Introduction
Le problème de la dialectique entre l’infrastructure et la superstructure est important pour les marxistes depuis le milieu du XIXe siècle, tant pour comprendre le fonctionnement de la société et le développement de l’histoire que pour penser le processus révolutionnaire. À ce sujet, il vaut la peine de rappeler le passage classique de Karl Marx (1818-1883) dans l’avant-propos de la Critique de l’économie politique (1859), lieu textuel qui influence les débats depuis plus de 150 ans. Le philosophe allemand affirme : « L’ensemble de ces rapports [de production] forme la structure économique [infrastructure] de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique [superstructure], et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. » Aux superstructures juridiques et politiques, Marx ajoute quelques lignes plus loin les superstructures « religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques »[1]. Ce passage crucial influença entre autres le penseur communiste italien Antonio Gramsci (1891-1937), dont la pensée fait l’objet du présent article.
Pour ce secrétaire général du Parti communiste d’Italie, subséquemment prisonnier politique du régime mussolinien[2], les rapports entre infrastructure et superstructure sont importants à plus d’un égard, mais notamment pour saisir le mouvement historique et l’action politique que l’on peut jouer afin d’infléchir son cours. Nous essaierons donc de reconstruire la pensée de Gramsci concernant ce problème, principalement en regard de sa pensée mature telle qu’exprimée dans les Cahiers de prison (en particulier les Cahiers 10 à 13, rédigés de 1932 à 1935[3]). Nous présenterons d’abord les correspondances entre le « canon marxiste » et la pensée de Gramsci avant de nous pencher sur les originalités de l’auteur italien, dont « l’autonomie relative »[4] qu’il attribue à la superstructure. Nous nous demanderons ensuite si la pensée gramscienne est originale dans le contexte du renouveau marxiste des années 1920-1930, marqué entre autres par les apports de penseurs tels Georg Lukacs et Karl Korsch. Nous tenterons enfin de montrer que Gramsci, malgré ce contexte d’ébullition auquel il est lié, propose des innovations théoriques propres.

L’infrastructure et la superstructure chez Gramsci
Un premier et important passage du Cahier 12, § 1 semble inscrire les réflexions gramsciennes en continuité avec les idées de Marx[5]. Le philosophe italien indique que « tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui donnent homogénéité et conscience de sa fonction ». L’infrastructure sert ici de fondement et de matrice aux classes sociales, qui elles produisent les intellectuels, agents des superstructures. Gramsci précise quelques lignes plus loin que « tout groupe social essentiel [a] émergé dans l’histoire à partir de la structure économique précédente et comme expression d’un de ses développements (de cette structure) »[6]. La détermination mécanique entre infrastructure et superstructure semble difficilement contestable dans ce passage. Que l’auteur ajoute que des catégories sociales « dépassées » se perpétuent de manière résiduelle après la disparition de l’infrastructure qui les avait produits ne change pas la portée de son propos.
Dans le même ordre d’idées, Gramsci continue en soulignant le caractère fondamental du mode de production (auquel sont liés les « groupes sociaux fondamentaux ») et le caractère second (d’un point de vue logique, pas nécessairement temporel) du domaine superstructurel, notamment idéologique (auquel sont associés les « intellectuels »). Le penseur italien indique que les rapports d’exploitation qui fondent la société sont justifiés dans le domaine de l’idéologie afin d’obtenir « le consentement spontané des grandes masses de la population à la direction imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant ». En cas d’échec de l’idéologie, c’est une autre superstructure qui doit prendre le relais de manière coercitive, soit l’État, afin de maintenir l’organisation socio-économique[7]. Dans ce passage, on voit à nouveau le caractère fondamental attribué par Gramsci à l’infrastructure, dont découlent les superstructures (idéologiques, juridiques, politiques) et qu’elles viennent soutenir[8]. Plus loin, l’auteur ajoute : « Le programme de réforme économique est précisément la manière concrète dont se présente toute réforme intellectuelle et morale. »[9]
La section du Cahier 12, fréquemment citée afin de montrer la continuité entre Marx, Lénine et Gramsci dans leur conception des liens entre infrastructure et superstructure, et leur manière commune d’envisager l’histoire selon le prisme du matérialisme historique, ne saurait résumer la pensée de l’auteur italien. On ne peut nier l’importance qu’il accorde à la détermination économique dans l’histoire et dans la production de nouvelles superstructures. Pourtant, son matérialisme historique se distingue de la vulgate boukhariniste, ce que l’on voit clairement dans ses critiques du déterminisme économique de Boukharine[10]. À ce sujet, il est pertinent de noter le rôle accordé par Gramsci à l’homme, ainsi que l’historicisme de sa position : « Nous ne connaissons la réalité que par rapport à l’homme, et de même que l’homme est un devenir historique, de même aussi la connaissance et la réalité sont un devenir, et l’objectivité elle-même est un devenir. »[11] Cette importance accordée à l’homme dans la compréhension de l’histoire poussera d’ailleurs Gramsci à valoriser les superstructures plus que Boukharine, comme lieu potentiel d’une épistémologie transformatrice et d’une pratique culturelle pouvant agir sur le cours de l’histoire[12].
La double réflexion gramscienne sur la détermination infrastructurelle et l’importance de la superstructure dans la compréhension et la transformation historique est claire lorsque Gramsci affirme : « La conception du monde que l’on a en propre répond à des problèmes déterminés posés par la réalité. »[13] Dans un tel passage, malgré l’importance qu’il accorde aux idées, il semble encore que celles-ci découlent relativement mécaniquement de l’infrastructure. Déterminisme et historicisme sont donc bien présents chez Gramsci qui par contre, même dans les passages les plus « traditionnels » que nous venons de citer, ne néglige jamais la superstructure. En ce sens, il fait écho au passage de Marx précédemment cité, dans lequel l’idéologie devient le lieu où « les hommes prennent conscience de ce conflit [entre le capital et le travail] et le poussent jusqu’au bout »[14]. C’est à partir de cette dernière idée de Marx que Gramsci développera sa pensée propre sur « l’autonomie relative » de la superstructure et de son rôle dans le mouvement historique[15].


Les originalités de Gramsci
Si nous avons d’abord souligné une certaine primauté de l’infrastructure sur la superstructure, il est temps de voir comment cette primauté est surtout logique et comment la superstructure possède, chez Gramsci, une « autonomie relative » lui permettant non seulement certains développements propres, mais aussi d’influencer l’infrastructure, dans un processus dialectique original. Cette dialectique, qui détermine l’histoire selon Gramsci, met en valeur l’inter-influence entre infrastructure et superstructure, et montre comment seul ce processus peut rendre compte des transformations et des dépassements historiques[16].
Dans le Cahier 10, Gramsci indique clairement, à la suite de l’avant-propos de la Critique de l’économie politique, que « la réalisation d’un appareil hégémonique, dans la mesure où il crée un nouveau terrain idéologique, détermine une réforme des consciences et des méthodes de connaissance »[17]. On voit donc que la superstructure n’est pas qu’un reflet de la réalité matérielle, mais qu’elle est aussi en mesure de produire un nouveau régime épistémologique et de pensée, qui ne peut qu’influer sur l’activité des groupes sociaux, notamment leurs activités politiques[18]. Ainsi, si la philosophie marxiste est née dans un contexte socio-économique la déterminant, elle est certainement devenue pour Gramsci un outil conceptuel et politique capable de transformer le monde, sous la forme de la philosophie de la praxis. La diffusion d’une idéologie au sein des masses sert de « base pour des actions vitales »[19]. Si la pensée politique se présente d’abord comme produit des conditions matérielles et comme critique d’une situation produisant ses propres contradictions, le travail au niveau de la diffusion de cette pensée critique devient pour Gramsci un élément en soi porteur de transformation, qui peut produire l’action politique à même de modifier l’infrastructure. Cette « conception propre du réel »[20] est à même d’influencer le cours de l’histoire, la société, l’État, et en dernière instance, l’économie.
Concernant l’étude du développement historique, Gramsci note : « On prévoit réellement dans la mesure où l’on agit, dans la mesure où l’on applique un effort volontaire et donc où l’on contribue concrètement à créer le résultat prévu. La prévision se révèle par conséquent non comme un acte scientifique de connaissance, mais comme l’expression abstraite de l’effort que l’on fait, la façon pratique de créer une volonté collective. »[21] Ce passage montre clairement la conséquence d’une activité dans le domaine des idées, convertie en action politique que l’on comprend transformatrice. Gramsci s’éloigne ainsi du déterminisme de la Deuxième Internationale, se rapprochant plutôt du « volontarisme » léniniste[22]. Autrement dit, la philosophie qui « se pose soi-même comme élément de la contradiction » se porte de fait au niveau de « l’action »[23]. Reprenant la pensée de Sorel, Gramsci ajoute que « l’idéologie politique [est] une création de l’imagination concrète qui travaille sur un peuple dispersé et pulvérisé dans le but d’en susciter et d’en organiser la volonté collective »[24]. Encore une fois, l’intérêt de Gramsci est de dépasser la détermination simple de l’infrastructure sur la superstructure pour montrer comment, dans le domaine superstructurel, se joue une guerre des idées qui peut mener au développement d’une pensée critique dont la diffusion au sein des masses permet à celle-ci d’agir et de transformer le monde[25]. Le domaine de la production devient donc une matrice, mais qui peut se voir transformer dialectiquement suivant une réflexion critique et une action politique conséquente[26].
« On prévoit réellement dans la mesure où l’on agit, dans la mesure où l’on applique un effort volontaire et donc où l’on contribue concrètement à créer le résultat prévu. La prévision se révèle par conséquent non comme un acte scientifique de connaissance, mais comme l’expression abstraite de l’effort que l’on fait, la façon pratique de créer une volonté collective. »
Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 202.
Gramsci précise que « la volonté en tant que conscience à l’œuvre de la nécessité historique [est le] protagoniste d’un drame historique réel et effectif »[27]. En regard de cette dernière formulation, on comprend pourquoi nous pouvons parler d’une dialectique originale de Gramsci dans sa compréhension matérialiste de l’histoire. L’auteur, en effet, présente l’infrastructure comme le premier fondement de l’histoire, la conscience critique (l’idéologie marxiste) se développe et se déploie en contradiction avec la forme historique qui l’a vue naître, ce qui entraîne à terme un dépassement historique et une nouvelle infrastructure, dont la prochaine sera pour Gramsci le socialisme. Si un premier rapport de force (découlant d’une contradiction) existe dans l’infrastructure, un autre existe dans le domaine politico-idéologique (superstructure)[28], qui possède une « autonomie relative » ; nous entendons par cette expression une certaine autonomie des superstructures, malgré leur détermination infrastructurelle première, qui leur permet de déployer des idées et pratiques qui ne sont pas seulement le reflet de la réalité économique, mais ayant aussi leur dynamique propre et la capacité d’agir, via l’action politique, sur l’infrastructure.
Gramsci considère aussi qu’il y a différents étages superstructuraux, dont certains reflètent plus mécaniquement l’infrastructure (par exemple les lois), alors que d’autres se trouvent dans une sphère plus « dynamique », où l’activité humaine et politique est plus en mesure d’agir. Ainsi, l’action politique est « le premier moment ou le premier degré, le moment au cours duquel la superstructure est encore dans sa phase immédiate de simple affirmation volontaire »[29]. Autrement dit, la politique ne se trouve pas à un niveau de complexité et de fixité tel que d’autres superstructures, mais reste un champ d’affirmation et d’activité. C’est le point de jonction entre la réalité matérielle et les autres superstructures, celle qui agit dans le réel et donne lieu aux autres superstructures, mais aussi celle qui permet de faire agir, en sens « contraire », les innovations superstructurelles sur l’infrastructure. La politique est au « premier degré » dans le sens où elle se trouve la plus proche de l’infrastructure, et non dans le sens où il lui manquerait quelque chose. Elle se meut « sur le terrain de la réalité effective, mais pour la dominer et la dépasser », étant « philosophie en acte »[30]. Gramsci pointe aussi vers une conception en cercles concentriques des superstructures, mais seulement sous forme de question qu’il laisse sans réponse[31] : si cette conception était développée, on pourrait peut-être poser la politique comme point central d’où rayonne les autres superstructures, tout en maintenant son rôle de « lieu de passage » vers l’infrastructure.
Nous pouvons maintenant voir comment la dialectique infrastructure / superstructure agit dans le matérialisme historique de Gramsci. Pour lui, les conditions matérielles restent le socle de tout mouvement ou changement historique. Ainsi, « aucune société ne s’assigne de tâches pour la solution desquelles les conditions nécessaires et suffisantes n’existent pas déjà », ajoutant que tout dépassement d’une infrastructure se produit lorsque celle-ci n’est plus capable de contenir de nouvelles « forces productives »[32]. Pourtant, ces conditions du changement historique ne suffisent pas à expliquer le cours de l’histoire : le remplacement effectif d’une société par une autre découle de l’action de groupes sociaux antagoniques de l’ordre préexistant. Cette lutte doit se jouer, en bonne partie, dans le domaine superstructurel et en particulier culturel, d’où la nécessité d’organiser la vie ouvrière et de lutter pour l’hégémonie. Si l’auteur qualifie « d’organiques » les mouvements profonds de l’économie, ceux-ci n’expliquent pas en eux-mêmes un changement social ; en effet, une « crise organique » peut très bien durer « des dizaines d’années » sans entraîner de changement infrastructurel si un nouveau groupe social n’a pas su développer et imposer son hégémonie afin de remodeler le monde[33]. Associé à la conjoncture, la lutte pour l’hégémonie n’en est pas moins importante, même si « le lien dialectique entre ces deux ordres de mouvements […] est difficile à établir exactement »[34]. Il ne faut ni tomber dans « l’économisme », ni dans « l’idéologisme », deux théories qui peuvent sembler « réconfortantes » par leur simplicité, mais qui ne sont pas en mesure de rendre compte de l’histoire et moins encore de l’activité politique et culturelle nécessaire pour les révolutionnaires[35].
Enfin, on ne peut passer sous silence l’objectif de Gramsci dans ses réflexions sur la dialectique infrastructure / superstructure et l’histoire : « de telles analyses ne peuvent et ne doivent être fin à elles-mêmes, […] elles n’ont de sens au contraire que si elles servent à justifier une activité pratique, une initiative de la volonté »[36]. C’est pourquoi Gramsci, même après de nombreuses années d’emprisonnement, insiste sur l’importance fondamentale de l’idéologie, de l’éducation et du combat pour l’hégémonie culturelle[37], faisant de cette lutte une des tâches primordiales du parti communiste[38]. La distance séparant Marx et Gramsci devient maintenant plus claire, ainsi que la distinction entre le déterminisme économique d’un certain marxisme des années 1880-1920[39] et la pensée dialectique de Gramsci. Il nous reste à esquisser une réflexion sur l’originalité de Gramsci en regard de certains de ces contemporains marxistes ayant aussi traité de la question des rapports entre infrastructure et superstructure, afin de jauger de l’ampleur de ses innovations.


Gramsci et sa particularité dans le contexte des années 1920-1930
Dans les années 1920, les réflexions des marxistes au sujet de l’idéologie et de l’importance de la diffusion des idées se multiplient, suivant notamment l’échec des mouvements d’insurrection communiste en Europe de l’Ouest. Plusieurs réfléchissent alors à la manière de mieux diffuser le marxisme afin de créer une large base révolutionnaire, remettant en question l’avant-gardisme de Lénine. Le plus célèbre des théoriciens marxistes de cette période est Georg Lukacs (1885-1971), qui s’est consacré à l’étude des questions idéologiques, culturelles et de conscience[40]. Fréquemment rapproché de Gramsci en raison de ces thèmes et de son originalité[41], nous pouvons nous demander si l’auteur italien ne s’est pas inspiré, dans sa conception dialectique du rapport infrastructure / superstructure, du livre Histoire et conscience de classe (1923) de Lukacs[42]. Il est indéniable, en effet, que les deux auteurs renouvellent le concept de dialectique sujet / objet, tout en s’intéressant directement au rôle de l’idéologie, de la conscience et de l’hégémonie dans le processus historique.
Lukacs souligne dans son ouvrage l’importance fondamentale de l’idéologie, projection de la conscience bourgeoise sur la conscience de l’ensemble de la société, dont les ouvriers. Cette « fausse conscience » devient alors une structure par excellence de la domination, puisque les dominés se trouvent dans l’incapacité de saisir leurs intérêts. On comprend que de ce constat, le combat dans le domaine idéologique devient fondamental pour le théoricien hongrois. Par ailleurs, ce qui est considéré comme absolument vrai ou universel ne doit pas être considéré comme tel, puisque toute connaissance actuelle découle ou est teintée de la conscience bourgeoise. Pour répondre à cette problématique, il devient impératif de développer la conscience de la classe ouvrière. Ces thèses peuvent se concilier avec une partie de la théorie gramscienne que nous avons présentée, notamment la nécessité d’une lutte idéologique pour l’imposition d’une nouvelle hégémonie. Pourtant, la pensée de Gramsci ne saurait être ramenée à celle de Lukacs pour au moins quatre raisons, à savoir l’agentivité nettement plus grande accordée par Gramsci à la classe ouvrière[43], l’autonomie qu’il accorde aux superstructures, le rôle qu’il attribue à la politique antagonique et enfin son programme concret d’éducation pour mener la lutte hégémonique et culturelle. Prosaïquement, il ne semble donc pas que l’influence (indirecte[44]) de Lukacs sur Gramsci doive nous porter à minimiser l’originalité du penseur italien, y compris sur la question de la dialectique infrastructure / superstructure ; le champ commun de réflexion des deux auteurs ne les menant pas aux mêmes conclusions théoriques et pratiques.
Une seconde comparaison peut être brièvement esquissée avec le livre Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l’histoire (1936)[45] de Franz Jakubowski (1912-1970), puisqu’il représente, à notre connaissance, la contribution la plus directement liée à notre sujet dans le marxisme occidental d’entre-guerre. Il est certain que Gramsci n’a pas connu cet ouvrage, ce qui ne doit pas nous empêcher de les comparer afin de jauger de « l’unicité gramscienne » (ou pas) à cette époque (rappelons que les textes gramsciens analysés ici datent de 1932-1935). L’auteur dantzigois présente d’abord une conception classique de l’infrastructure et des superstructures, politico-juridiques et idéologiques, avant de reprendre la thèse de Lukacs sur la « fausse conscience ». Il va par contre plus loin en réfléchissant, comme Gramsci, une « autonomie relative » des superstructures et donc la possibilité d’une action transformatrice dans le domaine idéologique. De cette notion le rapprochant de Gramsci, Jakubowski ne tire pourtant guère de conclusion positive. Ayant constaté la possibilité d’un dynamisme dans la superstructure, il appelle de ses vœux « la réalisation de soi de l’homme » et termine son livre. Autrement dit, et assez étonnamment, l’auteur marxiste ayant traité le plus directement de la dialectique infrastructure / superstructure et de ses conséquences en histoire, ainsi que de la superstructure idéologique, ne semble pas à même d’assumer les conséquences de ces « découvertes ». Ce qui nous porte une fois de plus à constater l’originalité de Gramsci, qui lui tire nombre de conclusions philosophiques et politiques de « l’autonomie relative » des superstructures.
Ces brèves comparaisons avec Lukacs et Jakubowski n’ont certainement pas valeur d’analyse comparative exhaustive : nous pensons tout de même qu’elles indiquent une certaine originalité de la pensée gramscienne. Soulignons notamment la finesse de l’analyse du penseur italien quant à la dialectique entre la base concrète et l’idéologie, l’importance de la lutte pour l’hégémonie culturelle qu’il est le premier à souligner, sa conviction que les superstructures peuvent influer sur l’infrastructure ou encore le rôle qu’il accorde à l’éducation. Maintenant que nous avons montré les apports de Gramsci en regard de Marx ainsi que de deux auteurs des années 1920, il nous reste à conclure.

Conclusion
Nous l’avons vu, l’œuvre de Gramsci ne trahit pas celle de Marx ni ne s’oppose à celle d’autres penseurs marxistes, mais elle va plus loin : « la pensée gramscienne constitue un renouvellement du marxisme, à la fois fidèle et créateur »[46]. C’est particulièrement vrai dans le cas de ses idées au sujet du rapport (dialectique) entre l’infrastructure et la superstructure, et du rôle de cette dialectique dans l’histoire et le processus révolutionnaire.
Nous avons ainsi vu que, sans nier le rôle fondamental de l’infrastructure dans le développement de l’histoire, Gramsci redonnait sa juste place aux superstructures. En constatant leur « autonomie relative », il a été en mesure de proposer une réflexion à nouveaux frais sur le rôle de la culture (dans la domination comme dans l’émancipation), l’importance de l’idéologie et la nécessité d’une lutte pour l’hégémonie[47], menée notamment grâce à l’éducation. Malgré les progrès notables dans la réflexion marxiste des années 1920-1930 au sujet de l’idéologie, Gramsci a su se montrer « unique » par la profondeur de son œuvre et les conclusions politiques qu’il a tiré de ses observations, original dans sa définition même de la politique et de la lutte antagonique pour l’hégémonie. De fait, Gramsci reste toujours une référence majeure afin de comprendre comment l’idéologie et la culture forment de véritables lieux d’affrontements entre groupes sociaux antagoniques, et qu’une « guerre de positions » se joue forcément sur un tel terrain[48]. Ne négligeant ni la réalité économique ni l’importance des idées, l’auteur trace une voie de passage afin de comprendre l’histoire et d’y agir politiquement afin de la transformer.
Notes
[1] Marx, K. (1965), Œuvres. Économie I, Paris, Gallimard, p. 272-273. Il est important de noter que dans cette définition, la superstructure politique représente les institutions correspondant au régime économique dominant, par exemple le parlementarisme bourgeois en régime capitaliste, et exclut la politique comme champs indépendant de rapports de force entre groupes antagoniques.
[2] Pour une présentation de la vie et de l’œuvre de Gramsci, on consultera en français Frétigné, J.-Y. (2017), Antonio Gramsci. Vivre c’est résister, Paris, Armand Colin, 320 p.
[3] Le choix de ces textes se justifie par trois raisons principales : ce sont ceux où Gramsci se montre le plus explicite concernant le problème qui nous intéresse, ce sont ceux qui représentent la pensée mature et aboutie de l’auteur, enfin, ceux-ci présentent presque toujours des versions retravaillées (versions C) de textes plus anciens. Voir Francioni, G. (2016), « Un labyrinthe de papier. Introduction à la philologie gramscienne », Laboratoire italien, vol. 18, p. 1-34 sur la valeur particulière de ces quatre Cahiers dits « spéciaux ».
[4] Cette expression, sauf erreur, n’apparaît pas chez Gramsci. Nous préciserons subséquemment son usage.
[5] Pour une série d’études sur les originalités de Marx et de Gramsci, ainsi que de Georg Lukacs, et montrant en quoi ces auteurs peuvent être rapprochés, on consultera Tosel, A. (1991), L’esprit de scission. Études sur Marx, Gramsci, Lukacs, Paris, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 332 p. On consultera aussi le livre très informé de Frosini, F. (2019), De Gramsci à Marx. Idéologie, vérité et politique, Paris, Éditions critiques, 208 p.
[6] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, Paris, Gallimard, p. 309-310. Ces deux extraits datent de 1932 et apparaissent dans une version C, donc une version retravaillée par l’auteur afin de la rendre « définitive ».
[7] Pour une analyse approfondie de la conception (polysémique) de l’État chez Gramsci, on consultera Buci-Glucksmann, L. (1975), Gramsci et l’État : pour une théorie matérialiste de la philosophie, Paris, Fayard, 454 p.
[8] Ce développement figure lui aussi dans la première section du Cahier 12. Voir Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 314-315 pour les citations.
[9] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 359.
[10] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 195-214.
[11] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 214.
[12] Pour une analyse de cette problématique, voir la section suivante.
[13] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 177.
[14] Marx, K. (1965), Œuvres. Économie I, p. 273.
[15] Entre autres dans la fulgurante §12 du Cahier 10 (ii). Voir Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 55.
[16] Pour une présentation convaincante de cette dialectique dans la pensée de Gramsci, on consultera l’article (pionnier en français) de Texier, J. (1968), « Gramsci, théoricien des superstructures », La Pensée, no 139, p. 35-60.
[17] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 55.
[18] Rappelons ce que nous disions à la note 1, soit que pour tous les marxistes, les institutions politiques correspondant au régime économique dominant font partie de la superstructure, alors qu’une des originalités de Gramsci est de lier l’action politique des groupes antagoniques à la superstructure.
[19] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 177.
[20] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 185.
[21] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 202.
[22] Notons que le « volontarisme » de Gramsci s’appuie sur la volonté des masses canalisée dans le parti, et ne concerne pas tel ou tel individu (contrairement au blanquisme) : « On ne peut attendre d’un individu ou d’un livre qu’il transforme la réalité. » Voir Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 375. Le volontarisme de Lénine focalise quant à lui sur l’activité de l’avant-garde. Voir Lénine, V. I. (1966), Que faire ?, Paris, Seuil, 320 p., en particulier la quatrième partie sur « l’organisation des révolutionnaires ».
[23] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 283.
[24] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 354.
[25] Pour une bonne présentation de cette problématique, on consultera Hoare, G. et N. Sperber (2019), Introduction à Antonio Gramsci, Paris, La Découverte, p. 69-91.
[26] Gramsci refuse « une vision déterministe du cours de l’histoire » et « met l’accent sur la question de la lutte hégémonique, et en particulier sur celle du rôle décisif qu’y jouent les intellectuels ». Voir Douet, Y. et al. (2021), « Une nouvelle conception du monde ». Gramsci et le marxisme, Paris, Éditions sociales, p. 24.
[27] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 357.
[28] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 380.
[29] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 366.
[30] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 375.
[31] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 366.
[32] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 376.
[33] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 377-378.
[34] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 378.
[35] « Une crise organique est ainsi un cas où se manifeste par excellente l’unité dialectique de la continuité et de la discontinuité en histoire : elle tire ses origines de contradictions profondes [économiques], et prolonge en les accentuant des tendances fondamentales du processus historique, mais elle constitue une période où la possibilité d’une rupture avec le passé est particulièrement vive, sans que rien ne garantisse pour autant sa réalisation. » Cette conception gramscienne implique nécessairement l’action politique des masses (mobilisées idéologiquement) afin de faire avancer l’histoire. Voir Douet, Y. et al. (2021), « Une nouvelle conception du monde ». Gramsci et le marxisme, p. 30.
[36] Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 385.
[37] En particulier dans les pays occidentaux où les superstructures jouent un rôle majeur dans le maintien de l’ordre bourgeois. Voir Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 364.
[38] Un programme énoncé dans le Cahier 12. Voir Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 309-347.
[39] Surtout inspiré des travaux de Friedrich Engels et fixé par Nicolas Boukharine, que l’on retrouve par ailleurs dans le « matérialisme dialectique » de la vulgate stalinienne jusqu’aux années 1950.
[40] Nous aurions aussi pu étudier Karl Korsch et son ouvrage Marxisme et philosophie (1923), qui traite des mêmes thèmes et eut une certaine influence dans les années 1920. Par contre, il ne semble pas que son œuvre était connue de Gramsci et une lecture de son livre montre a priori nettement moins de similitude avec la théorie gramscienne telle que nous l’avons exposée. On laissera le lecteur juger. Voir Korsch, K. (1964), Marxisme et philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 187 p.
[41] Par des philosophes célèbres tels Andrew Feenberg, Michael Löwy, Paul Piccone ou André Tosel. Löwy offre notamment une bonne synthèse des principaux points qui rapprochent les deux penseurs marxistes. Voir Löwy, M, (1975), « Notes sur Lukács et Gramsci », L’homme et la société, nos 35-36, p. 79-87.
[42] Lukacs, G. (1960), Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 417 p., en particulier p. 109-292.
[43] Sur cette question que nous n’avons pas abordée ici, voir Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 312-313, notamment sur l’idée que « tous les hommes sont intellectuels », ce qui permet à la fois la diffusion universelle des idées, mais aussi une activité de tous les hommes, intellectuellement et politiquement.
[44] Löwy, M, (1975), « Notes sur Lukács et Gramsci », p. 80.
[45] Jakubowski, F. (1976), Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l’histoire, Paris, Études et documentation internationales, 221 p., surtout p. 165-199.
[46] Douet, Y. et al. (2021), « Une nouvelle conception du monde ». Gramsci et le marxisme, p. 13.
[47] Pour Gramsci, sa théorie de l’hégémonie est d’ailleurs un prolongement de la pensée de Marx : « On trouve en germe chez lui [Marx], beaucoup plus que l’aspect de la force et de l’économie, l’aspect éthico-politique de la politique, et la théorie de l’hégémonie et du consensus. » Voir Gramsci, A. (1978), Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, p. 116.
[48] Tosel, A. (2016), Étudier Gramsci. Pour une critique continue de la révolution passive capitaliste, Paris, Kimé, 366 p. est pour le moment le meilleur ouvrage disponible en français sur les concepts politiques fondamentaux de Gramsci et l’usage que nous pouvons en faire.