ÉMEUTES DE WATTS – août 1965

Le 11 août 1965, une altercation entre policiers et citoyen.nes noir.es du quartier de Watts à Los Angeles tourne à l’affrontement. Alors que Marquette Frye, un jeune automobiliste afro-américain est interpellé par un policier blanc soi-disant pour « conduite en état d’ébriété », une foule se rassemble afin d’assister à cette arrestation douteuse. La violence de l’agent provoque la colère de la foule, d’autres policiers sont appelés en renfort, enfin la foule réplique pour défendre Frye en lançant des pavés et des roches sur les policiers. L’altercation se transforme vite en émeute. Celle-ci durera six jours.

Dépassées par les événements, les « forces de l’ordre » mobiliseront plus de 14 000 gardes nationaux de la Californie et imposeront un couvre-feu dans la ville de Los Angeles, dont fait partie le quartier de Watts. Au total, on comptera pour environ 35 millions de dollars de dégâts matériels, 35 morts et plus de 1 100 blessés.

Le quartier de Watts brûle en août 1965.

Les émeutes de Watts ne sont pas le premier incident du genre ni le dernier aux États-Unis. Parmi les raisons des émeutes de Watts, on trouve, entre autres, les insatisfactions liées au taux de chômage catastrophique chez les Noir.es ou encore les logements insalubres et les écoles défaillantes qui leur sont réservées, tous des symptômes de la discrimination systémique et de la violence politique, économique et sociale que vivent alors (et vivent encore) les Afro-Américain.es.

Les luttes pour l’émancipation, la liberté et la dignité menées par les Afro-Américain.es sont aussi vieilles que l’esclavage (officiellement aboli en 1865) et la domination que leur ont imposé les États-Unis. À la fin du XIXe siècle, les lois Jim Crow ré-instituent, au Sud, la ségrégation raciale. Les Noir.es ont alors l’interdiction formelle d’occuper les mêmes espaces que les Blanc.hes, qu’il s’agisse de wagons, d’écoles, de restaurants, de salons de coiffure ou de tout autre établissement public. Ces lois discriminatoires seront en vigueur, malgré les luttes incessantes d’organisations comme la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) jusqu’au début des années 1960. En 1954, la Cour Suprême, dans le jugement Brown vs. Board of Education, statue finalement que la ségrégation raciale des enfants dans les écoles publiques est inconstitutionnelle. Ce jugement crée un précédent juridique, remettant en cause l’ensemble des lois ségrégationnistes, qui seront abolies dans les années suivantes.

Même si la lutte contre la ségrégation et pour l’obtention de droits égaux commence à engranger des victoires juridiques dans la décennie 1950, le racisme structurel qui pourrit les États-Unis est toujours bien en place. Les efforts pour déségréguer l’espace public se butent à de violentes réactions de la part des Blanc.hes (qui préfèrent, par exemple, fermer des écoles plutôt que d’y faire entrer les Afro-Américain.es). Les violences racistes sont endémiques (pensons à l’assassinat d’Emmet Till en 1955 ou encore à l’attentat du Ku Klux Klan contre l’église baptiste de la 16e rue à Birmingham qui fit 4 jeunes victimes en 1963) et la brutalité policière, un lot quotidien. Un haut taux de chômage frappe les Afro-Américain.es, qui sont souvent forcé.es de vivre dans des taudis et autres maisons décrépies. De plus, l’éducation offerte aux enfants afro-américains est très en deçà des standards nationaux. Bref, les inégalités politiques, économiques et sociales sont toujours criantes.

malcolm x - discours
Discours de Malcolm X s’adressant aux habitants d’Harlem (New-York) en 1963.

C’est dans la décennie 1960 que les luttes des Afro-Américain.es gagnent en puissance et que les contestations deviennent plus intenses. Deux mouvements se développent en parallèle. D’un côté, le mouvement pour les droits civiques, dont la figure-phare est le pasteur Martin Luther King Jr. (1929-1968) et qui adopte une perspective libérale. De l’autre, le nationalisme noir, d’abord représenté par les figures musulmanes que sont Elijah Muhammad (1897-1975) et Malcolm X (1925-1965), tous deux de la Nation of Islam, et plus tard par des leaders et groupes socialistes, dont le Black Panther Party (1966-1982). Alors que les mouvements libéraux cherchent par des moyens lobbyistes à intégrer la population noire à la société civile américaine et visent à gagner une légitimité auprès des autorités blanches, les groupes radicaux cherchent plutôt à modifier en profondeur les structures racistes de la société américaine en prônant notamment l’auto-organisation des Afro-Américain.es. Si les enjeux  auxquels les deux tendances souhaitent répondre sont les mêmes, les solutions qu’elles élaborent pour répondre à ces mêmes problématiques ne sont pas similaires et s’opposent même à certains moments.

Le libéralisme et la perspective intégrationniste dominent la sphère politique au début des années 1960. Mais à mesure que la répression et la violence de la part de l’État et des groupes comme le Ku Klux Klan augmentent, les populations noires sont forcées de mettre sur pied des équipes informelles ou formelles d’autodéfense armée, pour protéger leur vie (on peut penser aux « Deacons for Defense » fondés en 1964). Si les mouvements des droits civiques ont obtenu pour les Noir.es le droit de vote et ont réussi à faire apparaître la violence de la ségrégation, ces « gains civiques » sont nettement insuffisants selon la majorité des Afro-Américain.es encore aux prises avec des conditions de vie insupportables. Avec le temps, les tactiques non-violentes et légalistes perdent de la crédibilité : la NAACP est critiquée pour ses politiques conservatrices et perçue comme travaillant à préserver le confort des libéraux blancs plutôt que de chercher à résister à la terreur raciste qui s’abat sur les populations noires.

Extrait de l’article de G. Marois, correspondant à Los Angeles pour le journal L’Indépendance.

C’est durant cette période que la Nation of Islam (NOI), une organisation musulmane afro-américaine prônant une politique nationaliste noire radicale depuis les années 1930 et dont le porte-parole est Malcolm X, gagne en puissance.  Cette organisation prône l’auto-organisation des Noir.es, leur droit à la pleine liberté et leur droit à l’usage des armes pour défendre leur vie. Les idées de la Nation of Islam et de Malcolm X essaiment et la fierté noire se répand ; la conviction qu’il est nécessaire de se battre pour obtenir justice se propage. Dans ses discours, Malcolm X enjoint les Noir.es à cesser d’attendre la pitié et les concessions des Blanc.hes et désigne la société blanche dans sa totalité comme l’ennemi des Afro-Américain.es. Il propose de renverser l’ordre blanc pour instaurer une nouvelle société dans laquelle les Noir.es n’auront plus de compte à rendre aux Blanc.hes. Au début des années 1960, la Nation of Islam devient l’une des plus puissantes organisations afro-américaines au pays et celle qui aura le plus d’influence dans l’instauration d’un rapport de force avec le gouvernement américain. C’est dans ce contexte qu’ont lieu, en août 1965, les émeutes de Watts.

Après l’assassinat de Malcolm X le 21 février 1965, la colère est à son comble. Des émeutes suivent cet assassinat et plusieurs groupes afro-américains armés naissent durant les années suivantes. Suite au déclin de la perspective libérale et à l’assassinat de Malcolm X, c’est le Black Power et plus encore le Black Panther Party, qui reprendront le flambeau révolutionnaire à la fin des années 1960. La Nation of Islam, quant à elle, deviendra plus isolationniste et moins politique au fil des années.

Stokely Carmichael s’adressant à une foule de 14 000 personnes à l’Université de Californie à Berkeley (29 octobre 1966).

On attribue la diffusion du slogan « Black Power » à Stokely Carmichael, leader de la SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee) à l’occasion d’une manifestation, la « Marche contre la peur » à travers le Mississippi en 1966. L’émergence de ce slogan porte en lui une conception fondamentale : il faut viser une véritable autodétermination des Afro-Américain.es. Il ne suffit plus d’attendre calmement que les lois soient appliquées par les Blancs au pouvoir ni de réclamer l’inclusion des Noir.es dans la société blanche américaine. Au contraire, le Black Power cherche à revaloriser l’identité noire, ses racines, sa culture et incite les Afro-Américain.es à définir leurs propres buts. Le Black Power cherche aussi à soustraire les Afro-Américain.es à la domination insidieuse des Blanc.hes au sein des organisations de lutte, notamment en promouvant le concept de non-mixité dans les organisations. En effet, beaucoup d’organisations plus anciennes pour les droits civiques étaient mixtes et, de fait, dominées par les intérêts des Blanc.hes qui réussissaient trop souvent à freiner les initiatives politiques qui mettaient en péril leur domination structurelle dans la société. L’émergence du Black Power marque aussi la rupture claire entre les organisations plus radicales et les partisans libéraux de « l’intégration ».

Des habitant.es du quartier de Watts en plein cœur des émeutes d’août 1965.

Les émeutes de Watts sont couvertes au Québec par tous les grands médias et suivies de près par les indépendantistes révolutionnaires de la province. L’Indépendance, le journal officiel du Rassemblement pour l’Indépendance Nationale (RIN, 1960-1968), consacre en effet un long article aux émeutes de Watts le 29 août 1965 (en page 7). S’il est pertinent de voir la volonté des travailleur.euses et des révolutionnaires d’ici de s’intéresser à des luttes qui ne sont pas les leurs, il faut par contre souligner que les nationalistes québécois.es s’identifient alors faussement aux Afro-Américain.es, venant paradoxalement diminuer le caractère exceptionnel de l’oppression que ces dernier.ères vivent. Sur ces bases théoriques parfois vacillantes, faites d’une volonté d’alliance mais reconduisant aussi une certaine invisibilisation des particularismes noirs, des groupes révolutionnaires québécois de différents horizons tentent d’établir des liens avec des groupes afro-américains et du « Tiers-Monde ». On verra en effet, durant les années 1960-1970, des révolutionnaires québécois (membres du FLQ ou marxistes-léninistes) s’allier avec des groupes palestiniens, algériens, cubains ou afro-américains pour participer à la révolution mondiale contre l’impérialisme. Remarquons que l’article du journal L’Indépendance donne la parole principalement à des membres de la Nation of Islam, alors les Noir.es les plus radicaux et les mieux organisés contre le pourvoir blanc.

Sur l’histoire révolutionnaire afro-américaine, on consultera avec profit (en français ou en traduction française) : sur les luttes afro-américaines du XIXe siècle aux années 1970, le livre de Daniel Guérin De l’oncle Tom aux Panthères noires ; de Malcolm X le recueil de discours Le pouvoir noir et sur Malcolm X la biographie de Manning Marable ; sur le Black Power, le livre éponyme de Stokely Carmichael ; sur les Panthères Noires le livre éponyme d’Eldridge Cleaver et les lettres de George Jackson publiées sous le titre Les frères de Soledad ; enfin, sur les tensions entre libéraux et révolutionnaires, le livre de James Baldwin La prochaine fois le feu.

watts - bibliographie

Remarquons finalement que la violence systémique contre les Afro-Américain.es est loin d’être chose du passé aux États-Unis. En 1991, à Los Angeles, quatre policiers blancs battent et laissent pour mort Rodney King, qui ne présentait aucune menace et n’était pas apte à se battre (il était drogué). Les policiers sont lavés de toutes les charges pesant sur eux en 1992. De nouvelles émeutes ont lieu à Los Angeles qui durent plusieurs jours et font 55 morts. Une fois de plus, la Garde nationale tire à vue sur les émeutier.ères. C’est contre ces meurtres policiers racistes mais aussi pour le droit à la vie digne que luttent fièrement des mouvement comme Black Lives Matter (aussi présent au soi-disant Canada) ou encore le collectif anarchiste Revolutionary Abolitionist Movement.

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En juin 2020, au moment de la révision de cet article, éclate un nouveau mouvement de révolte transnational contre les violences policières et le racisme systémique, suivant l’assassinat de George Floyd par un policier blanc de Minneapolis. Ce nouveau mouvement met en évidence la perpétuation du racisme systémique américain, mais aussi la volonté des communautés noires d’en finir avec le régime de violences racistes et d’impunité régnant aux États-Unis. Le mouvement dépasse par ailleurs les frontières américaines, révélant le racisme d’État dans de nombreux pays, et permet d’espérer l’émergence d’un mouvement noir et d’allié.es international.

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