POST-SITUATIONNISME ET APPELISME AU « QUÉBEC » – Fragments 2004-2019. Partie II

Cet article est la deuxième et dernière partie de l’article Post-situationnisme et appelisme au Québec. Fragments 2004-2019. Pour la première partie, voir : Partie I. Des origines à la grève étudiante de 2012.

Partie II. De la grève étudiante de 2012 à l’autonomie radicale

Suivant la diffusion de la pensée post-situationniste, puis appeliste de la France vers le Québec au tournant des années 2000, un premier mouvement post-situationniste a vu le jour ici, animé notamment par Hors-d’Œuvre (2005-2018) puis par le groupe du journal De l’ostie de marde, devenu le Collectif de Débrayage (nébuleuse active environ de 2007 à 2017). Ces groupes ont élaboré une première mouture théorique de tendance post-situationniste et ont proposé certains modes d’action, dont l’intervention politique dans le mouvement étudiant. À l’orée de la grève étudiante de 2012 – la plus grande de l’histoire du Québec, qui a vu débrayer jusqu’à 350 000 étudiant.es et a duré six mois – la tendance post-situationniste se fractionne. D’un côté, le collectif Hors-d’Œuvre poursuit son virage vers le marxisme, s’intéressant davantage aux mouvements de masse, au syndicalisme et aux luttes des travailleuses et des travailleurs qu’à l’émeute ou à la vie collective, alors que le Collectif de Débrayage poursuit sa réflexion et sa pratique dans une perspective très marquée par l’appelisme français.

Dans la poursuite de notre histoire – fragmentaire – du post-situationnisme et de l’appelisme au Québec, c’est cette seconde tendance, sa continuité et sa postérité, qui retiendra notre attention. Nous verrons donc comment le Collectif de Débrayage s’inscrit dans la nébuleuse étudiante et gréviste de 2012 et comment il tente d’infléchir ce mouvement historique. Nous montrerons ensuite comment le Collectif, ainsi que de nouveaux groupes, poursuivent la théorisation et les pratiques appelistes. Les nouveaux lieux et les nouvelles pratiques « post-2012 » seront alors discutés. La grève étudiante de 2015, dans laquelle les anarchistes et les appelistes jouent un rôle crucial, retiendra aussi notre attention, ainsi que les nouveaux collectifs « autonomes » créés dans la foulée de ce débrayage en partie « sauvage ». Nous terminerons par un bilan historique et théorique de la mouvance post-situationniste et appeliste québécoise, ainsi que par un « état des lieux » de cette mouvance au cours des dernières années.

Alors que la grève étudiante de 2005 avait mené à la création du collectif Hors-d’Œuvre et que celle de 2008 avait été un moment important pour le futur Collectif de Débrayage (cristallisé en 2013), les membres de ces deux groupes avaient maintenant pour dessein, début 2012, de jouer un rôle important dans le déroulement de la nouvelle grève qui se préparait.

Barricade dressée lors de la bataille du Palais des Congrès (Montréal), 20 avril 2012.

La grève étudiante : usages et débordements

Durant l’année 2011, l’ensemble des grandes associations syndicales étudiantes du Québec se préparent en vue d’une grève au printemps 2012, qui a pour objectif de bloquer la décision de doubler les frais de scolarité (sur cinq ans) annoncée en mars 2011 par le gouvernement provincial (libéral) de Jean Charest. La plus combative de ces associations, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ, 2001-2019), appelle à des actions dès l’automne 2011 et met en place une coalition (Coalition large de l’ASSÉ, CLASSE). Des militant.es anarchistes et appelistes proches de l’ASSÉ s’installent par ailleurs dans un local qui doit servir de « quartier général » durant la grève. La Maison de la Grève deviendra rapidement un haut lieu d’organisation pour les « paras-asséistes » les plus radicaux.ales, anarchistes et appelistes. En effet, l’ASSÉ, depuis sa création par des militant.es anticapitalistes, est très poreuse aux idées anarchistes et révolutionnaires (elle naît dans la foulée du contre-sommet de Québec de 2001). On trouve, tant dans sa direction que dans l’équipe de rédaction de son journal, des militant.es d’extrême gauche (alors que son équipe de communication est nettement plus réformiste). Les militant.es radicaux.ales sont donc en mesure d’influencer cette association de l’intérieur comme de l’extérieur, par diverses stratégies de débordements théoriques et pratiques encouragées (notamment) depuis la Maison de la Grève.

Ce lieu, entre autres animé par des membres du Collectif de Débrayage, aura une importance marquée dans la diffusion des idées autonomes au printemps 2012. L’endroit se veut à la fois un espace de rencontre et d’organisation, de diffusion idéologique et de planification logistique ; un lieu depuis lequel intervenir dans la grève et y participer sans entrave institutionnelle. « On a donc pensé ouvrir une Maison de la Grève. Il fallait qu’existe un lieu hors des universités et des AG. On a vite trouvé un local en plein centre, tout près de l’UQAM et du square Berri, avec une grande pièce, une cuisine et une mezzanine. […] La Maison de la Grève se voulait enfin le lieu d’un recul, d’un temps long qui permettrait de ne pas sombrer complètement dans une agitation tournant à vide. Avec les revirements constants de situation, on se sentait très vite dépassé par ce qui se passait. La Maison de la Grève devait répondre à ce besoin de prendre du temps dans l’urgence, pour discuter, réfléchir ensemble au sens de ce qui était en train de se passer et des manières possibles d’intervenir. » (On s’en câlisse, pages 74-75) Le lieu tente d’articuler présence et retrait, entre-soi et intervention publique. Il réussit sa mission dans la mesure où il sera le lieu d’organisation de plusieurs actions directes, infléchissant parfois le mouvement étudiant vers plus de radicalisme. Les idées et les modes d’action y sont débattus : anarchistes et appelistes s’y fréquentent, formant une nébuleuse qui aura certainement un rôle marquant à divers moments pendant et après la grève de 2012. Les fameuses manifestations nocturnes doivent beaucoup aux animateur.trices de ce lieu.

Manifestation de soir du 25 avril 2012.

Or, la répression policière qui répond au mouvement de 2012 n’épargne pas la Maison de la Grève. Dès le mois de février 2012, cinq camarades n’ont plus le droit de fréquenter le lieu par ordre d’une cour de justice. Le 12 mars, suite à La nuit de la création, des policiers (utilisant comme prétexte la consommation d’alcool sur la voie publique) arrêtent de nombreux militant.es devant le local, avant de fouiller le lieu (pour amasser des preuves ?). Suite à cette intervention policière, la Maison de la Grève devient un lieu en constante surveillance, ce qui entraîne une certaine désaffection jusqu’à sa fermeture à l’été. Ce n’est qu’avec leur investissement d’un autre local à partir de 2013, La Passe (ouverte en novembre 2012), que les appelistes et autonomes retrouveront peu à peu un « quartier général » à Montréal.

La participation appeliste à la grève de 2012 se cristallise dans des actions qui débordent le calendrier et la méthode des organisations syndicales. Dans le récit et la pratique de la grève, ce sont les moments émeutiers et le décloisonnement du sujet étudiant qui comptent le plus pour les appelistes. Une suite d’événements de haute intensité innerve cette « grève appeliste » : manifestation opposée à la brutalité policière le 15 mars, manifestation contre le Plan Nord le 20 avril, bataille de Victoriaville le 4 mai, fumigènes lancés dans le métro de Montréal le 10 mai et finalement la manifestation contre le Grand Prix de Formule 1 le 9 juin. Cette trame d’actions confrontant ouvertement l’État constitue pour les appelistes l’histoire de 2012 (que la présence appeliste ait été déterminante ou pas lors de ces actions), tandis que la planification stratégique, l’organisation de manifestations pacifistes ou les négociations servent simplement de trame de fond à cette « histoire insurgée ».

Après la fin de la grève de 2012, alors que s’amorce leur installation à La Passe, les membres du Collectif de Débrayage se mettent à l’analyse de la grève avec l’ouvrage intitulé On s’en câlisse, qui deviendra leur travail le plus achevé.

Un récit appeliste de la grève, une proposition conceptuelle

À l’automne 2013 a lieu le lancement de On s’en câlisse. Histoire profane de la grève (printemps 2012, Québec). Dans ce livre, il s’agit de produire une histoire de la grève qui rende visibles certaines pratiques minoritaires et d’offrir une théorisation de celles-ci en vue de poser un socle théorico-pratique à de telles actions, compositions et dynamiques (appelistes) dans un avenir proche. Autrement dit, il faut écrire une certaine histoire qui deviendra un outil pour les appelistes (comme pour un plus large réseau) dans les grèves futures, et non produire un « récit objectif » dans une perspective syndicaliste, marxiste, etc. Cette histoire se concentre sur la puissance (anonyme) du faire-grève, comme axiome de la grève de 2012, ou du moins de ses moments réellement déterminants. Au-delà du témoignage, c’est une volonté de théorisation qui anime l’ouvrage : il faut poser les bases d’une théorie révolutionnaire originale et située dans l’époque actuelle, redevable aux post-situationnistes comme aux post-structuralistes. Cette volonté est rapidement posée : « Il s’agit tout d’abord de dessiner le paysage dans lequel s’est déroulé le printemps, paysage non seulement symbolique, psychologique et institutionnel, mais également physique et urbanistique. Sans oublier le fond sourd des luttes recouvertes sous des décennies de conjuration. […] De cette analyse de l’état bloqué du Québec pré-grève découle une théorie susceptible d’en montrer à la fois la particularité et l’exemplarité, effort paradoxal où des singularités rigoureusement quelconques deviennent partageables dans une multitude d’autres situations. Car ce n’est qu’en raison de sa contingence que la spécificité québécoise peut faire écho aux autres. » (page 19)

Il est important de noter cette volonté théorique, alors que Hors-d’Œuvre, autre collectif post-situationniste marquant de l’époque, semble se focaliser à ce moment-là sur la critique de la récupération institutionnelle et réformiste de la grève (par la production de courts-métrages notamment). Il faut dire qu’à ce moment, la rupture est bien consommée entre les deux tendances représentées par ces deux groupes : les « débrayistes » se lancent résolument dans la production théorique appeliste tandis que Hors-d’Œuvre assume sa position marxiste critique. Ce recentrement marxiste l’éloigne ainsi de manière définitive de la nébuleuse post-situationniste, appeliste et autonome après 2012.

La théorie du Collectif de Débrayage se fonde sur l’idée que le Québec est un « lieu quelconque » du capitalisme tardif. Les éléments mêmes de notre société qui contribuent au blocage symbolique et à l’absence de détermination au Québec produisent la « singularité quelconque » de ce lieu, ce qui permettrait d’expliquer la tendance au « métissage » de plusieurs traditions dans la grève. Par contre, cet avantage issu de ce que le collectif qualifie d’insignifiance ne règle pas tous les problèmes. À l’image de plusieurs autres économies du capitalisme avancé, la gouvernance par la dette (globalement) et le réformisme du syndicalisme étudiant (en ce qui concerne ce milieu) demeurent des problèmes majeurs. Entre cette « singularité quelconque » et les structures sociales de contrôle, il y aura la grève de 2012 et ses innovations. C’est de ce temps dense que le Collectif de Débrayage parle le plus et duquel il tire le cœur de sa théorie, voyant les innovations pratiques et les chamboulements qu’elle dévoile comme autant de possibilités réactivables.

Les réflexions sur l’anonymat comme politique et comme tactique – nous sommes tou.tes « Steve » –, la tactique des « Light bloc » afin de confondre les policiers, mais aussi le mouvement des casseroles, servent de référents pour une nouvelle manière d’agir qui a comme horizon « le retrait offensif » du monde de la production. Ainsi, la stratégie d’appui au mouvement, incarnée par les démonstrations de bruit (grâce aux casseroles) dans un moment de dure répression, est pensée comme une possibilité de débordement populaire de la grève, la création d’un autre plan de consistance. Par ce geste de solidarité, il devient possible d’envisager un élargissement (politique et pratique) de la grève. C’est ici qu’intervient l’idée du devenir-plèbe des grévistes étudiant.es lors du mouvement des casseroles, devenir-plèbe qui est aussi celui des protagonistes bruyant.es et solidaires. Autre idée soulevée dans le cadre de cette théorie du devenir-plèbe (collectif) : l’identification au signifiant (le gréviste étudiant.e devient un « carré rouge ») qui renforce l’anonymat et la cohésion du « corps social » en lutte. Ces analyses préfigurent, drôlement, celles que le site appeliste français Lundi.am proposera du mouvement des « gilets jaunes » en 2018-2019.

Le Collectif offre donc une théorie de la grève comme rupture (partielle) avec le monde oppressif. Ce moment permet une distension socio-politique ; il agit dans les corps et les personnes comme il est « agit par ses agent.es ». Ce processus de faire-grève permet un déploiement fluide et non immédiatement captable de révoltes, d’expériences, d’actions, qui transforment les agent.es et permet, en temps réel, le développement d’une nouvelle éthique plus sensible. L’expérience immanente, la communisation et le devenir-plèbe intensifient le moment du faire-grève tout en l’élargissant objectivement. Ce déploiement, s’il peut certes être stoppé par le pouvoir, n’en forme pas moins toujours une expérience de surpuissance pour les mouvements et les personnes impliquées. Reste que cette puissance dynamique du faire-grève ne doit pas être captée par l’ennemi, mais plutôt rejouée dans une nouvelle séquence de faire-grève, ou bien dans un « faire-grève quotidien », jusqu’à ce que cette « énergie de l’interruption » mène à la désactivation des appareils de capture eux-mêmes.

On s’en câlisse se conclut pourtant par un paradoxe : la grève comme « lieu exceptionnel » ne semble pas avoir eu d’autres conséquences directes que l’annulation de la hausse des frais de scolarité, en vertu même de sa récupération lors de l’élection du Parti Québécois en septembre 2012. Pour le Collectif, il ne faut pas (aux deux sens du terme : descriptif et impératif) voir cet instant comme un épiphénomène : « Si la grève est devenue un souvenir, une image qui hante les esprits, elle ne se décline pas pour autant au passé simple. Car elle est devenue un nouveau point de départ, une nouvelle origine, point focal d’une séquence imprévisible. Objet de réclamations, d’interprétations, de révisions et de regrets, la grève de 2012 sera marquée comme un moment fondamental. D’où la nécessité de ne pas laisser glisser entre nos doigts cette image déterminante pour les temps à venir et pour ne pas en confier le monopole aux lectures unitaires et consensualistes, en passe de provoquer une vraie nausée, un trop-plein de printemps érable. » (page 280)

Avec ce livre, le mouvement appeliste tente de subsumer ses efforts durant la grève en une théorie qui pourra se vérifier et se pratiquer dans le futur. L’appelisme cherche ainsi à souligner son importance dans la grève – qu’on ne saurait qualifier de déterminante malgré son intérêt – ainsi que de s’inscrire à un niveau théorique supérieur. La volonté d’asseoir sa crédibilité (par sa propre mise en récit) et au même moment de confirmer celle-ci par une théorisation, dans le but d’influencer plus profondément les mouvements sociaux et révolutionnaires au Québec, forment la dynamique en amont et en aval du livre. Grâce à son « livre d’histoires », le Collectif a tenté un rebrassage des références militantes habituelles. Même aujourd’hui, il est difficile de jauger l’originalité des thèses « débrayistes ». Ce qui est certain, c’est que le Collectif de Débrayage, notamment grâce à On s’en câlisse, s’est taillé une place importante dans le mouvement révolutionnaire québécois, devenant un lieu de passage entre les idées post-situationnistes et post-structuralistes françaises et les mouvements radicaux québécois, puis s’affirmant comme le groupe appeliste qui a su faire, au moment crucial de la grève étudiante de 2012, la jonction entre une première et une deuxième phase de l’appelisme au Québec. Le Collectif a par ailleurs offert aux nouvelles et nouveaux militant.es, initié.es à l’appelisme durant la grève de 2012, des éléments théoriques qui restent influents à ce jour, comme le démontre de nombreux articles du site Contrepoints.media (lancé à l’automne 2019).

Certaines analyses historiques du groupe survivent moins bien à l’épreuve du temps, dont celle de la « singularité quelconque » du Québec, modifiée par le travail historiographique effectué par le collectif appeliste Anarchives, qui a rappelé certains facteurs particuliers au Québec comme la question nationale ou encore le rôle des syndicats dans la fonction publique. Il n’en reste pas moins que le Collectif de Débrayage a eu une influence théorique et pratique dans le mouvement autonome. Cet aspect « pratique », qui ne doit pas être seulement entendu comme pratique politique, mais aussi (surtout ?) comme pratique existentielle, fait d’ailleurs de plus en plus sentir son influence. En effet, autour de 2012, le milieu appeliste consacre beaucoup de temps, de réflexions et d’efforts à renouveler les modes de vie, les rapports aux autres et les pratiques communes. Dans le privé et le personnel autant que dans l’action politique, la nécessité d’une éthique des affects et l’horizon d’une communisation s’imposent. S’il faut faire un (multiple) dans le faire-grève, il le faut aussi dans l’existence : l’horizon du « retrait offensif » comme sortie du monde atomisé en est bien sûr un de communisation. Ces conceptions du vivre-ensemble, de la communisation et de la commune s’imposent maintenant dans plusieurs milieux, ceux justement identifiés comme appelistes.

Après la grève : se (re)constituer

À l’été 2012, un camarade commence à fréquenter un lieu jusqu’alors sans lien avec les milieux radicaux : la Médiathèque Gaëtan Dostie. Située au 1214 rue de la Montagne, en plein centre-ville de Montréal, celle-ci rassemble une des plus grandes collections privées concernant l’histoire québécoise et la littérature d’ici. L’immeuble qui l’abrite, grande maison bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle, est assez spacieux pour accueillir plus de 50 000 documents de la collection, tout en laissant encore disponibles plusieurs espaces, dont une salle de réception et de spectacle. À l’hiver 2012-2013, un projet de librairie située dans la Médiathèque voit le jour : c’est la naissance de La Passe (2012-2016). Ce lieu aux nombreuses possibilités est peu à peu investi par toute une nébuleuse d’amateur.trices de littérature, de passioné.es d’histoire et de révolté.es en tous genres, dont plusieurs membres du Collectif de Débrayage. Durant plusieurs années, et sans se limiter à cette fonction, La Passe deviendra un lieu de rencontres, d’événements, de productions et de diffusion appeliste.

Le site appeliste Littor.al (né dans la foulée de la grève étudiante de 2015, nous y reviendrons) témoigne de l’esprit du lieu : « Ses contours flous, son caractère bigarré et mouvant appartiennent à son essence même, qui est de se risquer dans le rassemblement de l’hétéroclite et les paris les plus improbables ; dont le plus important est sans doute de tenir au caractère indissociable de ce qu’on appelle l’art et le politique. » (De La Passe à l’Impasse, 2018) Les activités qui s’y déroulent induisent (au moins) deux dynamiques pour le milieu : une convergence passionnée entre divers milieux artistiques et les milieux radicaux (surtout appelistes), et la rencontre marquante avec l’histoire littéraire et politique québécoise en raison de la présence de Gaëtan Dostie et de sa collection.

Les activités de La Passe relevant de la première dynamique entre art et politique sont les plus nombreuses, les plus courues et certainement (à l’époque) les plus influentes. La Passe devient rapidement un lieu de rencontre pour les musicien.nes underground comme pour les auteur.trices de la marge. De très nombreux spectacles y ont lieu, dont la série des Mardi tout croche ; on y organise aussi des cycles de conférences et d’ateliers-discussions (littéraires, étudiantes ou militantes) et des lancements de revues (Vendencres), d’albums ou de livres, dont Fuck Toute, le second ouvrage du Collectif de Débrayage. Durant toute la durée de La Passe, un atelier d’impression occupe aussi le sous-sol du bâtiment qui fait une véritable jonction entre toutes celles et ceux qui fréquentent le lieu ; tout le milieu militant ayant besoin d’affiches, tracts, livres ou autres précieux imprimés ! Une chambre noire est installée, la maison d’édition anarchiste Sabotart s’y établit, sans oublier la librairie qui demeure au centre de La Passe.

Ces deux pôles – l’atelier de presse et la librairie – sont bien à l’image du lieu qui se veut un centre où se rencontrent art, littérature et politique. L’impression « pirate » de centaines de copies du livre À nos amis (édition originale en 2014, puis impression québécoise en 2015) et la diffusion massive, souvent gratuite, du livre incarnent la jonction entre l’art et la politique… appeliste. En effet, À nos amis, second livre du Comité Invisible (en activité depuis 2007) est possiblement le livre le plus important de l’histoire de l’appelisme, suivant les deux revues fondatrices de Tiqqun (1999 et 2001). L’imprimer et le diffuser massivement est un acte clair d’affirmation de cette tendance, a fortiori à l’orée de la grève étudiante de 2015, que plusieurs – pas seulement les appelistes – essayeront de transformer en grève sociale. Comme de fait, l’impression pirate québécoise du livre est omniprésente durant la grève du printemps 2015, grève exsangue comparée à celle de 2012, mais plus radicale par son horizon.

La seconde de ces dynamiques se cristallise dans la création du collectif Anarchives (2013-2019), qui se consacre au travail archivistique et historique dans une perspective deleuzienne et révolutionnaire. Le groupe, composé de militant.es appelistes des années 2000 et 2010, relit l’histoire québécoise à l’aune de ses réflexions philosophiques et politiques, post-structuralistes, post-situationnistes et appelistes. L’histoire devient un nouvel outil de production de récits, pour forger les imaginaires et pour informer le présent ; les documents sont à la fois des traces comme des objets contemporains, à utiliser tel quel, sinon à détourner. Au fil de plusieurs expositions, le collectif tente ainsi d’infléchir la perception de l’histoire québécoise (généralement nationaliste) pour que de nouveaux récits modifient eux-mêmes les réflexions et les actions présentes. Anarchives s’est donc voulu le grand détour par le passé des milieux appelistes, qui gagnèrent de fait en profondeur historique, quoique se jouant un peu de l’histoire.

Malheureusement, l’aventure de La Passe finit en queue de poisson. En raison de la situation du lieu, en plein centre-ville, le propriétaire du bâtiment veut évincer la Médiathèque. La Commission Scolaire de Montréal (CSDM), bien que ne pouvant évincer cet organisme à but non lucratif, « découvre » soudainement que le bâtiment est contaminé, ce qui permet de chasser ses occupant.es à l’automne 2016. Certain.es membres de La Passe déménagent en 2017 dans un nouveau local, l’Église Saint-Enfant-de-Jésus au coin des rues Laurier et Saint-Laurent, toujours en compagnie de la Médiathèque Gaëtan Dostie. L’ambiance n’y est pourtant plus la même, le lieu redevenant grosso modo une collection certes remarquable, mais peu vivante. Les forces vives de l’appelisme quittent ce lieu pour ne plus y revenir.

« Manif contre l’austérité », 21 mars 2015 (Montréal). Photo : Isabelle Lévesque.

2015 : faire la grève sociale

Suivant l’élection du gouvernement provincial majoritaire de Philippe Couillard en avril 2014, les milieux radicaux sentent rapidement qu’ils seront en mesure de mobiliser la jeunesse militante. En effet, grâce à l’expérience acquise lors des grèves étudiantes de 2005, 2008 et 2012 ainsi qu’au contexte politique lié à l’élection d’un gouvernement libéral au discours résolument austéritaire, la conjoncture semble favorable pour la lutte sociale. Les milieux radicaux, notamment anarchistes, développent alors la stratégie suivante : profitant de leurs liens organiques avec l’ASSÉ, les militant.es auront comme but de provoquer une grève étudiante au printemps 2015 ; cette grève devra porter sur des enjeux (relativement) spécifiques pour ensuite se transformer en grève sociale. Afin que ce programme se réalise, la mobilisation est lancée dans le mouvement étudiant ainsi que dans différents secteurs de la société affectés par les mesures d’austérité (dont le système de santé). Les appelistes participent à l’organisation de la grève et à la mobilisation étudiante, tout en produisant, de puis La Passe, un discours et des imprimés pour la mobilisation. C’est dans ce domaine discursif que les appelistes se démarqueront le plus ; en effet, s’il.les participent à l’organisation des manifestations et aux affrontements divers, cela ne les distingue pas des anarchistes, des militant.es étudiant.es, voire des marxistes révolutionnaires. De plus, en 2015, le discours élaboré par les appelistes se distingue par une diffusion plus importante que durant la grève de 2012.

Les appelistes prennent également une place organisationnelle plus marquée dans la grève de 2015, grâce à sa structure décentralisée. Leur participation aux comités « Printemps 2015 » qui organisent la grève ainsi que leur présence dans les nombreuses manifestations est plus importante qu’en 2012. Cependant, la lecture qu’il.les font des deux grèves reste la même : on souligne le rôle des manifestations nocturnes, l’occupation de l’UQAM le 8 avril 2015 et la violence de la manifestation du 1er Mai cette année-là comme épisodes déterminants au centre du récit appeliste. Par ailleurs, la présence des appelistes dans cette grève ne s’est pas singularisée par une pratique distincte ou des lignes stratégiques propres ; leurs luttes contre les forces réformistes et l’État québécois ont été menées de concert avec les anarchistes. Cette grève est marquée par la création d’un plan de consistance comprenant plusieurs tendances visant à dépasser le réformisme syndical. Ce rapprochement des deux tendances radicales est cependant peu apparent dans les deux médias appelistes nés durant cette période (Hōs mē et Littor.al) et dans la publication du livre-bilan post-grève du Collectif de Débrayage, Fuck Toute (paru en 2016).

Le journal de mobilisation Hōs mē est lancé en novembre 2014 à l’initiative de militant.es appelistes fréquentant La Passe ; il se donne pour objectif d’informer sur les luttes en cours afin de lier celles-ci (il se proclame « bulletin de liaison »). Son titre est un programme en soi, référant au retrait offensif du faire-grève : « HŌS MĒ, c’est-à-dire comme non [en grec ancien], l’étudiant comme non étudiant, la travailleuse comme non travailleuse. Un tenseur interne qui fait jouer la condition contre elle-même dans la lutte. C’est par là que nous pouvons saisir toute l’importance qu’il nous faut accorder à la vie commune qui surgit dans nos luttes, dans le mouvement et dans nos rencontres. » (no. 1, novembre 2014) Au départ une initiative appeliste, le journal se lie immédiatement avec les comités « Printemps 2015 », unités de mobilisation choisies par les organisateur.trices de la grève en milieux étudiants et de travail. Plusieurs réflexions alimentent le journal, visant à la constitution de forces autonomes, mais non séparées de leur milieu d’origine. Les récits historiques présents dans chaque numéro témoignent du déplacement de la réflexion appeliste, moins francocentrée et se référant de plus en plus aux récits historiques québécois : ces témoignages du passé se présentent comme des possibilités de luttes réactivables.

Le troisième et dernier numéro (mars 2015) présente aussi deux axiomatiques politiques qui deviendront de plus en plus importantes pour l’extrême gauche et dans les milieux appelistes québécois : les enjeux féministes et de genre, ainsi que les luttes autochtones, notamment contre l’extractivisme. Si les enjeux de genre étaient présents dans le journal De l’ostie de marde (2007-2008) et que la revue Lieu Commun (2011) soulignait le caractère colonial du Québec, ces enjeux n’y étaient pas mis de l’avant ; ce n’est qu’après 2015 qu’ils seront au cœur des réflexions et pratiques politiques appelistes d’ici.

Le second média créé dans la foulée de la grève de 2015 est le site internet Littor.al (2015-2018). Inspiré par le site appeliste français Lundi.am (lancé en 2014), Littor.al se veut une plateforme appeliste collaborative où les différentes personnes et collectifs de la mouvance québécoise diffusent leurs textes. Certains textes français et américains y sont aussi republiés. Durant ses premiers mois d’existence, le site sert quasi exclusivement à relayer les réflexions sur la grève en cours avec la publication de récits produits presque en temps réel. En effet, pour chaque semaine de grève, le Collectif de Débrayage produit un récit (On s’en contre-câlisse…) dans les jours suivants. Cette narration sur le vif influence l’autoperception des grévistes et de leur mouvement, participant ainsi d’un certain mythe autoréalisateur du soi performant la grève sociale. Dit autrement : le mouvement se sent puissant en se mirant dans son image de puissance, image offerte par le Collectif de Débrayage. Plusieurs textes théoriques sont aussi publiés sur le site offrant des réflexions sur l’histoire des idées, la vie austère, l’extractivisme ou encore le devenir-meute, nouvelle variante du devenir-plèbe de 2012 en adéquation avec la figure du loup choisi comme symbole de la grève de 2015. On y trouve encore quelques polémiques avec les tendances réformistes et sociales-démocrates du mouvement étudiant (dont une réponse plutôt musclée visant le militant Jonathan Durand Folco, qui véhiculait lui-même un discours opposé au « radicalisme » de la grève). Enfin, plusieurs articles essayent de trouver une voie de passage entre l’organisation affinitaire chère aux anarchistes et l’organisation représentative, propre à la politique classique (notamment étudiante).

Suivant la fin de la grève en mai 2015, le site Littor.al s’oriente vers des réflexions générales sur la politique québécoise, demeurant ancré dans l’appelisme. On voit aussi s’y déployer des liens entre milieux artistiques et politiques radicaux, à l’image de ce qui se déroule à La Passe. Les collaborations internationales, entre autres avec des groupes américains, deviennent plus présentes durant les années 2016-2017. La fin de La Passe et d’une certaine configuration appeliste portée par les grèves étudiantes de 2012 et 2015 auront pourtant raison du projet.

La grève de 2015 connaît elle aussi une fin abrupte. Alors que la grève étudiante subit une répression massive de la part du gouvernement, de la police et des directions universitaires, l’élargissement du mouvement à la société ne se réalise pas. La grève sociale attendue, malgré certaines alliances, certains débrayages et des actions communes entre étudiant.es et travailleur.euses, n’advient pas. Il faut dire que les grandes centrales syndicales s’opposent à ce mouvement de grève qu’elles considèrent comme prématuré, au début du mandat d’un gouvernement majoritaire qui n’a donc pas la pression d’élections prochaines. Cela s’est avéré un très mauvais calcul de la part des syndicats : le gouvernement Couillard imposera son programme néolibéral et centralisateur sans vergogne, affectant jusqu’à nos jours les conditions de vie de millions de travailleur.euses. L’ASSÉ, qui avait participé sans enthousiasme à la grève en mars et avril, décide en mai de saborder le mouvement et appelle (sans prévenir les comités d’organisation autonomes) ses membres à ne pas reconduire celle-ci. La grève étudiante prend donc fin avant la mi-mai 2015. Mal en prit aussi à cette organisation qui entretenait des liens organiques avec les milieux radicaux depuis sa création en 2001 ; perçue dès lors comme traîtresse et corporatiste, elle sera combattue par les tendances anarchistes et radicales du mouvement étudiant jusqu’à sa dissolution officielle en 2019, alors qu’elle n’est plus que l’ombre d’elle-même.

Policiers en fuite lors de la bataille du Palais des Congrès, 20 avril 2012.

Des grèves, des lieux, des actions qui laissent des traces

Les années 2012-2016 ont été les plus importantes pour le mouvement post-situationniste et appeliste au Québec, particulièrement pour ce dernier. Impliqué dans les grèves étudiantes de 2012 et 2015, installé dans un immeuble au centre-ville de Montréal, produisant journaux et livres, l’appelisme connaît alors une véritable assomption, du moins dans les milieux d’extrême gauche et étudiants. Ce dynamisme a laissé de nombreuses traces, parfois aux marges du politique, qui ne peuvent être dissociées de l’activité plus traditionnelle de cette mouvance.

Le groupe d’action en cinéma Épopée, déjà présent dans les rues du Centre-Sud de Montréal grâce à son projet portant sur le travail du sexe de rue masculin entre 2005 et 2011, s’attelle à filmer les actions de certaines franges radicales (insurrectionnalistes, anarchistes et appelistes) durant les deux grèves étudiantes de 2012 et 2015. Au cours de ces grèves, le collectif Épopée participe aux manifestations tout en documentant les actions directes et les émeutes. Le collectif se rapproche de fait des autres participant.es à ces actions, anarchistes et appelistes (qui deviennent en quelque sorte indistinct.es dans l’action). Le collectif, bien que composé principalement de travailleur.euses en cinéma, produit dans ce contexte un tract, Nous la forêt – Insurgence (2012), sorte de mosaïque des sensibilités et des ambiances lors des émeutes, une œuvre marquée par l’appelisme. On y lit : « Vertige de l’absolue proximité. Utopie d’une présence sensible immédiatement réalisée. Tout est à nous. […] Se tenir. Debout. Se maintenir. Syntoniser l’énergie du négatif. Frémir de toute sa verticalité. Ton âme, ce présent à instaurer à même le capital et sa temporalité névrotique. Capter la fréquence du commun sensible. Creuser le temps qu’ils divisent et nous dérobent. […] Leurs ponctions judiciaires dans la force vive ; chaque jour de nouvelles pousses dans le vide du ravage. Nous et personne : la forêt » (texte complet en ligne).

Désormais en lien avec les milieux radicaux, le collectif Épopée produit trois œuvres cinématographiques : Insurgence (2013), Rupture (2016) et Contrepoint (2016), qui documentent les grèves, les manifestations, la violence policière, les sensibilités des participant.es, avec un intérêt marqué pour les corps en action, les ambiances, les dynamiques et l’éthique constitutive des milieux insurrectionnels. Le collectif, aux membres anonymes, défend une forme d’opacité – pour lui-même et le mouvement appeliste auquel il est lié – et une approche immanentiste dans sa manière même de documenter. En filmant l’événement de biais, en ne narrant pas et en refusant la personnalisation par la multiplication des sujets (foule ou très nombreux.euses protagonistes interwievé.es), Épopée s’attaque à la mise en récit réifiante et nostalgique des grèves passées, bien qu’il en soit un témoin privilégié. Les installations artistiques et des conférences (souvent sans les membres du collectif) favorisent aussi une mise en commun et une (ré)appropriation par les militant.es des images et de la parole recueillies. Le collectif disparaît peu après avoir présenté Fraction à la Cinémathèque québécoise (2016), une installation composée des trois œuvres cinématographiques nommées ci-dessus.

Autre exemple de l’ébullition appeliste de ces années : plusieurs livres publiés par la maison d’édition anarchiste Sabotart font écho à l’appelisme. Outre les livres du Collectif de Débrayage, on trouve notamment à son catalogue l’ouvrage Trace-Déprises (2014), du collectif Quelques Parts. L’ouvrage se veut une réflexion sur le rapport dynamique entre art et politique, sans confondre l’un et l’autre : « Nous ne croyons pas que l’action artistique doive ou puisse se substituer à son pendant politique. En ce sens, nous entrevoyons notre démarche artistique comme une série de gestes, politiques en tant que tels, mais relevant aussi d’un autre plan, d’une autre modalité. […] L’art ne sauvera pas le politique ; nous croyons au contraire qu’il entretient avec lui un rapport paradoxal. » (page 21) L’ouvrage élabore une réflexion sur la possibilité de déprise par rapport au monde dominant ainsi qu’aux affects qu’il cause. Il oppose à l’individualisme généré par le libéralisme existentiel (un concept tout droit sorti de l’Appel, 2003, à l’origine du mouvement éponyme) la possibilité de déserter dans les interstices du monde capitalisé, notion rappelant la grève humaine ou le faire-grève. Ainsi, un éditeur anarchiste devient lui aussi poreux aux idées et réalisations appelistes dans les années 2013-2016 : il faut dire qu’il était alors lui-même logé à La Passe !

La distribution de poèmes dans les manifestations en 2012 (Cache-cou et Fermaille) rappelle aussi une certaine éthique post-situationniste et appeliste, qui associe art et politique, sensibilité et action directe. Durant la grève de 2015, la même pratique se poursuit, avec entre autres Volte, une publication reprenant directement les thèmes appelistes. On peut lire dans son édition du 21 mars 2015 : « Car la politique m’est toujours apparue comme un espace de rencontres où s’associent, se fracturent, se transforment les perspectives divergentes pour l’accès à une vérité plus éclairée sur les nécessités d’une communauté. Or, le temps semble avoir été écarté du processus politique, réduit à une suite d’équations immédiates pour des résultats appliqués avec plus ou moins de presse […] avec cette frénésie qu’on reconnaît à celui qui accumule dans sa cave cannages et sacs de patates sous la rumeur d’une catastrophe à venir. » À ces publications éphémères s’ajoutent les nombreuses affiches aux thèmes appelistes sorties de La Passe et qui se voient partout lors de la grève de 2015… dont l’affiche figurant sur la couverture de Fuck Toute.

En somme, en cinéma, dans l’art, la littérature, la poésie, l’affiche, les thèmes et l’esthétique appelistes percolent (avec plus ou moins d’heurs, il est vrai). L’éthique immanentiste et sensible se prête bien à cet état de rencontre et d’assomption entre l’art et la politique, la vie présente et le devenir, le commun vécu et celui souhaité. Ce présentisme au monde donné, cette attention à la création artistique, aux corps et aux mouvements, s’incarne parfaitement durant la grève de 2015. Il préfigure d’ailleurs l’appelisme que nous connaissons aujourd’hui, focalisé sur l’éthique, la sensibilité et la communauté d’un côté, et les luttes de solidarité de l’autre.

Se rencontrer autrement

Un des traits significatifs de l’appelisme a toujours été le développement d’un être-au-monde collectif en rupture de ban avec les normes établies, particulièrement l’individualisme libéral. De fait, le mouvement appeliste s’est toujours configuré autour d’appartements et de lieux collectifs, liant le personnel et le politique dans la recherche d’une nouvelle éthique de vie communisée. Cette pratique du commun au présent, dans la vie quotidienne ou dans l’émeute, est d’ailleurs perçue comme garante d’un advenir-autre de la lutte et du monde. Dans la continuité de ces pratiques, les appelistes québécois.es cherchent sans cesse de nouvelles manières de se rencontrer. À partir de 2012, une de ces formes sera le campement estival, privé ou semi-privé, afin de socialiser et de réfléchir en commun la politique.

Deux camps en particulier, en 2013 et 2015, marquent le milieu appeliste. Le premier, le Lac-à-l’épaule, fait suite à la grève de 2012 et permet de faire un bilan pour le milieu de l’appelisme québécois. Le second, l’Appel de l’Est, est plus ouvert et cherche à opérer une (re)mobilisation suivant la grève du printemps 2015. Il se présente ainsi : « Relayé par Printemps 2015, l’Appel de l’Est vise un tel débordement dans la période estivale, où s’échouent trop souvent les grèves hélas, en déplaçant la lutte à même l’itinéraire des vacanciers : leur transformation du monde en dépotoir ne connaît pas de vacances ; saisissons les nôtres comme occasion de résister joyeusement. » L’Appel de l’Est est un succès avec plus de 200 participant.es aux rencontres et ateliers-discussions qui abordent des thèmes appelistes, écologistes, décoloniaux et les enjeux de la vie étudiante.

La forme du camp estival se transforme au cours des années suivantes, faisant place à des campements mixtes de résistance et de rencontre, comme avec le Camp de la rivière en Gaspésie. Ce campement, créé en appui au blocage d’un puits de forage pétrolier près de Gaspé, devient en 2017 et 2018 un lieu d’agrégation et d’organisation écologique et décolonial, permettant la rencontre avec des personnes Mi’kmaq représentant les souverainetés traditionnelles de la Gaspésie et des Maritimes. Ce camp a aussi été l’occasion d’une convergence élargie entre militant.es allochtones et autochtones. Cette forme d’occupation aux objectifs multiples – bloquer un projet extractiviste et établir un milieu de rencontre, voire de vie – s’est trouvée inspirée tant par la réclamation des terres indigènes des zapatistes du Mexique que la pratique appeliste des Zones à Défendre (ZAD), populaire en Europe, surtout en France et en Italie. Les militant.es du Camp de la rivière ont vite pris conscience que, dans un contexte de colonialisme de peuplement, leur occupation ne pouvait se faire sans l’accord et l’appui de la communauté Mi’kmaq. Ainsi, une frange de l’appelisme québécois s’est en quelque sorte dissoute dans une perspective décoloniale. Il est intéressant de noter que ces positions décoloniales, tenues (entre autres) par des personnes liées à l’appelisme, se sont souvent heurtées aux écologistes du Camp de la rivière liés au mouvement nationaliste québécois.

Reconfigurations : 2016-2019

Au cours des dernières années, une reconfiguration a mené à de nouveaux projets ainsi qu’à de nouveaux collectifs. Incarnant la tension entre décolonisation (marquée par les alliances avec les Premières Nations) et l’appelisme français et américain (quant aux perspectives éthiques et immanentistes), les Comités de défense et de décolonisation des territoires (CDDT) ont mené diverses actions en solidarité avec les Premiers peuples tout en publiant ponctuellement un magazine. Ces comités, visant à reconfigurer les luttes de solidarité avec les peuples autochtones, à lutter contre les projets écocidaires et à radicaliser les luttes écologiques, connaissent depuis un certain succès. Les perspectives de renouveau des liens avec les peuples autochtones, de transformation des rapports avec les territoires et de nouvelles formes de vie font écho à plusieurs thèmes dont nous avons traité tout en y injectant des idées nouvelles tirées de la fréquentation des militant.es autochtones.

Également, les militantes appelistes s’organisent plus souvent en groupes non mixtes et développent des pratiques autonomes. Cette inflexion est bien visible dès le texte Aux sources sourdes de la puissance publié sur Littor.al en 2015. Elle s’affirme avec le court-métrage réalisé par les femmes du collectif Épopée Chienne de nuit (2016). Le livre Petits morceaux de jeune homme, publié chez L’Oie de Cravan en 2019, s’inspire quant à lui directement des idées appelistes, tout en critiquant le masculinisme de ce milieu et en dévoyant plusieurs de ses concepts devenus des clichés. Aussi, certaines personnes liées aux milieux appelistes participent à Maillages, un grand rassemblement en non-mixité choisie qui se déroule à l’été 2018 et a mené à la publication d’un ouvrage éponyme (autoédité, 2019).

Malgré le délitement et la disparition des groupes appelistes plus anciens (le Collectif de Débrayage disparaît en 2017 ; Hors-d’Œuvre, devenu plus marxiste que post-situationniste, cesse ses activités en 2018 ; Anarchives disparaît ensuite, ainsi que Littor.al) des liens internationaux se perpétuent (entre autres avec la France) ou s’établissent durant ces années troubles. Des militant.es québécois.es collaborent par exemple avec la commune new-yorkaise de Woodbine (en activité depuis 2013). Le texte Nomos of the Earth de ce collectif avait déjà été traduit et diffusé au Québec, entre autres sur le site Littor.al, en 2015. Inhabit. Instructions for Autonomy (2018), également écrit par le collectif de Woodbine, est diffusé au Québec puis traduit en français (2019). D’autres textes américains comme Whitherburo. Applied Metaphysics (2012) circulent au Québec et témoignent des liens entre les appelistes d’ici et d’ailleurs. Enfin, notons la présence de militant.es québécois.es dans la nouvelle revue internationale appeliste Liaisons (deux numéros parus depuis 2018).

Du côté des nouveaux collectifs, un moment d’ébullition particulière marque l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en 2017 et 2018. Un nouveau collectif critique, Temps Libre, y est apparu en 2017. D’abord très marqué par le situationnisme et le post-situationnisme, il prend depuis 2018 un tournant marxiste assumé, influencé par la théorie de la communisation, comme en témoignent ses deux revues parues en 2019 et 2021. L’université voit aussi apparaître plusieurs autres collectifs (Mondes ingouvernables, Dispositions, Lisières) qui incarnent un appelisme renouvelé, focalisé autour d’un principe d’autonomie que l’on pourrait qualifier de « radicale ». Ces groupes affichent un discours résolument appeliste tout en effectuant un retour à l’Autonomie italienne, s’inspirent du Collectif de Débrayage et se réfèrent aux luttes en cours en Europe, au Rojava et au Chiapas. Refusant « la politique classique », ils s’intéressent avant tout à leurs propres communautés et à leur autonomie. Les thèmes véhiculés par leurs tracts et leurs brochures reprennent les « canons » de l’appelisme : les sensibilités vécues dans un monde perçu comme oppressant, la communisation, l’organisation affinitaire de la vie, les manières de « déserter », l’émeute ou encore la fête. Leurs projets se concentrent donc sur de nouvelles manières de vivre ici au présent, cherchant à faire de ces manières d’être au monde une nuisance pour le pouvoir et ses institutions. Les années 2017-2018 marquent ainsi le retour des fêtes appelistes et contestataires dans les murs de l’institution.

Depuis l’automne 2019, le monde post-situationniste et appeliste québécois se retrouve tout entier sur la plateforme Contrepoints.media. Celle-ci reprend dans une certaine mesure la perspective de Littor.al, tout en s’inspirant « du grand frère » français, Lundi.am. Presque tous les groupes appelistes, ainsi que quelques collectifs libertaires, y publient des textes ou y rediffusent leur travail. Les nouvelles sensibilités appelistes (autonomes et affinitaires) y sont prédominantes. Cette mouvance appeliste, souvent urbaine, se jointde plus en plus à des luttes de solidarité avec les peuples autochtones. En se liant à des militant.es autochtones, mais aussi féministes, queers, transgenres et racisé.es, la mouvance appeliste voit ses cadres transformés, préfigurant peut-être sa disparition prochaine, du moins dans sa forme franco-européenne : une dissolution pouvant donner lieu à une pratique et une théorisation des luttes plus situées.

Qu’est-ce qu’une histoire du post-situationnisme et de l’appelisme ? Une conclusion

L’histoire du post-situationnisme et de l’appelisme au Québec est une chose étrange, une chose partielle, une chose qu’on ne voudrait pas réifier, mais qu’on désire tout de même étudier. C’est d’abord une longue histoire française, celle du post-situationnisme, du post-structuralisme et d’une série de revues des années 1970 à 1990, telles que Les Fossoyeurs du Vieux Monde, Os Cangaceiros et La bibliothèque des émeutes. C’est aussi le récit des « années autonomes » puis de la revue Tiqqun (1999-2001). Pourquoi ? Parce que contrairement à l’anarchisme d’ici, fort d’une histoire québécoise et de liens internationaux multiples, l’appelisme est un mouvement récent, français, qui dans son prolongement québécois et américain, a été d’abord influencé par les théories et les pratiques françaises.

Une telle histoire raconte aussi l’arrivée discrète de cette mouvance au Québec, au début des années 2000, avec les difficultés pour documenter un mouvement qui se veut opaque. C’est ensuite le récit du conflit qui opposa les post-situationnistes du collectif Hors-d’Œuvre et l’équipe du journal De l’ostie de marde (devenu le Collectif de Débrayage) vers 2007-2011. C’est un amalgame de liens personnels et politiques qui lient appelistes, anarchistes et mouvement étudiant. Une histoire ponctuée de grèves, celles de 2005 et 2008, mais surtout celles de 2012 et 2015. C’est une histoire de lieux – l’important local de La Passe – de configurations, de collectivités, de liens parfois difficiles à percevoir, de pratiques publiques et de récits personnels. Une histoire portant sur des sensibilités qui se voulurent autres, et d’une trajectoire qui se veut du côté de l’éthique. C’est une histoire qui pourtant doit se faire principalement par les documents écrits et visuels, même si ces traces semblent souvent insuffisantes. Le mouvement s’est construit dans une volonté d’opacité : comment interroge-t-on les sans-visages ? Au détour, telle personne nous renseigne, telle autre nous met sur une voie, telle autre encore préfère nous envoyer paître. C’est une histoire qui, même si elle se présente d’emblée comme fragmentaire, ne plaît pas à tou.tes. C’est une histoire récente : les protagonistes sont bien vivant.es et encore concerné.es, si ce n’est encore de fervent.es militant.es appelistes. Enfin, c’est une histoire qui soulève forcément les passions, tant l’appelisme s’est voulu et se veut passionné et passionnel.

Ce récit impossible à « fixer », nous avons essayé de la faire au mieux. Nos camarades ne manqueront pas de nous corriger, mais ce n’est qu’en le faisant ensemble, quoique toujours de manière fragmentaire que nous pourrons en faire une histoire plus juste. Entre-temps, souhaitons que l’histoire récente de l’appelisme québécois serve d’outil pour un retour critique sur ce mouvement, afin d’en comprendre les bons coups comme les errements, et pour en tirer quelques enseignements. Puisque l’usage veut que le récit du passé forge le présent, espérons que celui-ci aura l’heur de nous offrir aujourd’hui une réflexion pertinente en vue de ce qui s’en vient.

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Pour aller plus loin

Pour mieux saisir le tournant marxiste du collectif Hors-d’Œuvre, on consultera la revue théorique éponyme éditée en 2011. Pour une lecture appeliste des grèves étudiantes de 2012 et 2015, on consultera les ouvrages du Collectif de Débrayage : On s’en câlisse. Histoire profane de la grève (printemps 2012, Québec) paru aux éditions Sabotart et Entremonde (2013) et Fuck Toute. Quelques flèches tirées du printemps 2015 paru aux éditions Sabotart (2016). Pour un traitement cinématographique des grèves de 2012 et 2015, on écoutera les films Insurgence (2013), Rupture (2016) et Contrepoint (2016) formant l’installation Fraction (2016) du collectif Épopée. On consultera aussi, pour comprendre le discours appeliste lors de la grève de 2015, les trois bulletins Hōs mē, parus de novembre 2014 à mars 2015. et le site Littor.al, toujours entièrement accessible. Sur l’appelisme américain contemporain, lié au mouvement québécois, on pourra lire cette entrevue récente avec le collectif new-yorkais Woodbine.

2 réflexions sur « POST-SITUATIONNISME ET APPELISME AU « QUÉBEC » – Fragments 2004-2019. Partie II »

  1. Les gens qui promulguent sans gêne une orthodoxie appeliste au Québec finiront par comprendre pourquoi c’est une mouvance tant discréditée dans son pays d’origine, la France, et encore plus depuis que les événements à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ont démontré quelques conséquences logiques de ces idées… quoique ce ne sont pas leurs potes français qui vont leur raconter comment ils se font virer d’espaces de luttes ces jours-ci, comme à la nouvelle ZAD du Carnet ou à Bure.

    Il est en effet temps de passer à quelque chose de nouveau et de plus situé. On peut trouver quelques écrits du Comité invisible bien intéressants, tout en refusant le tous-les-moyens-sont-bons-isme qui conduit toujours par drôle de coïncidence à des moyens de politicien-nes. Tout en reconnaissant qu’un mouvement de settlers visant à « arracher des terres » à tout prix n’a pas sa place dans notre contexte colonial.

Répondre à jAnnuler la réponse.

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