Albert Soboul (1914-1982) demeure l’un des plus importants historiens de la Révolution française du XXe siècle et le plus éminent spécialiste marxiste de cette période. Issu d’une famille ouvrière, membre du Parti communiste français (PCF) et agent de la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale, Soboul se consacre à l’étude de la Révolution après 1945. Il défend une thèse d’État remarquable sur la sans-culotterie parisienne (1958) dans laquelle il souligne les conflits de classe internes au mouvement révolutionnaire et le rôle de la sans-culotterie dans la radicalisation de la Révolution en l’an II (1793-1794). Directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française (IHRF) de 1967 à 1981, il combattra durant ces années l’école conservatrice (représentée par François Furet et Denis Richet) qui, dans un dessein idéologique, tente par tous les moyens de noircir l’action des révolutionnaires et les acquis des années 1792-1794, lorsque l’action jacobine était déterminante. Ce combat contre l’école conservatrice sera poursuivi par l’historien communiste Michel Vovelle (1933-2018) qui lui succède à la tête de l’IHRF.
En 1962, afin de consolider l’historiographie marxiste concernant la Révolution et de diffuser plus largement une lecture matérialiste et économique de cette période, Soboul publie un Précis d’histoire de la Révolution française (aux Éditions sociales). L’auteur s’appuie sur l’idée que « la Révolution s’explique en dernière analyse par une contradiction entre les rapports de production et le caractère des forces productives » (vol. 1, page 8). L’ouvrage connaîtra un assez grand succès et sera réimprimé par Gallimard sous le titre Histoire de la Révolution française (deux volumes, 1970) puis La Révolution française (1984). Divisé en trois parties, le livre offre une vue d’ensemble des évènements et des dynamiques structurelles ayant déterminé la vie politique et sociale française de 1789 à 1799. Après une introduction concernant « la crise de l’Ancien Régime », qui se concentre sur le déclin de la noblesse, la puissance montante de la bourgeoisie et les difficultés des classes populaires causées par la crise économique des années 1780, Soboul consacre la première partie de son œuvre à la « révolution bourgeoise » de 1789 et aux mouvements populaires qui l’accompagnent jusqu’en 1792.

Après une étude des États généraux (mai-juin 1789) durant lesquels la bourgeoisie consolide sa puissance, l’auteur s’intéresse en particulier aux actions populaires, notamment la prise de la Bastille (14 juillet 1789), et à leurs conséquences politiques et sociales. Dès ce moment s’affirment le pouvoir populaire et sa capacité à infléchir le cours des évènements ainsi que les politiques bourgeoises. Afin de combattre la noblesse et le haut clergé, la bourgeoisie n’a d’autre choix que de s’appuyer sur l’action populaire ; en contrepartie, la bourgeoisie est souvent forcée de se plier aux exigences du peuple qui en vient parfois à la menacer directement. En ce sens, si la bourgeoisie, encore incertaine de sa toute-puissance, cherche de manière récurrente le compromis avec la noblesse et l’Église, ses politiques n’aboutissent pas, en raison de la mauvaise foi des nobles comme de la pression populaire qui va grandissant. Par ailleurs, le libéralisme bourgeois ne pouvait guère se concilier, à terme, avec l’autoritarisme et l’arbitraire royal. Ce libéralisme triomphe une première fois dans la Constitution de 1791.
Ne négligeant aucun aspect majeur de la Révolution, Soboul traite dans la même partie de la poussée contre-révolutionnaire, de la diffusion de la Révolution en Europe et de la réaction aristocratique continentale, puis de la fuite du roi (21 juin 1791), véritable désaveu de la Révolution qui mènera à sa destitution en septembre 1792 puis à son exécution en janvier 1793. L’historien traite aussi de manière intéressante du conflit de classe qui se développe au sein de l’Assemblée législative entre défenseurs de la monarchie et bourgeois, mais aussi au sein de la faction bourgeoise divisée entre grands et petits bourgeois, les premiers penchant pour la monarchie constitutionnelle, les seconds gardant une proximité avec le peuple, notamment parisien. Cette première partie se conclut sur les évènements du 10 août 1792, alors que la Commune insurrectionnelle de Paris renverse la monarchie constitutionnelle, offrant le pouvoir aux Jacobins, radicaux et proches du peuple, qui entament la démocratisation de la Révolution. Si cette première partie de l’ouvrage est relativement conventionnelle pour les connaisseurs d’histoire marxiste, il faut rendre à Soboul ce qui lui est dû : il est celui qui a synthétisé cette lecture devenue commune pour des générations de chercheurs. Sa clarté reste d’ailleurs difficilement surpassée, bien que son schématisme soit un peu daté.
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la Convention girondine puis montagnarde ainsi qu’au Gouvernement révolutionnaire, et se clôt sur la réaction thermidorienne qui supprime les Jacobins robespierristes de la Convention en juillet 1794 puis instaure un gouvernement marqué à droite. C’est la partie la plus intéressante de l’ouvrage, par son analyse fine des conflits entre les différentes factions républicaines et populaires en fonction de leurs intérêts respectifs. Soboul souligne d’abord le bellicisme des Girondins alors qu’ils dirigent la Convention (de septembre 1792 à juin 1793). Ceux-ci, très libéraux, adoptent comme stratégie la promotion de la guerre à outrance contre les puissances monarchiques européennes ennemies de la République, afin de coaliser le peuple français et d’escamoter les intérêts divergents entre la bourgeoisie et les classes populaires. La Gironde espère ainsi renforcer l’État bourgeois français naissant et subsumer les conflits de classe grâce au patriotisme. Soboul n’en souligne pas moins les poussées populaires et leur impact sur la vie politique française. Les conventionnels récalcitrants à l’exécution du roi sont mis au pied du mur par Jean-Paul Marat, tribun populaire proche des sans-culottes et des enragés. En mars 1793, la vie chère pousse le peuple parisien à s’insurger contre la Convention, ce qui oblige à terme celle-ci à réguler le prix du pain et à interdire les exportations de grain, en contradiction avec ses principes libéraux. Enfin, les 31 mai et 2 juin, les Montagnards menés par Maximilien Robespierre et appuyés par les sans-culottes, prennent le contrôle de la Convention. « Avec la Montagne pour qui le salut public est la loi suprême, la sans-culotterie accédait au pouvoir. » (vol. 1, page 366)

Face aux menaces extérieures, à la contre-révolution intérieure et sous les demandes du peuple, les Montagnards instaurent à l’été 1793 un Comité de salut public chargé à la fois de sauver la Révolution et de la démocratiser. Par une mobilisation populaire sans précédent, le pari sera relevé et les ennemis royalistes extérieurs comme intérieurs vaincus. Par ailleurs, l’identification du peuple à la République se fortifie durant ces années, alors que l’État se démocratise. Soboul ne cache pas pour autant les tensions qui persistent en l’an II entre la Montagne et les Jacobins, issus de la petite-bourgeoisie, et le peuple, dont les éléments hébertistes et enragés exigent un contrôle plus strict de l’économie et une redistribution des richesses plus marquée. La Montagne en vient ainsi à supprimer les leaders populaires Jacques Roux (février 1794) et Jacques-René Hébert (mars 1794). Ces attaques de la Convention montagnarde contre les factions radicales détruisent peu à peu les liens entre les deux groupes. Pour Soboul, cela prouve le caractère inconciliable, à terme, entre les classes bourgeoise et populaire, malgré les efforts d’hommes tels Robespierre et Saint-Just afin de créer une jonction entre elles. Suite à la chute de la Montagne (juillet 1794), le mouvement populaire décapité sera définitivement écrasé. Le conflit entre Montagnards et enragés aura ainsi fait le jeu de la grande-bourgeoisie, qui élimine successivement ses différents adversaires avant de reprendre le pouvoir et de rétablir la liberté économique (automne 1794).
L’expérience de l’an II fut donc une parenthèse dans la « révolution bourgeoise » et un échec politique. Il n’en reste pas moins, selon l’auteur, que ce fut la première expérience de gouvernement populaire à participation citoyenne large et le premier régime à vocation démocratique et sociale, adoptant même des politiques d’économie dirigée. En ce sens, l’an II doit être considéré comme un moment charnière dans le développement du mouvement révolutionnaire mondial, alors qu’il a permis une prise de conscience révolutionnaire inédite qui guidera, pour en rester à l’exemple français, les insurrections de 1830, 1848 et 1871.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage, dédiée à la « république bourgeoise » de 1795-1799, s’avère moins captivante pour le lecteur de gauche, quoiqu’intéressante afin de comprendre comment le mouvement populaire a pu être annihilé durant ces années et comment la réaction a finalement pu triompher en France pour plusieurs décennies. Soboul souligne d’abord que les Thermidoriens ont tiré profit des actions de la Montagne, notamment de leurs victoires militaires et de leurs politiques économiques, dont il ne restait plus qu’à récolter les fruits. L’élimination de différentes factions populaires par la Montagne a aussi facilité la tâche de la réaction. Suite à la suppression des sans-culottes et des enragés, puis de la Montagne, il ne restait guère qu’un mouvement populaire sans direction. Le régime libéral n’en souffrait pas moins de problèmes nombreux, au premier rang desquels son incapacité à stabiliser l’économie dans le temps long. Les années 1795-1797 sont marquées par des troubles populaires en lien avec cette crise, terreau duquel émerge la Conjuration des Égaux menée par Gracchus Babeuf (1795-1796). Les plus belles pages de cette ultime section sont consacrées au babouvisme, qui le premier a proposé l’abolition de la propriété privée et l’économie planifiée afin de répondre aux besoins de toutes et tous. « Par le babouvisme, le communisme, jusque-là rêverie utopique, était érigé en système idéologique ; par la Conjuration des Égaux, il entrait dans l’histoire politique. » (vol. 2, page 216)
Pour terminer, Soboul analyse l’échec du second Directoire (1797-1799), la montée en puissance de Napoléon et sa prise de pouvoir en novembre 1799. Cette dernière période de la République est traversée de crises économiques, militaires et de factions qui expliquent sa chute. Le désengagement de plus en plus marqué du peuple envers l’État permet aussi des malversations au gouvernement puis le putsch napoléonien. La conclusion de l’Histoire de la Révolution française, longue de 80 pages, reprend systématiquement les acquis de l’ouvrage. Soboul y revisite le déclin de la noblesse et la montée de la bourgeoisie ainsi que l’importance de la question de la liberté économique. Il revient sur le rôle du peuple lors de la « première révolution » bourgeoise de 1789, de la « seconde révolution » démocratique de l’an II et après la réaction thermidorienne. Une analyse spécifique de l’État bourgeois est offerte, très pertinente, qui met en valeur la centralisation de l’État et l’augmentation de ses moyens de contrôle, tout en soulignant son attachement à la liberté de commerce, sauf lorsque la pression populaire exige le contraire. Enfin, Soboul traite des apports sociaux de la Révolution, notamment les principes d’égalité énoncés dès 1789 et appliqués en l’an II. Et l’auteur de conclure : « Toujours admirée ou toujours redoutée, la Révolution demeure toujours vivante dans la conscience des hommes. » (vol. 2, page 370).

Si cette Histoire de la Révolution française d’Albert Soboul a maintenant 60 ans, elle n’en garde pas moins certains mérites évidents. Son approche décidément matérialiste, son insistance sur les conditions économiques et leurs impacts ainsi que sa finesse d’analyse des différents conflits de classe et idéologiques qui ont marqué la Révolution offrent toujours matière à réflexion. Ce qui peut sembler une lecture maintenant convenue de la Révolution reste en fait une des plus éclairantes synthèses marxistes concernant cette période et une des plus déterminantes pour la tradition historiographique de gauche. La longueur et la profondeur de l’œuvre de Soboul viennent très agréablement bonifier certains axiomes devenus communs et son style clair et chaleureux, quoique toujours rigoureux, rend plaisante la lecture de l’ouvrage. Ce qui manquera aux spécialistes, ce sont les références aux sources primaires, que Soboul cite trop peu, et aux sources secondaires, qu’il ne nomme quasiment jamais. Cet ennui sera partiellement résolu par la consultation de la thèse de Soboul, Les sans-culottes parisiens en l’an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire, publiée en 1958, ainsi que par la consultation de La lutte de classes sous la Première République : bourgeois et « bras nus » (Daniel Guérin, Gallimard, 2 volumes, 1946). Pour des travaux plus récents, il suffira de consulter les publications de la Société des études robespierristes, toujours très active et en continuité avec les travaux d’Albert Soboul et de Michel Vovelle.
