DÉFENDRE LA FORÊT CYRIAC – Collectif Emma Goldman

Le texte qui suit a été publié en deux parties (parues en août et en décembre 2019) sur le blog du Collectif Emma Goldman. Il retrace l’histoire de l’occupation, en 2004, de la forêt Cyriac au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Cette lutte pour la préservation de la forêt contre la coupe commerciale nous est racontée ici à partir d’entrevues réalisées avec des participant.es. Le premier texte fait le récit de l’occupation et de ses conséquences à partir du témoignage de Louise Gravel, porte-parole de la lutte et membre d’Action boréale en Abitibi-Témiscamingue (ABAT). La deuxième partie relate l’expérience de Jean-Denis, un des participants de l’occupation. Alors que les luttes pour la préservation des territoires deviennent de plus en plus nécessaires face à la catastrophe écologique, ce texte nous apparaît particulièrement pertinent. Nous le reproduisons ici en entier.

Défendre la forêt Cyriac : un campement de plusieurs semaines en 2004 (partie 1)

La lutte pour la sauvegarde de la forêt Cyriac a débuté à l’été 2004, alors qu’un contractant forestier annonçait s’apprêter à effectuer des coupes commerciales dans le secteur. Cette forêt est délimitée au nord par la municipalité de Laterrière, au sud par le lac Kénogami, à l’ouest par la rivière Cyriac et à l’est par la route 175. Il s’agit d’une forêt de type mélangé, particulière pour la grande richesse de son écosystème, regorgeant d’ifs du Canada, de bouleaux jaunes bicentenaires et tricentenaires, de pins blancs, d’érables, de perdrix, de castors, d’orignaux (site de reproduction) et de truites pour n’en nommer que quelques attributs.

Rapidement, un mouvement populaire a émergé pour éveiller la population via les médias régionaux et provinciaux et une pétition pour un moratoire sur toute coupe commerciale dans le secteur jusqu’à l’analyse par la Direction du patrimoine écologique et du développement durable d’une proposition d’aire protégée a récolté plus de 2000 signatures. Plusieurs organismes, dont l’Action boréale de l’Abitibi-Témiscamingue, ont donné leur appui. Les défenseur-e-s de la forêt ont toutefois constaté le parti pris du monde politique et des élites pour les entreprises qui exploitent les ressources naturelles du territoire et leur indifférence face à la destruction d’écosystèmes exceptionnels. Aucun/aucune élu-e, de quelque palier que ce soit, n’a offert son soutien à leur combat. Louise Gravel, porte-parole de la lutte, témoignait en novembre 2004 : « Nous nous sommes heurtés à la rigidité du système et des lois qui ne laissent aucune place aux demandes des contribuables, surtout quand ceux-ci ont eu le malheur de ne pas remarquer le petit encart perdu dans une mer de publicités annonçant des consultations publiques sur les plans de coupe. Même si nous hurlons comme une meute de loups à la pleine lune, personne parmi les décideurs ne nous écoute ». À l’Association forestière régionale qui affirmait que la réduction des droits de coupe pourrait causer une crise sans précédent dans l’industrie, Louise répondait : « les citoyens affirment haut et fort qu’ils n’ont pas à payer les pots cassés pour la gestion déficiente du régime forestier québécois ».

« Aujourd’hui, la forêt Cyriac […] a de nouveaux habitants »

Des moyens de pression et des actions directes de désobéissance civile ont suivi. Une marche à laquelle ont participé une centaine de personnes a eu lieu au mois d’octobre. Le 29 octobre, un campement a été établi dans la forêt par un groupe hétéroclite de personnes de la région désirant empêcher la compagnie Multiforêt d’entrer. « Nous allons […] tenter pacifiquement d’empêcher toute intrusion de machinerie forestière dans la forêt Cyriac ». L’occupation a été maintenue durant plusieurs semaines, les militants et militantes se relayant pour maintenir l’occupation. « Il y avait des adultes, des enfants et des chiens. Bouffe collective, collecte de bois de chauffage, tâches d’entretien, vaisselle, etc. », indique Louise. Des policiers de la Sûreté du Québec et de la police municipale de Saguenay passaient régulièrement pour s’informer de l’occupation. Pour se protéger du froid et des bordées de neige, une maisonnette blanche et des tentes prospecteurs avaient été transportées sur le lieu d’occupation.

Dans ses négociations avec les occupants et occupantes, la compagnie proposait différents plans de coupes « alternatifs » qui, selon ce qu’elle prétendait, épargneraient les arbres centenaires de la forêt. Ces propositions considéraient en gros l’écosystème de la forêt Cyriac comme un jeu de pièces détachables. Or, en réalité, avec le passage de la machinerie et les coupes d’arbres réalisées, c’est tout l’écosystème qui allait être durablement affecté. Il était également peu plausible que ces coupes « alternatives » se réalisent considérant le terrain des secteurs et l’historique de ces compagnies. Les défenseur-e-s de la forêt n’étaient pas dupes devant ces propositions. Ils et elles ont maintenu l’occupation même si le PDG de Multiforêt les menaçait de devoir fermer sa scierie par leur faute.

Le 19 novembre, au 21e jour de la lutte, une entente a été conclue avec l’entreprise forestière pour que soient épargnés deux des cinq secteurs de coupe prévus, ainsi que les arbres centenaires et les érables. Les occupants et occupantes prévoyaient poursuivre leur occupation pour surveiller et filmer les coupes réalisées, mais promettaient de ne pas empêcher l’entrée de la machinerie si l’entente était respectée. Dans son journal de bord de l’occupation, Louise notait à propos du compromis réalisé : « Nous aurions bien sûr mieux aimé que ces coupes n’aient pas lieu, mais nous nous retrouvions souvent bien peu pour arrêter la machinerie. Beaucoup de visite les soirs et les fins de semaine, mais peu d’opposants aux heures où les forestiers entrent dans le bois ». C’est finalement le 24 novembre en après-midi, 26e jour d’occupation, que les coupes ont commencé.

L’occupation s’est poursuivie au cours du mois de décembre avec l’installation par quelques irréductibles d’un nouveau petit camp au milieu de la forêt pour surveiller de plus près les activités de la forestière. Mais ce qui était observé sur les aires de coupes était désolant.

« C’est pas beau à voir, écrivait Louise, cette autoroute qui déchire la forêt en deux, entre les zones de coupe à blanc. On peut y marcher à huit randonneurs ou skieurs de front (six ou sept raquetteurs…). Comme sentiers pédestres c’est l’équivalent de la foutue route à quatre voies réclamée dans la réserve des Laurentides depuis tant de temps. Et on a vu des troncs de gros bouleaux jaunes à travers ceux des épinettes et des bouleaux blancs empilés le long de l’autoroute forestière. […] Il se fait dans notre région une foresterie de barbares. »

La tâche de surveiller le respect de l’entente par la forestière s’est avérée presque impossible. Dans un entretien réalisé à l’été 2019, Louise commente : « nous n’étions plus que deux – trois personnes encore ‘vivantes’ pour cette cause et sans expérience en foresterie et en lecture de cartes au moment du début des travaux, en plein hiver ».

En dépit des promesses de la compagnie, une coupe à blanc par secteurs a été réalisée et de grands bouleaux jaunes centenaires, qui n’avaient pourtant pas de valeur pour elle, ont été coupés. La forestière n’a entrepris aucun reboisement après les coupes, mais différentes variétés d’arbres ont repoussé par elles-mêmes. Louise affirme aujourd’hui avoir eu bien de la difficulté à se remettre de ce combat énergivore qui l’a blessée. « Cette lutte s’est terminée en queue de poisson, la compagnie forestière a coupé ce qu’elle désirait couper, le groupe s’est dissout et vogue la galère. Les compagnies ne négociaient rien, les rencontres étaient stériles et frustrantes. Je suis sortie vidée de cette histoire et je vous avoue que c’est à reculons que je m’y replonge pour vous répondre. »

La lutte a quand même permis la conservation d’une partie de la forêt. La désobéissance civile a forcé l’entreprise forestière à négocier ses plans de coupe et a marqué les imaginaires par un mode d’action sans intermédiaire – plutôt que d’attendre que des élus (qui défendent toujours d’abord leurs propres intérêts) accordent quelques concessions au bout d’une joute de lettres gentilles et de pétitions symboliques, les écologistes du Saguenay ont occupé le terrain et se sont préparé-e-s à bloquer l’arrivée des machines avec leur corps. La bataille pour la protection de la forêt Cyriac et la création d’une aire protégée se poursuit. De nouvelles coupes forestières menacent la forêt, ainsi que la conduite souterraine pour transporter le gaz naturel de l’Alberta (projet Gazoduq).

« C’est une graine. Ça a fait grandir d’autres mouvements » : Témoignage d’un occupant de la forêt Cyriac en 2004 (partie 2)

Pour Jean-Denis, l’action de désobéissance civile est à replacer dans le contexte qui avait suivi la sortir du film « L’erreur boréale » de Richard Desjardins. Avec les prises de conscience soulevées par le film, dont le réalisateur était d’ailleurs venu dans la région, bien des gens voyaient qu’il était temps d’agir pour défendre la forêt et faire cesser les abus des forestières. Une publication qu’il avait vu dans le journal alarmait contre les plans de coupe dans la forêt Cyriac, une forêt mixte comprenant des boulots jaunes centenaires.

Travaillant à proximité du lieu de l’occupation, qui a commencé le 29 octobre, Jean-Denis a participé à la lutte dès ses débuts. « La solidarité de l’occupation était fantastique », rapporte-t-il. Les gens qui s’y trouvaient étaient principalement du monde de la région. Des personnes de milieux assez diversifiés, dont plusieurs faisaient des aller-retours au campement. Beaucoup étaient issu-e-s des milieux artistique ou communautaire. Des retraité-e-s et des étudiants et étudiantes du baccalauréat en plein air (UQAC) aussi. Même des personnes du festival écolo de Saint-André-de-l’Épouvante (au Lac St-Jean).

Sur les lieux, une bâche immense faisait office de place centrale de rassemblement. Il y avait un coin cuisine avec un mobilier bien simple, pour protéger la nourriture des intempéries, et de la vaisselle. Il y avait également une grande tente-prospecteur avec un poêle à bois. « Les gens apportaient leur tente et campaient aux alentours. Chaque jour, il y avait un meeting. Le consensus n’était pas toujours facile ». Dans le feu de l’action et avec l’engagement très variable des participants et participantes (certain-e-s faisant des aller-retours plus ou moins fréquents alors que d’autres y étant pratiquement en permanence), les prises de décisions étaient plus difficiles avec les attitudes réactionnelles et la récurrence de certains aspects. Les risques d’arrestation étaient très faibles selon Jean-Denis, car le propriétaire acceptait l’occupation et le chemin n’était pas gêné par le campement ou les déplacements. L’intention de bloquer l’arrivée de la machinerie forestière était tout de même réelle. Certaines personnes avaient dans cette veine prévu s’installer à l’aide de cordes au-dessus du chemin où la machinerie devait passer pour en bloquer l’accès.

Vers la fin du mois du novembre et le début de celui de décembre, la lutte s’est essoufflée, raconte-t-il ensuite, avec une épidémie de gastro qui a contaminé quelques personnes dans l’occupation. De plus, avec le contexte hivernal, la neige sur les tentes et le foin rendaient le campement plus difficile à tenir. L’arrivée des machines, le 24 novembre, au 26e jour d’occupation, n’a pas été bloquée en raison de l’entente négociée avec la forestière, mais elle a été filmée de même que les premières opérations de coupe. « Le stress des travailleurs était palpable », me dit-il. Après le démontage du camp principal, Jean-Denis a remonté sa tente un peu plus loin pour la surveillance des opérations forestières, mais personne n’a couché là finalement et l’occupation s’est ainsi terminée.

Au bilan, le participant croit que la bataille a certainement aidé à faire contre-poids face au discours dominant de l’industrie et ses coupes dévastatrices. « C’est une graine. Ça a fait grandir d’autres mouvements ». L’occupation peut, selon lui, servir d’inspiration pour les militants et militantes qui défendent le fjord contre l’implantation des grands projets industriels. Il faut trouver le langage critique et rendre évidente la menace sur les milieux. Il reste que la majorité de la population demeure aveuglée par les mirages de dollars. « Les études sur les projets qu’on voit aujourd’hui sont bâclées, les écolos sont taxé-e-s d’alarmistes ». La sensibilisation au respect de l’environnement et la valorisation du patrimoine demeurent des luttes actuelles. « C’est désolant de voir la dominance de l’industrie forestière qui amène les cultures de profit et de bénéfices. Les travailleurs qui ont des gros salaires, ils font leur tour d’ivoire, dans la région ». Les critiques de l’exploitation des ressources naturelles choquent pour peu. « La dynamique nord-américaine est pervertie dans l’imaginaire de mécanisation et l’industriel… on aime mieux investir dans le béton et les machines que dans l’Humain. Pourquoi faut-il toujours dilapider les ressources le plus rapidement possible? ». Le participant souhaite le développement d’une nouvelle culture, d’un nouveau lien entre les Autochtones et les Allochtones, où les technologies seraient utilisées pour vivre sur le territoire de façon plus réfléchie, où les savoirs serviraient à s’harmoniser avec l’Humain et avec le territoire plutôt qu’à se faire vivre par les industriels qui exploitent tout.

Jean-Denis déplore finalement l’absence de perspectives de changement de certains participants à la lutte. Certains propriétaires de chalets du secteur s’y sont joints davantage pour sauver la quiétude de leur petit coin de paradis que pour passer à l’action pour transformer les pratiques abusives des forestières dans la région et amener un débat social sur les besoins et la manière dont les ressources sont exploitées.

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Enfin, notons que la forêt Cyriac reste à ce jour au cœur d’une lutte pour sa sauvegarde alors qu’elle est toujours visée par l’exploitation forestière. Pour en savoir plus, on pourra visionner ce court vidéo réalisé en 2013, qui explique la nécessité de défendre cette forêt. Notez qu’il s’y trouve une erreur factuelle : les coupes de la forêt qui y sont relatées ont été réalisées en 2004 et non en 2003.

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