Le Black Panther Party for Self-Defense (BPP, 1966-1982) est le plus célèbre groupe révolutionnaire afro-américain. Prenant acte de la violence systémique vécue par les populations noires aux États-Unis, Bobby Seale et Huey P. Newton créent ce parti « pour l’autodéfense », mais aussi pour la révolution, en 1966. La jeune organisation se concentre d’abord sur la lutte contre la brutalité policière dans le centre-ville d’Oakland. Les membres du BPP mènent des campagnes de surveillance armée des activités de la police tout en informant les habitant.es sur leurs droits en tant que citoyen.nes, entre autres lors d’une arrestation. Le groupe se consacre subséquemment, à la grandeur du pays, à l’auto-organisation des communautés noires et au travail politique révolutionnaire. Influencé par Malcolm X, le Revolutionary Action Movement (RAM) et les révolutions communistes à Cuba et en Chine, le Black Panther Party développe une analyse radicale expliquant les terribles conditions d’existence des personnes noires aux États-Unis. Pour le parti, l’Amérique est capitaliste, impérialiste et intrinsèquement raciste, ce qui explique ses agissements intérieurs (notamment contre les populations noires) comme extérieurs (l’impérialisme). Comparant l’Amérique noire à une colonie intérieure, le Black Panther Party considère que les Afro-Américain.es ne pourront pas se libérer de la domination raciste des États-Unis autrement que par une révolution, c’est-à-dire en renversant le gouvernement américain et l’ensemble de ses structures oppressives, puis en instaurant le socialisme.
Pour construire une force révolutionnaire, le Black Panther Party travaille sur deux plans à travers l’ensemble des États-Unis. Il cherche d’abord à restituer leur puissance aux communautés noires en leur redonnant leur autonomie sur tous les plans. La construction de cliniques, d’écoles et de dispensaires est au cœur de cette préoccupation. On cherche aussi à décoloniser l’esprit par l’enseignement marxiste de l’histoire des Afro-Américain.es. L’organisation affirme que l’autonomie doit être gagnée l’arme au poing, puisque les Afro-Américain.es subissent les violences comme les assassinats dès qu’il.les cherchent à changer leur condition. Ainsi, le BPP arme ses troupes (comme la loi américaine le lui permet d’ailleurs) et développe une politique de défense armée contre les agents de l’État, militaires et policiers.
Ensuite, le parti cherche à consolider un mouvement révolutionnaire aux États-Unis, pour mener la guerre populaire au cœur de l’impérialisme. Pour le BPP, l’abolition du système capitaliste et de l’exploitation économique est une des conditions de l’avènement de la justice sociale. Le Black Panther Party, organisation phare du mouvement Black Power, s’éloigne des conceptions des nationalistes noir.es en s’alliant avec diverses organisations non-noires de l’extrême-gauche américaine. Cette position fait aussi en sorte de les éloigner du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC). L’internationalisme marque profondément l’organisation, qui forge au cours de son histoire des liens avec l’Algérie socialiste, avec les combattant.es palestinien.nes, avec Cuba, avec les régimes socialistes du Ghana puis de la Tanzanie, etc.
En octobre 1967, le cofondateur du Black Panther Party for Self-Defense, Huey P. Newton, est arrêté et accusé du meurtre d’un officier de police d’Oakland. En réponse à cette arrestation, un vaste mouvement de support se développe sous le mot d’ordre Free Huey. La campagne Free Huey, très médiatisée, fait largement connaître le Black Panther Party, qui jouit alors d’une popularité sans précédent. La campagne renforce aussi la volonté du FBI d’écraser l’organisation.
L’entrevue de Huey P. Newton que nous présentons dans cet article (ci-dessous) a lieu alors que le militant est en prison. Elle est menée par le journal The Movement (1964-1970), originaire de San Francisco. D’abord un bulletin d’information adressé aux « Amis de la SNCC », The Movement devient un mensuel national important, affilié au Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) puis à l’organisation Students for a Democratic Society (SDS). Les numéros du journal The Movement sont disponibles en ligne. Une version intégrale de l’entrevue (en langue originale) est disponible via la collection digitale de la Kent State University. Nous présentons ici notre propre traduction de l’entrevue, la première complète en français.
L’entrevue de 1968 est l’une des plus approfondies accordée par Huey P. Newton. Bien que les points de vue exposés soient ceux de Newton sur le mouvement du Black Power et sur l’organisation qu’il a contribué à fonder, ils représentent bien les conceptions du Black Panther Party en 1968. Dans cette entrevue, Newton aborde entre autres la question du nationalisme révolutionnaire et du nationalisme réactionnaire ainsi que celle du rôle des Blanc.hes dans la lutte contre le colonialisme intérieur américain. Il définit le Black Power, explique les liens entre la mobilisation contre la guerre au Vietnam et la libération noire puis aborde les conceptions politico-militaires du Black Panther Party.
En raison de ses activités et de la place accordée dans l’historiographie à quelques leaders célèbres, le Black Panther Party hérite d’une image hypermasculine. Outre cette image, il y a clairement eu certaines théories et dynamiques masculinistes au sein du BPP. Bien que l’organisation fut composée à 60 % de femmes, ni le BPP ni Huey P. Newton ne furent immunisés contre certaines dynamiques sexistes. Quelques idées avancées par Huey P. Newton dans l’entrevue ci-dessous, ainsi que son ton, témoignent de ce problème. Nous en sommes conscient.es, tout en considérant que cette entrevue reste essentielle à l’entendement du mouvement révolutionnaire noir des années 1960-1970. Les femmes du parti en étaient elles-mêmes conscientes, quoiqu’elles eurent choisi l’alliance avec les hommes noirs au sein du BPP, prenant sur elles de transformer le parti de l’intérieur. L’immense contribution des militantes du Black Panther Party est approfondie dans cette table ronde avec Ashley Farmer, Mary Phillips et Robyn C. Spencer, que nous espérons traduire sous peu.
Pour saisir l’énergie qui anime les militant.es du Black Panther Party et le large support dont il.les bénéficient, on regardera ces images, captées au moment de la libération de Huey P. Newton, en août 1970. Pour en savoir plus sur le Black Panther Party, on lira avec intérêt l’ouvrage de Joshua Bloom et Waldo E. Martin Jr. Black Against Empire: The History and Politics of the Black Panther Party. Sur l’influence du maoïsme sur le BPP et les révolutionnaires noir.es, on lira avec profit Black like Mao. Chine rouge et révolution noire sur le site Période.

Entrevue de Huey P. Newton
par le journal The Movement (1968)
THE MOVEMENT : La question du nationalisme est une question vitale dans le mouvement noir d’aujourd’hui. Certains ont fait une distinction entre le nationalisme culturel et le nationalisme révolutionnaire. Pourriez-vous commenter ces différences et nous donner votre point de vue ?
HUEY P. NEWTON : Il y a deux sortes de nationalismes, le nationalisme révolutionnaire et le nationalisme réactionnaire. Le nationalisme révolutionnaire dépend d’une révolution populaire avec comme but final de rendre le pouvoir au peuple. Donc, pour être un nationaliste révolutionnaire, vous devez nécessairement être un socialiste. Si vous êtes un nationaliste réactionnaire, vous n’êtes pas un socialiste et votre but final, c’est d’opprimer le peuple.
Le nationalisme culturel, le nationalisme boutiquier comme je l’appelle parfois, repose sur une perspective politique erronée. Cela ressemble plus à une réaction, au lieu d’être une réponse à l’oppression politique. Les nationalistes culturels sont touchés par l’idée du retour à l’ancienne culture africaine, symbole pour eux d’identité et de liberté. Autrement dit, ils croient que la culture africaine leur rendra automatiquement la liberté politique. Très souvent, les nationalistes culturels tombent dans les rangs des nationalistes réactionnaires. Papa Doc à Haïti est un excellent exemple de nationalisme réactionnaire. Il opprime le peuple, mais il met en avant la culture africaine. Il est contre tout ce qui n’est pas noir, ce qui à première vue est très bien, mais pour lui il s’agit seulement de tromper le peuple. Il a tout simplement mis dehors les racistes et les a remplacés par lui comme oppresseur. Beaucoup de nationalistes dans ce pays semblent avoir ces objectifs.
Le Black Panther Party, qui est un groupe révolutionnaire de Noirs, a conscience que nous devons avoir une identité. Nous devons prendre conscience de notre héritage noir pour nous donner la force d’avancer et de progresser. Mais cela ne signifie pas retourner à l’ancienne culture africaine, ce n’est pas nécessaire et ce n’est pas avantageux sur de nombreux points. Nous croyons que la culture en elle-même ne nous libérera pas. Nous allons avoir besoin d’un remède plus fort.
Nationalisme révolutionnaire
Un bon exemple de nationalisme révolutionnaire a été la révolution en Algérie lorsque Ben Bella a vaincu. Les Français ont été mis dehors, mais cela fut une révolution populaire parce que le peuple a obtenu le pouvoir. Les leaders qui ont vaincu n’étaient pas intéressés par le profit qu’ils auraient pu faire en exploitant le peuple et en le maintenant dans un état d’esclavage. Ils ont nationalisé l’industrie et remis les bénéfices aux mains de la communauté. Le socialisme, en deux mots, c’est cela. Les représentants du peuple sont aux affaires strictement sur mandat du peuple. Les finances du pays sont contrôlées par le peuple et on y touche quand on fait des modifications dans l’industrie.
Le Black Panther Party est un groupe nationaliste révolutionnaire et nous voyons une contradiction majeure entre le capitalisme de ce pays et nos intérêts. Nous voyons que ce pays est devenu de plus en plus riche sur la base de l’esclavage, et nous voyons que l’esclavage est ce à quoi aboutit le capitalisme. Nous avons deux maux à combattre, le capitalisme et le racisme. Nous devons détruire à la fois le racisme et le capitalisme.
MOVEMENT : Directement reliée à la question du nationalisme est la question de l’unité à l’intérieur de la communauté noire. Il y a eu un débat là-dessus depuis que le Black Panther Party a fait concourir ses candidats contre d’autres candidats noirs aux dernières élections de Californie. Quelle est votre position à ce sujet ?
HUEY : C’est une question bien particulière et qui ne date pas d’aujourd’hui. Historiquement, il y a ceux que Malcolm X appelle les nègres des champs et les nègres de maison. Le nègre de maison avait des privilèges, quelques privilèges. Il portait les habits usés du maître et ne devait pas travailler aussi dur que les Noirs des champs. Il en est venu à respecter le maître à tel point qu’il s’est identifié à lui, étant donné qu’il recevait de lui quelques miettes, ce que les Noirs des champs n’avaient pas. À cause de cette identification, il voyait les intérêts du maître d’esclaves comme ses intérêts propres. Parfois, il protégeait le maître d’esclaves plus que celui-ci ne l’aurait fait lui-même. Malcolm fait remarquer que si un jour la maison du maître prenait feu, le nègre de maison en faisait plus que lui pour éteindre le feu et sauver la maison. Tandis que, pendant ce temps, les nègres des champs priaient pour que la maison brûle en entier. Le Noir de maison s’identifiait tellement au maître que lorsque celui-ci tombait malade, le nègre de maison disait « Maître, nous sommes si malades ! ».
Bourgeoisie noire
Nous, le Black Panther Party, nous sommes les Noirs des champs, nous souhaitons que le maître meure s’il tombe malade. La bourgeoisie noire, il semble qu’elle joue le rôle du nègre de maison. Ils sont pour le gouvernement. Ils aimeraient bénéficier de quelques concessions, mais si on voit les choses du point de vue de l’ensemble, ils possèdent un peu plus de biens matériels, un peu plus d’avantages, un peu plus de privilèges que les Noirs prolétaires, la couche inférieure. De cette façon, ils s’identifient à la structure du pouvoir et voit les intérêts du pouvoir comme si c’était les leurs. En réalité, ce n’est pas le cas.
Le Black Panther Party a été obligé de tracer une ligne de démarcation. Nous sommes pour tous ceux qui sont pour la promotion des Noirs prolétaires, ce qui représente à peu près 98 % des Noirs ici en Amérique du Nord. Nous ne sommes pas contrôlés par les radicaux blancs de la mère-patrie, nous ne sommes pas non plus contrôlés par la bourgeoisie noire. Nous avons notre propre conscience. Et si la bourgeoisie noire ne peut pas s’aligner sur notre programme tout entier, alors la bourgeoisie noire devient notre ennemie. Et elle sera attaquée et traitée comme telle.
MOVEMENT : Le Black Panther Party a eu des contacts très importants avec les Blancs radicaux dès les débuts. Comment voyez-vous le rôle qu’ils peuvent jouer ?
HUEY : Les radicaux blancs de la mère-patrie sont la fine-fleur des enfants de la bête qui a pillé le monde en exploitant tous les peuples, se concentrant particulièrement sur les peuples de couleur. Ce sont les enfants de la bête qui désormais recherchent la rédemption, car ils se rendent compte de la nature de leurs anciens héros : des maîtres d’esclaves et des meurtriers, qui propageaient des idées qui n’étaient que des façades pour cacher l’injustice qu’ils infligeaient au monde entier. Ces enfants rejettent leurs pères.
Les Blancs radicaux de la mère-patrie, lorsqu’ils résistent au système, font quelque chose d’abstrait pour ainsi dire, parce qu’ils ne sont pas aussi opprimés que les Noirs. C’est un fait que leur oppression est assez abstraite, tout simplement parce qu’ils ne sont pas forcés de vivre dans une réalité d’oppression.
Les Noirs en Amérique et les gens de couleur dans le monde ne souffrent pas seulement de l’exploitation, mais souffrent aussi du racisme. Les Noirs ici en Amérique, dans la colonie noire, sont opprimés en tant que Noirs et exploités. Les Blancs sont des rebelles, la plupart d’entre eux viennent de la classe moyenne, qui n’est pas le lieu de l’oppression ouverte. C’est pourquoi j’affirme que leur rejet de l’oppression est quelque chose d’abstrait. Ils sont en quête de nouveaux héros, ils veulent se débarrasser de l’hypocrisie que leurs pères ont montré au monde. Ce faisant, ils voient ceux qui se battent réellement pour la liberté. Ils voient les peuples du monde qui réellement veulent la justice, l’égalité, la paix. Ce sont les peuples du Vietnam, d’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique, et le peuple noir ici en Amérique.
Révolutionnaires blancs
Ceci pose parfois un problème pour les révolutionnaires noirs, mais surtout pour les nationalistes culturels. Les nationalistes culturels ne comprennent pas les révolutionnaires parce qu’ils ne peuvent pas voir pourquoi un Blanc se retournerait contre le système. Ils pensent alors que c’est encore un peu plus d’hypocrisie de la part des Blancs.
À mon avis, il y a beaucoup de jeunes révolutionnaires blancs qui sont sincères dans leur volonté de se réconcilier avec l’humain et de transformer en réalité les principes moraux élevés que leurs parents et ancêtres n’ont fait qu’exprimer. En se cherchant de nouveaux héros, les jeunes révolutionnaires blancs les ont trouvés dans la colonie noire ici chez eux et dans les colonies du monde entier.
Les jeunes révolutionnaires blancs ont lancé le cri de colère pour le retrait des troupes au Vietnam, pour le retrait d’Amérique latine, pour le retrait de la République dominicaine et aussi pour l’arrêt des attaques contre la communauté noire ou colonie noire. On a donc une situation où les jeunes révolutionnaires blancs tâchent de s’identifier aux peuples opprimés des colonies, contre les exploiteurs.
Le problème est de savoir quel rôle ils peuvent jouer. Comment peuvent-ils aider la colonie ? Comment peuvent-ils aider le Black Panther Party ou tout autre groupe révolutionnaire noir ? Ils peuvent aider les révolutionnaires noirs d’abord en rejetant les institutions et ensuite en choisissant leurs amis. Par exemple, ils ont le choix d’être l’ami de Lyndon Johnson ou bien l’ami de Fidel Castro. L’ami de Robert Kennedy ou l’ami d’Ho Chi Minh. Ce sont des opposés directs. Un ami à moi ou un ami à Johnson. Après avoir fait ce choix, les révolutionnaires blancs ont le devoir d’agir.
Le système impérialiste ou capitaliste occupe certaines zones. Il occupe le Vietnam actuellement. Ils l’occupent en envoyant des soldats et des policiers là-bas. Ces policiers et soldats ne sont qu’une arme dans les mains des institutions. Ils font que le raciste est en sécurité dans son racisme. L’arme dans les mains des institutions lui permet d’exploiter en sécurité. Il est clair alors que le premier problème est de retirer l’arme des mains des institutions. Jusqu’à récemment, les radicaux blancs n’ont pas vu de raison d’entrer en conflit avec les policiers dans leurs propres communautés. Je dis « jusqu’à récemment », parce que maintenant les révolutionnaires blancs tentent de mettre quelques-unes de leurs idées en pratique, il y a ce point de friction. Nous disons que cela devrait être quelque chose de permanent.
Les Noirs sont opprimés dans la colonie par des policiers blancs, par des racistes blancs. Nous disons qu’ils doivent se retirer. Nous sommes conscients qu’il ne s’agit pas seulement de la police d’Oakland, mais des forces de sécurité en général. Le 6 avril, ce n’est pas seulement le département de police d’Oakland qui a tendu une embuscade aux Panthers. C’était le département de police d’Oakland, le département de police d’Emeryville et je ne serais pas surpris s’il y en avait d’autres. Lorsque les révolutionnaires blancs sont descendus pour fermer le terminal de l’armée en octobre 1965, ce n’est pas la police d’Oakland qui a essayé de les arrêter, mais la police d’Oakland, la police de Berkeley, la patrouille routière, le département du shérif et la garde nationale qui se tenait prête. On voit donc qu’ils font tous partie d’une seule organisation. Ils font tous partie de la force de sécurité pour protéger le statu quo, pour s’assurer que les institutions poursuivent leurs objectifs. Ils sont là pour protéger le système.
A mon avis, la conclusion raisonnable, c’est d’abord de voir l’ennemi, voir son plan, et si quelque chose se passe dans la colonie noire, alors les étudiants révolutionnaires blancs et tous les autres Blancs qui soutiennent la colonie devraient répondre en nous défendant, en attaquant l’ennemi dans leurs communautés. À chaque fois que nous sommes attaqués dans notre communauté, il devrait y avoir une réaction de la part des révolutionnaires blancs. Ils devraient répondre en nous défendant, en attaquant une partie des forces de sécurité. Une partie des forces de sécurité qui est déterminée à mener à bien les buts racistes des institutions américaines.
La position de notre parti, c’est que le Black Panther Party est composé entièrement de Noirs, parce que nous pensons comme Malcolm X qu’il ne peut y avoir d’unité entre Noirs et Blancs sans avoir d’abord réalisé l’unité entre les Noirs. Nous avons un problème dans la colonie noire qui est spécifique à la colonie, mais nous sommes preneurs d’une aide de la mère-patrie pourvu que les radicaux de la mère-patrie prennent acte du fait que nous avons une conscience propre, comme Eldridge Cleaver le dit dans Soul On Ice. Nous avons regagné notre conscience qui nous avait été arrachée et nous allons décider de nos propres options politiques et pratiques. Nous ferons la théorie et nous dirigerons la pratique. C’est le devoir des révolutionnaires blancs de nous aider en cela.
Par conséquent, le rôle des radicaux de la mère-patrie, et ils ont un rôle à jouer, c’est d’abord de savoir qui est son ami et qui est son ennemi – cela ils l’ont fait – et ensuite ils ne doivent pas se contenter d’expliquer leur désir de regagner des principes moraux et de rejoindre l’humain, mais ils doivent mettre cela en pratique en attaquant les protecteurs des institutions.
MOVEMENT : Vous avez beaucoup parlé des protecteurs du système, les forces armées. Pourriez-vous expliquer pourquoi vous insistez là-dessus ?
HUEY : La raison qui me pousse à traiter le sujet des protecteurs du système, c’est simplement parce que sans cette protection de l’armée, de la police, les institutions ne pourraient maintenir leur racisme et leur exploitation. Par exemple, maintenant que les Vietnamiens chassent les troupes impérialistes américaines de leur pays, les institutions racistes de l’Amérique impérialiste cessent automatiquement d’exercer leur oppression sur ce pays particulier. Ils ne peuvent pas appliquer leur programme raciste sans les armes. Les armes, ce sont les militaires et la police. S’ils étaient désarmés au Vietnam, alors les Vietnamiens seraient victorieux.
Nous sommes dans la même situation ici en Amérique. À chaque révolte, le gouvernement envoie ses hommes fortement armés. Si c’est une grève des loyers, à cause des logements indécents qui sont les nôtres, ils envoient la police jeter nos meubles par les fenêtres. Mais les gouverneurs ne viennent pas eux-mêmes. Ils envoient leurs protecteurs. C’est pourquoi, pour atteindre l’exploiteur corrompu, tu dois d’abord avoir affaire à son protecteur, la police qui reçoit ses ordres de lui. C’est inévitable.
MOVEMENT : Pourriez-vous être plus précis au sujet des conditions qui rendent possible une alliance ou une coalition avec des groupes à majorité blanche ? Pourriez-vous nous en dire plus sur votre alliance avec le California Peace and Freedom Party ?
HUEY : Nous avons une alliance avec le Peace and Freedom Party. Ce parti a soutenu notre programme intégralement et ceci est le critère pour s’allier avec les groupes révolutionnaires noirs. S’ils n’avaient pas soutenu le programme tout entier, nous n’aurions vu aucune raison de faire alliance avec eux, étant donné que la réalité de l’oppression, c’est nous. Pas eux. Ils sont opprimés seulement abstraitement, nous sommes opprimés réellement. Nous sommes les vrais esclaves ! C’est un problème dont nous souffrons plus que tous les autres, c’est le problème de notre libération. Donc c’est à nous de décider quelles mesures, quels instruments, quels programmes utiliser pour nous libérer. Beaucoup de jeunes révolutionnaires blancs reconnaissent cela et je ne vois pas de raison de ne pas nous allier avec eux.
MOVEMENT : D’autres groupes noirs ont l’air de penser d’après leur expérience passée qu’il leur est impossible de travailler avec des Blancs et de faire des alliances avec eux. Voyez-vous une bonne raison à cela et pensez-vous que l’histoire du Black Panther Party fait que le problème se pose différemment ?
Le SNCC et les libéraux
HUEY : II y avait autrefois quelque chose d’assez malsain dans le rapport entre les libéraux blancs soutenant les Noirs et les Noirs essayant de regagner leur liberté. À mon avis, un bon exemple serait la relation du SNCC avec ses propres Blancs libéraux. Je les appelle comme cela car ils sont clairement différents des Blancs radicaux. Le rapport qui existait, c’était le contrôle des Blancs sur l’organisation, qui a duré très longtemps. Depuis le tout début jusqu’à très récemment, les Blancs étaient la conscience du SNCC. Ils contrôlaient le programme, le financement, l’idéologie et toutes les positions tenues par le SNCC. L’activité des Noirs était limitée à ce programme, ils ne pouvaient pas faire plus que ce que les Blancs libéraux leur laissaient faire, ce qui n’était pas grand-chose. En agissant ainsi, les libéraux blancs ne travaillaient pas à l’auto-détermination de la communauté noire. Ce qu’ils voulaient, c’était obtenir quelques aménagements de la part de la structure du pouvoir. Ils ont coulé le programme du SNCC.
Stokely Carmichael est arrivé et, voyant cela, il a cherché à suivre le programme du Black Power de Malcolm X. Cela a effrayé beaucoup de libéraux blancs qui soutenaient le SNCC. Les Blancs ont eu peur quand Stokely est arrivé avec le Black Power, quand il a dit que les Noirs avaient une conscience propre, que le SNCC ne serait plus composé que de Noirs et que le SNCC chercherait l’auto-détermination pour la communauté noire. Les libéraux blancs ont alors retiré leur soutien et ont abandonné l’organisation en état de faillite financière. Les Noirs qui étaient dans l’organisation, Stokely et H. Rap Brown, en sont sortis très en colère contre les libéraux blancs qui les avaient aidés en leur faisant croire qu’ils étaient sincères. Ils ne l’étaient pas.
Par conséquent, la direction du SNCC tourna le dos aux libéraux blancs, ce qui fut une très bonne chose. Je ne pense pas qu’ils aient fait de différence entre libéraux blancs et révolutionnaires blancs, parce que ces derniers sont blancs aussi, or ils craignent d’établir quelque contact que ce soit avec des Blancs. Au point de nier que les révolutionnaires blancs puissent venir en renfort en soutenant le programme du SNCC dans la mère-patrie. Non pas en établissant des programmes ou en devenant membre de l’organisation, mais simplement en résistant. De la même façon que les Vietnamiens se savent soutenus dès que d’autres peuples opprimés dans le monde résistent. Tout simplement parce que cela fait s’éparpiller les troupes. Cela exténue le pays militairement et économiquement. Si les radicaux de la mère-patrie sont sincères, cela sera incontestablement un plus dans l’attaque que nous menons contre la structure du pouvoir. Dans notre programme, nous reconnaissons que la révolution dans la mère-patrie nous aidera dans notre libération et qu’elle rejoint tout à fait notre combat !
Haïr l’oppresseur
Je pense que l’une des grandes tares du SNCC est d’avoir été contrôlé par le dirigeant traditionnel, le commandeur tout-puissant, le Blanc. Il était la conscience du SNCC. Puis le SNCC a regagné sa conscience, mais je crois qu’il a perdu sa perspective politique. À mon avis, il a été une réaction plus qu’une réponse. Le Black Panther Party n’a JAMAIS été contrôlé par les Blancs. Le Black Panther Party a toujours été un groupe noir. Nous avons toujours uni la conscience et le corps. Comme nous n’avons jamais été contrôlés par les Blancs, nous n’avons pas peur des radicaux de la mère-patrie. Notre alliance est celle de groupes noirs organisés avec des groupes blancs organisés. Donc nous n’acceptons pas de domination liée à la couleur de la peau. Nous ne haïssons pas les gens blancs, nous haïssons l’oppresseur. S’il se trouve que l’oppresseur est blanc, alors nous le haïssons. S’il ne nous opprime plus, alors nous ne le haïssons plus.
Or, de nos jours, les maîtres d’esclaves forment un groupe blanc. Nous sommes en train de le renverser par la révolution dans ce pays. Je pense que la responsabilité des révolutionnaires blancs est de nous aider en cela. Et quand nous sommes attaqués par la police ou les militaires, alors c’est au tour des radicaux de la mère-patrie d’attaquer les meurtriers et de répondre comme nous le faisons, en suivant notre programme.
Maître / esclave
MOVEMENT : Vous dites qu’il y a un processus psychologique qui a existé dans l’histoire, entre les Noirs et les Blancs, et qui doit changer dans le cours de la lutte révolutionnaire. Pourriez-vous expliquer ce point ?
HUEY : Oui. La relation historique entre les Blancs et les Noirs dans ce pays a été la relation entre le maître et l’esclave, le maître étant la conscience et l’esclave le corps. L’esclave accomplissait les ordres que la conscience exigeait de lui. Ce faisant, le maître prenait son humanité à l’esclave parce qu’il lui retirait sa conscience. Il a retiré aux Noirs leur conscience. Mais dans ce processus, le maître d’esclaves a perdu son propre corps. Comme Eldridge l’a écrit, le maître devenait « le commandeur tout-puissant » et l’esclave devenait « le domestique surmâle ».
Ce rapport a placé l’un au poste de commandement, l’autre dans les champs. Toute cette relation se développe au point que le commandeur tout-puissant et le domestique surmâle deviennent des contraires. L’esclave devient un corps fort accomplissant toutes les tâches pratiques, tout dans ce qu’il fait devient masculin. Le commandeur tout-puissant, dans le processus où il se sépare de toutes les fonctions corporelles, s’aperçoit à la fin qu’il s’est émasculé. Ceci est très vexant pour lui. Ainsi, l’esclave perd sa conscience et le maître perd son corps.
Cela a conduit le maître d’esclave a devenir jaloux de l’esclave parce qu’il se le représente comme étant plus qu’un homme et, le pénis étant une partie du corps, comme étant supérieur à lui sexuellement parlant. Le commandeur tout-puissant baisse dans sa propre estime lorsqu’il s’aperçoit que son projet d’asservir l’homme noir a une contrepartie, lorsqu’il s’aperçoit qu’il s’est émasculé. Il cherche alors à castrer l’esclave. Il fait donc tout pour prouver que son pénis peut battre celui du domestique surmâle. Il dit « moi, le commandeur tout-puissant, je peux avoir accès aux femmes noires ». De son côté, le domestique surmâle a aussi une attraction psychologique pour la femme blanche « la créature hyperféminine », pour la simple raison qu’elle est le fruit défendu. Mais le commandeur tout-puissant décréta que les contacts de ce type seraient punis de mort. En même temps, pour renforcer son désir sexuel, pour confirmer, pour prouver le fait qu’il est un homme, il allait dans les quartiers d’esclaves pour avoir des relations sexuelles avec la femme noire, « l’amazone confiante en soi ». Non pas pour se satisfaire, mais seulement pour confirmer qu’il est un homme. Le seul fait de posséder l’amazone confiante en soi prouve à ses propres yeux qu’il est bien un homme. Parce qu’il n’a pas de corps, pas de pénis, il désire castrer l’homme noir psychologiquement. L’esclave a toujours été à la recherche de sa propre unité : une conscience et un corps. Il a toujours voulu être capable de décider, de gagner le respect de sa femme. Parce que les femmes veulent des hommes comme cela. Je vous livre ce schéma pour qu’il nous permette de comprendre ce qui arrive de nos jours. La structure du pouvoir blanc en Amérique se définit toujours comme étant la conscience. Ils veulent contrôler le monde entier. Ils partent piller le monde. Ils sont les policiers du monde exerçant leur contrôle spécialement sur les peuples de couleur.
Retrouver sa conscience
L’homme blanc ne peut pas regagner son humanité, ne peut pas se réunir avec son corps parce que le corps est noir. Le corps est symbolique de l’esclavage et de la force. L’esclave est dans une situation nettement plus favorable, parce que devenir pleinement humain est pour lui une question psychologique, et c’est toujours plus facile de faire une transition psychologique qu’une transition biologique. S’il reprend sa conscience, s’il reprend ses couilles, alors il perdra toute peur et sera libre de déterminer sa destinée. C’est cela qui se passe de nos jours dans la rébellion des peuples opprimés contre les dominants. Ils reprennent leur conscience et affirment que nous avons une conscience propre. Ils affirment que nous voulons la liberté de déterminer la destinée de nos peuples, en unissant la conscience avec le corps. Ils la reprennent en l’arrachant des mains du commandeur tout-puissant, du dominant, de l’exploiteur.
En Amérique, les Noirs eux aussi chantent cela : nous avons une conscience propre. Nous devons gagner la liberté de déterminer notre destinée. C’est presque quelque chose de spirituel, cette unité, cette harmonie. L’unité de la conscience et du corps, donc celle de l’homme en lui-même. Je trouve que certains slogans du président Mao montrent bien cette théorie de l’unité de la conscience et du corps à l’intérieur de l’homme. Par exemple quand il appelle les intellectuels à aller à la campagne. Les paysans à la campagne sont tous des corps ; ils sont les travailleurs. Mao les a envoyés là-bas parce que la dictature du prolétariat ne laisse pas de place au commandeur tout-puissant, il n’y a aucune place pour l’exploiteur. Par conséquent, il doit aller à la campagne pour regagner son corps, il doit travailler de ses mains. Ainsi, on lui fait vraiment une faveur, parce que le peuple le force à unir sa conscience avec son corps en les mettant tous les deux au travail. En même temps, l’intellectuel lui apprend l’idéologie politique, il l’instruit, unissant ainsi la conscience et le corps du paysan. Leur corps et leur conscience sont unis et peuvent diriger leur pays. Je pense que c’est un très bon exemple de cette unité et c’est l’idée que je me fais de l’homme parfait.
Le guérillero
MOVEMENT : Vous avez mentionné à un autre moment que le guérillero était l’homme parfait et ce genre de formulation semble correspondre directement au guérillero en tant qu’homme politique. Souhaitez-vous faire un commentaire à ce sujet ?
HUEY : Oui, le guérillero est un homme unique. Cela contraste avec les théories orthodoxes marxistes-léninistes où le parti contrôle les militaires. Le guérillero n’est pas seulement le guerrier, le combattant militaire ; il est aussi le commandant militaire ainsi que le théoricien politique. Debray dit « pauvre le stylo sans les fusils, pauvre le fusil sans le stylo ». Le stylo n’étant qu’une extension de l’esprit, un outil pour écrire des concepts, des idées. L’arme n’est qu’une extension du corps, l’extension de nos crocs que nous avons perdus au cours de l’évolution. C’est l’arme, ce sont les griffes que nous avons perdues, c’est le corps. Le guérillero est à la fois le commandant militaire et le théoricien politique. En Bolivie, le Che a dit qu’il n’avait reçu que très peu d’aide du parti communiste. Le Parti communiste voulait être l’esprit, le Parti communiste voulait avoir le contrôle total de l’activité de la guérilla. Mais il ne participait pas encore au travail pratique des guérilleros. La guérilla, d’autre part, n’est pas seulement unie en elle-même, mais elle tente également de le faire savoir au peuple en éduquant les villageois, en leur donnant une perspective politique, en leur montrant les choses, en les éduquant politiquement et en armant le peuple. Ainsi, la guérilla donne un esprit aux paysans et aux travailleurs. Parce qu’ils ont déjà le corps, vous obtenez une unité de l’esprit et du corps. Les Noirs ici en Amérique, qui ont longtemps été les travailleurs, ont retrouvé l’esprit et nous avons maintenant une unité d’esprit et de corps.
MOVEMENT : Seriez-vous prêt à étendre cette formule aux radicaux blancs ; à dire qu’une de leurs luttes aujourd’hui est de récupérer leurs corps ?
HUEY : Oui, je pensais avoir été clair. Le radical blanc de la mère-patrie, en devenant militant, tente de récupérer son corps. En étant un activiste et non le théoricien traditionnel qui expose le plan, comme le Parti communiste essaie de le faire depuis si longtemps, le radical blanc de la mère-patrie retrouve son corps. La résistance des radicaux blancs à Berkeley au cours des trois dernières nuits est une bonne indication que les radicaux blancs sont sur le chemin du retour. Ils ont identifié leurs ennemis. Les radicaux blancs ont intégré la théorie à la pratique. Ils réalisent que le système américain est le véritable ennemi mais que pour attaquer le système américain, ils doivent s’attaquer au flic ordinaire. Pour s’attaquer au système éducatif, ils doivent s’attaquer à l’enseignant ordinaire. Tout comme le peuple vietnamien, pour attaquer le système américain, il doit s’attaquer au soldat ordinaire. Les radicaux blancs de la mère-patrie retrouvent maintenant leur corps et ils reconnaissent également que l’homme noir a un esprit et qu’il est un homme.
MOVEMENT : Pourriez-vous commenter la façon dont cette compréhension psychologique aide dans la lutte révolutionnaire ?
HUEY : Vous pouvez voir que dans des déclarations faites jusqu’à récemment, les Noirs qui n’ont pas été éclairés ont défini l’homme blanc en l’appelant « The MAN ». « The Man » prend cette décision, « The Man » ceci et « The Man » cela. La femme noire avait du mal à respecter l’homme noir parce qu’il ne se définissait même pas comme un homme ! Parce qu’il n’avait pas d’esprit, parce que le décideur était en dehors de lui-même. Mais le groupe d’avant-garde, le Black Panther Party, ainsi que tous les groupes révolutionnaires noirs, nous avons retrouvé notre esprit et notre virilité. C’est pourquoi nous ne définissons plus l’administrateur omnipotent comme « The Man »… ou l’autorité comme « The MAN ». En fait, l’administrateur omnipotent et ses agents de sécurité sont moins qu’un homme car nous les définissons comme des porcs ! Je pense que c’est une chose révolutionnaire en soi. C’est le pouvoir politique. C’est le pouvoir lui-même. En fait, qu’est-ce que le pouvoir sinon la capacité de définir et d’agir ensuite de la manière souhaitée ? Quand les Noirs commencent à définir les choses et à les faire fonctionner de la manière souhaitée, on appelle cela le Black Power !
MOVEMENT : Pourriez-vous nous en dire plus sur ce que vous entendez par « Black Power » ?
HUEY : Le Black Power, c’est vraiment le pouvoir du peuple. Le programme des Black Panthers, le « Panther Power » comme nous l’appelons, respectera l’humanité tout entière et nous réalisons que le peuple doit gouverner et déterminer son destin. Éliminez le contrôleur. Le Black Power n’humilie pas et ne soumet personne à l’esclavage ou à l’oppression. Le Black Power, c’est donner le pouvoir à des gens qui n’ont pas eu le pouvoir de déterminer leur destin. Nous défendons et nous aidons tout peuple qui lutte pour déterminer son destin et ce, quelle que soit la couleur de leur peau. Les Vietnamiens disent que le Vietnam devrait être capable de déterminer son propre destin. Le pouvoir du peuple vietnamien. Nous chantons aussi le pouvoir du peuple vietnamien. Les Latino-Américains parlent de l’Amérique latine pour les Latino-Américains. Cuba Sí et Yanquis No. Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas que les Yankees aient du pouvoir, c’est juste qu’ils ne veulent pas qu’ils aient du pouvoir sur eux. Ils peuvent avoir du pouvoir sur eux-mêmes. Quand la colonie noire en Amérique veut avoir le pouvoir sur son destin, c’est le pouvoir noir.
MOVEMENT : Beaucoup de radicaux blancs sont romantiques par rapport à ce que le Che a dit : « dans une révolution, on gagne ou on meurt ». Pour la plupart d’entre nous, il s’agit en fait d’une question abstraite ou théorique. C’est une vraie question pour vous et nous aimerions que vous nous disiez ce que vous ressentez à ce sujet.
HUEY : Oui, le révolutionnaire ne voit aucun compromis. Nous ne ferons pas de compromis parce que la question est si fondamentale. Si nous faisons un compromis d’un iota, nous vendons notre liberté. Nous vendons la révolution. Et nous refusons de rester des esclaves. Comme le dit Eldridge dans Soul on Ice : « un esclave qui meurt de causes naturelles ne mettra pas deux mouches mortes en balance sur la balance de l’éternité ». En ce qui nous concerne, nous préférons être morts que de continuer l’esclavage dans lequel nous sommes. Si nous faisons des compromis, nous compromettrons non seulement notre liberté, mais aussi notre humanité. Nous nous rendons compte que nous sommes confrontés à un pays très technique et nous réalisons que ce ne sont pas seulement des tigres de papier, comme le dit Mao, mais aussi de vrais tigres parce qu’ils ont la capacité de massacrer beaucoup de gens. Mais à long terme, ils se révéleront être des tigres de papier parce qu’ils ne sont pas en accord avec l’humanité ; ils sont séparés du peuple. Nous savons que l’ennemi est très puissant et que notre humanité est en jeu, mais nous pensons qu’il faut être victorieux pour nous reconquérir, pour retrouver notre humanité. Et c’est là le point fondamental. Donc, soit nous le ferons, soit nous n’aurons aucune liberté. Soit nous gagnerons, soit nous mourrons en essayant de gagner.
L’état d’esprit des personnes noires
MOVEMENT : Comment est-ce que vous définiriez l’état d’esprit des Noirs en Amérique aujourd’hui ? Sont-ils désenchantés, ou veulent-ils une plus grosse part du gâteau, sont-ils aliénés ou au contraire refusent-ils de rentrer dans une maison en flammes, refusent-ils de s’intégrer à Babylone ? Que faut-il pour qu’ils deviennent révolutionnaires ?
HUEY : J’allais dire désillusionnés, mais je ne crois pas que nous ayons jamais eu l’illusion d’être en liberté dans ce pays. Cette société est totalement décadente et nous le savons. Les Noirs s’en rendent compte chaque jour un peu plus. Nous ne pouvons pas gagner notre liberté dans le système actuel, le système qui mène sa politique de racisme institutionnalisé. Votre question porte sur ce qu’il faut faire pour les stimuler à faire la révolution. Je pense que c’est déjà en train d’être fait. Ce n’est plus qu’une question de temps, à nous de les éduquer par notre programme et de leur montrer la voie de la libération. Le Black Panther Party est le phare qui montre aux Noirs la voie de la libération.
Vous avez remarqué les insurrections qui ont eu lieu dans tout le pays, à Watts, à Newark, à Détroit. Elles étaient toutes des réponses du peuple exigeant la liberté de déterminer sa destinée, rejetant l’exploitation. Désormais, le Black Panther Party ne pense plus que les émeutes traditionnelles, ou les insurrections qui ont eu lieu, soient la réponse. Il est vrai qu’elles se dirigeaient contre les institutions, contre l’autorité et l’oppression à l’intérieur de la communauté, mais elles étaient inorganisées. Cela étant, les Noirs ont appris de chacune de ces insurrections.
Ils ont appris de Watts. Je suis sûr que les gens de Détroit ont été éduqués par ce qui s’est passé à Watts. Peut-être était-ce une mauvaise éducation. Les cibles ont été manquées. Ce n’était pas la pratique la plus correcte, mais les gens ont été éduqués par la pratique. Les gens de Détroit ont suivi l’exemple des gens de Watts, en y ajoutant un peu du leur. Les gens de Détroit ont appris que la façon d’attaquer l’État, c’est de faire des cocktails molotov et descendre dans les rues en masse. Cela a été une matière de leur enseignement. Le slogan est alors arrivé « Burn, baby, burn ! ». Les gens ont été éduqués par l’activité, la pratique, qui s’est répandue dans tout le pays. Les gens ont appris à résister, mais peut-être pas de façon correcte.
Éduquer par l’activité
Ce que nous devons faire en tant qu’avant-garde de la révolution, c’est de corriger ces défauts, par l’activité. La grande majorité des Noirs sont illettrés ou semi-illettrés. Ils ne lisent pas. Ils ont besoin d’une activité à suivre. Cela vaut pour tous les peuples colonisés. La même chose est arrivée à Cuba où douze hommes, avec Fidel Castro à leur tête, ont vu la nécessité de prendre le maquis pour attaquer le gouvernement corrompu, pour attaquer l’armée qui était la protectrice des exploiteurs à Cuba. Ils auraient pu faire de la propagande par voie de tracts ou écrire des livres, mais le peuple n’aurait pas répondu. Ils devaient agir, et le peuple a vu et entendu cela, et de cette façon il a pu apprendre à répondre à l’oppression.
Ici, nous les révolutionnaires noirs, nous devons montrer l’exemple. Nous ne pouvons pas faire exactement comme à Cuba, parce que Cuba c’est Cuba et qu’ici ce sont les États-Unis. À Cuba il y a beaucoup de terrains pour protéger la guérilla. Ici, le pays est principalement urbain, nous devons trouver de nouvelles solutions pour compenser la supériorité technologique du système, sa rapidité de communication et de réaction, etc. Nous avons des solutions à ces problèmes et nous les mettrons en pratique. Je ne souhaite pas rentrer trop dans les détails, mais en tous cas, nous allons éduquer par l’action. Nous allons engager des actions pour faire que les gens lisent notre littérature. Parce qu’ils ne sont normalement pas poussés vers tout ce qui s’écrit, il y a trop d’écrits. Trop de livres fatiguent.
La menace des réformateurs
MOVEMENT : Kennedy avant sa mort, et dans une moindre mesure Rockefeller et Lindsay et d’autres libéraux de l’establishment ont parlé de faire des réformes pour donner aux Noirs une plus grande part du gâteau et ainsi arrêter tout mouvement révolutionnaire en développement. Qu’en pensez-vous ?
HUEY : Je dirais ceci : si un Kennedy ou un Lindsay ou n’importe qui d’autre peut donner un logement décent à tous nos concitoyens ; s’ils peuvent donner le plein emploi à nos concitoyens avec un niveau élevé ; s’ils peuvent donner le plein contrôle aux Noirs pour déterminer le destin de leur communauté ; s’ils peuvent donner des procès équitables dans le système judiciaire en remettant la structure à la communauté ; s’ils peuvent mettre fin à leur exploitation des personnes dans le monde entier ; s’ils pouvaient faire tout cela, ils auraient résolu les problèmes. Mais je ne crois pas que dans le système actuel, sous le capitalisme, ils seront capables de résoudre ces problèmes.
Le peuple doit contrôler
Je ne pense pas que les Noirs doivent être dupés par leurs promesses, car tous ceux qui arrivent au pouvoir promettent la même chose. Ils promettent le plein emploi et un logement décent ; la Grande Société, la Nouvelle Frontière. Tous ces noms, mais aucun avantage réel. Aucun effet n’est ressenti dans la communauté noire et les Noirs sont fatigués d’être trompés et dupés. Le peuple doit avoir le plein contrôle des moyens de production. Les petites entreprises noires ne peuvent pas concurrencer General Motors. C’est tout simplement hors de question. General Motors nous a volés et nous a fait travailler pour rien pendant des centaines d’années. Elle a pris notre argent, a monté des usines et est devenue grosse et riche, puis elle parle de nous donner quelques miettes. Nous voulons un contrôle total. Nous ne sommes pas intéressés par quiconque promettant que les propriétaires privés vont soudainement devenir des êtres humains et donner ces choses à notre communauté. Cela n’est jamais arrivé et, d’après les preuves empiriques, nous ne nous attendons pas à ce qu’ils deviennent bouddhistes du jour au lendemain.
MOVEMENT : Nous avons soulevé cette question non pas parce que nous pensons que ces réformes sont possibles, mais plutôt pour connaître vos idées sur les effets que de telles tentatives de réforme pourraient avoir sur le développement d’une lutte révolutionnaire.
HUEY : Je pense que les réformes ne constituent pas une menace réelle. La révolution a toujours été entre les mains des jeunes. Les jeunes héritent toujours de la révolution. La population jeune croît à un rythme très rapide et ils sont très mécontents des autorités. Ils veulent le contrôle. Je doute que dans le cadre du système actuel, on puisse lancer un quelconque programme qui puisse acheter tous ces jeunes. Ils n’ont pas été capables de le faire avec le programme de lutte contre la pauvreté, la Grande Société, etc. Ce pays n’a jamais pu employer tous ses habitants simplement parce qu’il s’intéresse trop à la propriété privée et à la recherche du profit. Un programme sur la pauvreté plus important est exactement ce qu’il dit être, un programme visant à maintenir les gens dans la pauvreté. Je ne pense donc pas que les réformes représentent une menace réelle.
MOVEMENT : Aimeriez-vous dire quelque chose sur les activités des Panthers, en particulier en ce qui concerne les jeunes ?
HUEY : Les Panthers représentent un échantillon de la communauté noire. Nous avons des personnes âgées comme des jeunes. Les plus jeunes sont bien sûr ceux que l’on voit dans les rues. Ce sont eux les militants. Ils sont la véritable avant-garde du changement parce qu’ils n’ont pas été endoctrinés et qu’ils ne se sont pas soumis. Ils n’ont pas été battus en brèche comme l’ont été certains des plus âgés. Mais beaucoup de personnes âgées se rendent compte que nous menons un combat juste contre l’oppresseur. Ils nous aident et participent au programme.
Prison
MOVEMENT : Parlez-nous de vos relations avec les détenus de la prison.
HUEY : Les prisonniers noirs ainsi que de nombreux prisonniers blancs s’identifient au programme des Panthers. Bien sûr, de par leur condition de prisonniers, ils peuvent voir l’oppression et les souffrances qu’ils ont subies aux mains de la Gestapo [N.D.L.R : la police en général]. Ils ont réagi à cette situation. Les prisonniers noirs ont tous rejoint les Panthers, environ 95 % d’entre eux. Maintenant, la prison est entièrement occupée par les Panthers et la police est très inquiète à ce sujet. Les prisonniers blancs peuvent s’identifier à nous parce qu’ils se rendent compte qu’ils n’ont pas le contrôle. Ils se rendent compte que quelqu’un les contrôle, eux et le reste du monde, avec des armes. Ils veulent aussi avoir un certain contrôle sur leur vie. Les Panthers en prison les ont éduqués et donc nous continuons la révolution à l’intérieur de la prison.
MOVEMENT : Quel a été l’effet des manifestations devant la prison qui réclamaient « Free Huey » ?
HUEY : Des réactions très positives. Lors d’une manifestation, je ne me souviens plus laquelle, deux trustees, des trustees blancs, ont tenu un panneau en carton par la fenêtre de la blanchisserie, sur lequel était écrit « Free Huey ». Ils disent que les gens l’ont vu et y ont réagi. Ils étaient très enthousiastes au sujet des manifestants parce qu’ils souffrent eux aussi d’être traités injustement par les autorités de libération conditionnelle et par la police ici, dans la prison.
Ouvert ou souterrain
MOVEMENT : Les efforts d’organisation des Panthers ont été très ouverts jusqu’à présent. Aimeriez-vous commenter la question d’une organisation politique clandestine par rapport à une organisation ouverte à ce stade de la lutte ?
HUEY : Oui. Certains des groupes nationalistes noirs estiment qu’ils doivent rester dans la clandestinité parce qu’ils vont être attaqués. Mais nous ne pensons pas qu’on puisse idéaliser la clandestinité. Ils disent que nous sommes romantiques parce que nous essayons de vivre une vie révolutionnaire et que nous ne prenons pas de précautions. Mais nous disons que la seule façon d’aller dans la clandestinité, c’est d’y être poussé. Tous les vrais mouvements révolutionnaires sont poussés dans la clandestinité. Prenez la révolution à Cuba. L’agitation qui se déroulait alors que Fidel était à la faculté de droit était très élevée. Même son existence dans les collines était, pour ainsi dire, une affaire de surface parce qu’il faisait savoir qui faisait des dégâts et pourquoi il faisait des dégâts. L’attraper était une autre histoire. La seule façon d’éduquer les gens est de leur donner l’exemple. Nous pensons que c’est très nécessaire. Nous sommes dans une période pré-révolutionnaire et nous pensons qu’il est absolument nécessaire d’éduquer les gens tant que nous le pouvons. Nous sommes donc très ouverts à cette éducation. Nous avons été attaqués et nous le serons encore plus à l’avenir, mais nous n’irons pas dans la clandestinité tant que nous ne serons pas prêts à le faire parce que nous avons notre propre esprit. Nous n’allons laisser personne nous forcer à faire quoi que ce soit. Nous allons nous mettre dans la clandestinité après avoir éduqué tous les Noirs et pas avant, alors il ne sera plus vraiment nécessaire pour nous de recourir à la clandestinité parce qu’on peut voir des Noirs partout. Nous aurons juste le matériel nécessaire pour nous protéger et la stratégie pour compenser le grand pouvoir que les hommes forts de l’establishment ont et prévoient d’utiliser contre nous.
L’organisation des Blancs
MOVEMENT : Vos commentaires sur les prisonniers blancs semblent encourageants. Voyez-vous la possibilité d’organiser un parti des Panthères blanches en opposition à l’establishment, éventuellement parmi les blancs pauvres et travailleurs ?
HUEY : Eh bien, comme je l’ai dit, le Black Power est le pouvoir du peuple et en ce qui concerne l’organisation des Blancs, nous donnons aux Blancs le privilège d’avoir un esprit et nous voulons qu’ils aient un corps. Ils peuvent s’organiser eux-mêmes. Nous pouvons leur dire ce qu’ils doivent faire, quelle est leur responsabilité s’ils prétendent être des révolutionnaires blancs ou des radicaux blancs de la mère-patrie, et c’est de s’armer et de soutenir les colonies du monde entier dans leur juste lutte contre l’impérialisme. Mais, plus que cela, ils devront agir par eux-mêmes.



1 réflexion sur « HUEY P. NEWTON – Entrevue avec The Movement (1968) »