EN LUTTE !, les chemins d’une organisation communiste

Au début des années 1970, la situation se dégrade un peu partout en Occident, alors que la prospérité d’après-guerre fait place au retour du chômage. Dans ce contexte, les luttes ouvrières se multiplient afin de défendre les acquis sociaux et économiques pour le plus grand nombre. En concomitance, on voit un regain des mouvements communistes qui s’appuient désormais sur la révolution chinoise pour envisager des lendemains qui chantent. Au Québec, Charles Gagnon (ancien dirigeant du FLQ) lance l’organisation EN LUTTE ! Durant une décennie, elle incarne l’engagement communiste et le dévouement à la cause du peuple.

Par Alexis Lafleur-Paiement [1]

Le Québec des années 1960 est marqué par des transformations profondes, notamment impulsées par le gouvernement libéral de Jean Lesage (1960-1966). Celles-ci incluent la déconfessionnalisation des écoles et du secteur de la santé, la nationalisation de l’électricité (1962) et la création de sociétés d’État, ainsi que le soutien à l’entrepreneuriat québécois. Mais ces mesures sont insuffisantes aux yeux d’une partie de la jeunesse qui affirme : « Nous luttons pour un État libre, laïque et socialiste. »[2] Dans le même sens, l’équipe de la revue Révolution québécoise (1964-1965) tente de concilier le marxisme et la lutte pour l’indépendance, avant que ses animateurs Pierre Vallières et Charles Gagnon se joignent au Front de libération du Québec (FLQ) pour y mener des actions armées. La période est marquée par une escalade de la violence qui conduit des attentats à la bombe à l’enlèvement de deux dignitaires par le FLQ en octobre 1970. Dans ces circonstances, le gouvernement du Canada réagit avec une intensité inattendue. La Loi sur les mesures de guerre est proclamée, le Québec est occupé par l’armée, et plus de 500 arrestations et de 3000 perquisitions sans mandat sont réalisées. La gauche québécoise sort de l’épisode grandement affaiblie.

Après le retrait des troupes canadiennes, les militant·es s’interrogent sur la voie qu’il faut prendre pour relancer la contestation. D’un côté, on rejette assez largement l’activisme et le terrorisme des années 1960 qui n’ont pas su déboucher sur la révolution, entraînant plutôt une répression brutale. D’un autre côté, la conviction qu’il est nécessaire de s’organiser à large échelle et de se doter de structures résilientes pour faire face aux aléas de la vie politique s’impose globalement. Plusieurs personnes choisissent d’investir le Parti québécois (PQ) ou les centrales syndicales, alors que d’autres préconisent la création d’une organisation révolutionnaire autonome. C’est l’idée qu’expriment les membres du Comité d’action politique de Saint-Jacques dans la brochure Pour l’organisation politique des travailleurs québécois (1971) ou encore le groupe Vaincre (1971-1972) qui publie un journal éponyme. À l’été 1972, quatre militant·es issu·es de ces deux réseaux s’associent pour rédiger un document d’unité qui est publié sous le titre Pour le parti prolétarien[3]. Le même groupe forme l’Équipe du Journal (ÉdJ) afin de produire un périodique révolutionnaire qui pourra servir de base pour la création d’une organisation.

Construire une organisation révolutionnaire

L’année 1973 est consacrée à la rencontre avec une multitude de groupes pour trouver des terrains d’entente, au lancement du journal EN LUTTE ! et à la mise sur pied du Comité de solidarité avec les luttes ouvrières (CSLO). L’Équipe du Journal adopte une position marxiste-léniniste qui s’appuie sur les théories de Marx, Lénine et Mao dans l’objectif de créer un parti révolutionnaire, de se lier avec la classe ouvrière et de diriger un mouvement capable d’instaurer le socialisme. Pour ce faire, le groupe priorise la réflexion et la diffusion idéologique, d’où la centralité du journal dans son travail. Il valorise aussi la solidarité avec les travailleur·euses revendicatif·ves ou en grève qui peuvent se montrer intéressé·es par les idées progressistes. À travers ces activités intellectuelles ou plus directement militantes, l’objectif est de rassembler une masse critique de personnes autour d’un projet révolutionnaire et de constituer un mouvement qui poursuivra le combat politique à une autre échelle. Ce but est atteint à l’automne 1974, lors du 1er Congrès du groupe EN LUTTE ! qui se constitue formellement en tant qu’organisation avec des statuts et un programme. Bien que le groupe ne rassemble qu’une soixantaine de membres, il peut compter sur leur implication dans diverses initiatives communautaires (cliniques, garderies et comptoirs alimentaires) pour approfondir ses liens avec les classes populaires. Le soutien aux grévistes qui luttent contre des multinationales à la United Aircraft (Longueuil, 1974-1975) ou à l’INCO (Sudbury, 1978-1979) permet de lier ces combats spécifiques au problème général de l’impérialisme.

Dans les années suivantes, EN LUTTE ! se consacre à plusieurs batailles. Il dénonce le Parti québécois qui, malgré son soi-disant « préjugé favorable aux travailleurs », soutient les intérêts de la bourgeoisie francophone. L’organisation marxiste rappelle aussi que « les syndicats sont en passe d’être intégrés à l’appareil d’État et d’en être réduits au statut d’organismes chargés d’appliquer les lois de l’État bourgeois, les lois passées dans les intérêts du Capital »[4]. Ces manœuvres visent à démontrer que les intérêts des travailleur·euses ne peuvent être défendus adéquatement que par une organisation faite par et pour les travailleur·euses eux-mêmes, dans le but d’instaurer le socialisme, c’est-à-dire un système où les moyens de production appartiennent en commun à l’ensemble des salarié·es. C’est ce que tente d’expliquer le journal d’EN LUTTE ! en montrant que les conflits de travail sont des symptômes d’un problème plus grave : le régime capitaliste lui-même, basé sur l’exploitation de l’humain par l’humain. Le message est bien reçu puisque l’organisation grandit pour atteindre environ 400 membres en 1979, répartis partout au Canada, sans compter plusieurs centaines de sympathisant·es. À la même époque, l’organisation gère des librairies à Vancouver, Toronto, Montréal et Québec, ainsi qu’une imprimerie. Enfin, son journal tire à plus de 6600 exemplaires par semaine[5].

Défis et ruptures

Pourtant, avec le début des années 1980, l’organisation EN LUTTE ! fait face à plusieurs défis. D’abord, sa position « d’annulation » du vote lors du référendum sur la souveraineté du Québec (mai 1980) a été accueillie assez défavorablement. Ensuite, différents groupes se sentent mal représentés dans l’organisation, notamment les personnes homosexuelles, les femmes et les ouvriers manuels qui forment des caucus pour exposer leurs récriminations. Des facteurs externes nuisent aussi au mouvement, dont la libéralisation de la Chine (qui semble confirmer l’échec du maoïsme), la répression policière qui cible les marxistes et l’imposition progressive de la chape de plomb néolibérale sur l’ensemble de la société. Malgré des discussions soutenues et l’appel à un congrès ouvert en mai 1982, le groupe n’arrive pas à surmonter les tensions internes et les pressions externes. Le 4e Congrès vote l’auto-dissolution à 187 voix contre 25, et 12 abstentions[6].

Bien que certain·es tentent de poursuivre l’expérience marxiste dans les années 1980, ce courant, à l’image des autres tendances de gauche, est alors anémique. Cette traversée du désert a contribué à obscurcir la mémoire d’EN LUTTE !, sans compter les invectives anti-marxistes de la droite qui continuent de l’accabler. Malgré tout, son expérience et celles des autres groupes révolutionnaires des années 1970 demeurent pertinentes, particulièrement à notre époque où la gauche peine à s’organiser. Il semble que les progressistes soient aujourd’hui coincés entre l’action parlementaire, le syndicalisme institutionnel et l’activisme à la pièce. Pourtant, le capitalisme frappe de plus en plus durement et risque même de nous exterminer collectivement en entretenant la crise écologique. Dans cette situation, ne faut-il pas repenser notre action et envisager sérieusement la création d’une organisation révolutionnaire solide et durable ? Bien sûr, EN LUTTE ! et les autres groupes marxistes-léninistes n’offrent pas de recette pour la révolution, mais « ils ont cherché une voie pour s’attaquer à cet ordre établi, pour l’affaiblir et finalement l’abolir »[7]. Un tel horizon peut encore nous inspirer en vue de l’instauration d’une société égalitaire.


Notes

[1] Article initialement paru dans À Bâbord !, Numéro 102, hiver 2025 (p. 12–13)

[2] « Présentation », Parti pris, no 1 (octobre 1963), page 4.

[3] La brochure est signée en nom propre par Charles Gagnon qui en est le principal rédacteur.

[4] GAGNON, Charles. Qui manipule les syndicats ?, Montréal, EN LUTTE !, 1979, page 9.

[5] Bulletin interne, no 46 (15 novembre 1981).

[6] EN LUTTE !, no 288 (22 juin 1982), page 1.

[7] GAGNON, Charles. Il était une fois… conte à l’adresse de la jeunesse de mon pays, Montréal, Lux, 2006, page 36.