choses risquent de se passer si le capitalisme est contraint de prendre en compte les coûts écologiques sans qu’une attaque politique, lancée à tous les niveaux, lui arrache la maîtrise des opérations et lui oppose un tout autre projet de société et de civilisation. Car les partisans de la croissance ont raison sur un point au moins : dans le cadre de l’actuelle société et l’actuel modèle de consommation, fondés sur l’inégalité, le privilège et la recherche du profit, la non-croissance ou la croissance négative peuvent seulement signifier stagnation, chômage, accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres. Dans le cadre de l’actuel mode de production, il n’est pas possible de limiter ou de bloquer la croissance tout en répartissant plus équitablement les biens disponibles.
En effet, c’est la nature même de ces biens qui interdit le plus souvent leur répartition équitable : comment voulez-vous répartir « équitablement » les voyages en Concorde, les Citroën DS ou SM, les appartements au sommet des immeubles-tours avec piscine, les mille produits nouveaux, rares par définition, que l’industrie lance chaque année pour dévaloriser les modèles anciens et reproduire l’inégalité et la hiérarchie sociales ? Et comment répartir « équitablement » les titres universitaires, les postes de contremaître, d’ingénieur en chef ou de titulaire de chaire ? Comment ne pas voir que le ressort principal de la croissance réside dans cette fuite en avant généralisée que stimule une inégalité délibérément entretenue : dans ce que Ivan Illich appelle « la modernisation de la pauvreté » ? Dès que la masse peut espérer accéder à ce qui était jusque-là un privilège de l’élite, ce privilège (le bac, la voiture, le téléviseur) est dévalorisé par là-même, le seuil de la pauvreté est haussé d’un cran, de nouveaux privilèges sont créés dont la masse est exclue. Recréant sans cesse la rareté pour recréer l’inégalité et la hiérarchie, la société engendre plus de besoins insatisfaits qu’elle n’en comble, « le taux de croissance de la frustration excède largement celui de la production » (Illich).
Tant qu’on raisonnera dans les limites de cette civilisation inégalitaire, la croissance apparaîtra à la masse des gens comme la promesse — pourtant entièrement illusoire — qu’ils cesseront un jour d’être « sous-privilégiés », et la non-croissance comme leur condamnation à la médiocrité sans espoir. Aussi n’est-ce pas tant à la croissance qu’il faut s’attaquer qu’à la mystification qu’elle entretient, la dynamique des besoins croissants et toujours frustrés sur laquelle elle repose, à la compétition qu’elle organise en incitant les individus à vouloir, chacun, se hisser « au-dessus » des autres. La devise de cette société pourrait être : « Ce qui est bon pour tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que si tu as mieux que les autres. »
Or c’est l’inverse qu’il faut affirmer pour rompre avec l’idéologie de la croissance : « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège, il n’y a pas de pauvres. »
Essayez d’imaginer une société fondée sur ces critères. Les impératifs écologiques cesseront d’y être des contraintes externes. Ils seront pris en compte, dans la production, au nom du « bien commun », tant pour la façon de produire que pour les objets produits, sans qu’il faille, pour cela, faire intervenir des armées de contrôleurs et de bureaucrates. Utopie ? Posez la question aux « Lip », par exemple : parce qu’ils ont vécu, agi et discuté tous ensemble, sans chefs ni cadres, dans une égalité stricte et librement choisie, il leur a suffi de quelques mois pour produire de nouveaux rapports sociaux, une nouvelle conception de ce que doit être la société, de ce que peuvent et doivent être les hommes, de ce qu’ils sont eux-mêmes ?
Michel Bosquet / André Gorz, Le Sauvage, n° 12, avril 1974
[1] Les Temps modernes, mars 1974.
