Pourquoi le Canada abdique devant Trump

Archives Révolutionnaires ouvre un dossier spécial sur l’impérialisme !

Face aux nouvelles tensions avec les États-Unis, les libéraux fédéraux ont fait la promesse du patriotisme et de l’union sacrée de la grande nation canadienne. Dociles, les médias traditionnels se font la courroie de transmission du discours des élites et éludent les critiques dans ce moment trouble. Considérant le manque criant d’analyses sérieuses sur la nouvelle dynamique impériale et le rôle que le Canada sera amené à y jouer, notre comité éditorial espère contribuer à développer un espace de débats et de réflexions pour la gauche canadienne et québécoise. Dans ce dossier spécial sur l’impérialisme, les analyses et propositions stratégiques n’engagent que leurs auteurs et autrices ; Archives Révolutionnaires les présente principalement dans l’objectif de susciter une discussion publique et critique.

Biographie de l’auteur : Owen Schalk est l’auteur de Targeting Libya (Lorimer Books, 2025), une enquête sur le rôle déterminant – quoique peu connu – du Canada dans l’histoire de la Libye, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la destruction du pays par l’OTAN en 2011.

Mark Carney, le Premier ministre canadien, et Donald Trump, l'ancien président des États-Unis, posent ensemble dans le Bureau ovale, tous deux souriants et levant le pouce en signe d'approbation.

Par Owen Schalk (traduction de l’anglais par Archives Révolutionnaires)

Le premier ministre canadien Mark Carney n’a pas tenu tête au président des États-Unis Donald Trump. En fait, il n’en a jamais eu l’intention. Pour être élu en avril 2025, Carney a surfé sur la montée d’une vague de nationalisme canadien, mais ses cinq mois comme premier ministre ont apporté bien peu, si ce n’est une capitulation face à Trump, en plus d’une croissante intégration du Canada à la machine de guerre américaine. La plupart des Canadiens détestent l’administration Trump – rappelons-nous des huées du public au moment de l’hymne national américain pendant les matchs de la LNH et du mouvement « Achetez canadien » – mais, pour Carney (et l’opposition conservatrice), Washington continue de dicter l’agenda. Et ce, bien que la multipolarisation croissante du monde offre au Canada plusieurs occasions de diversifier ses relations commerciales – si seulement la classe dirigeante canadienne voulait en tirer parti. Ce qui soulève la question suivante : pourquoi le Canada refuse-t-il de diversifier ses relations face aux menaces de Trump ? Et que signifie le fait que la classe dirigeante canadienne ait choisi le réarmement impérialiste commandé par les États-Unis plutôt que le non-alignement et la paix internationale ?

Atlantisme et compétition entre grandes puissances

La Guerre froide est terminée, mais la classe dirigeante canadienne se voit encore comme partie intégrante d’un projet économique et militaire de coopération avec les États-Unis et l’Europe occidentale. Cette alliance est soudée par l’OTAN, une coalition militaire dominée par Washington. L’OTAN n’a jamais été une alliance défensive. En fait, sa création en 1949 s’inscrivait dans le cadre d’une stratégie complexe du gouvernement américain et de ses alliés visant à relancer le capitalisme américain et les conditions de l’accumulation en Europe occidentale. Cet effort comprenait un volet économique (à travers le plan Marshall) et culturel (à travers le Congrès pour la liberté culturelle et d’autres organisations similaires). Pendant la Guerre froide, le théâtre d’opérations de l’OTAN était essentiellement limité à l’Europe. Une fois le conflit terminé, l’OTAN a évolué, passant d’une force de sécurité cherchant à consolider le capital d’Europe occidentale à une alliance impérialiste effrontée qui mène la guerre partout où ses membres, dont le plus important est Washington, considèrent que le capitalisme mondial a besoin d’être renforcé, comme en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Libye ou en Ukraine.

Alors que les guerres de l’OTAN pré-ukrainiennes étaient largement motivées par la volonté de mondialiser le capitalisme dans des régions n’ayant pas encore été conquises par l’alliance occidentale, la montée de la rivalité entre les grandes puissances, d’un côté les États-Unis et leurs alliés, de l’autre la Russie et la Chine, a progressivement changé la donne. L’OTAN post-Guerre froide s’est adaptée, délaissant les petits pays qui n’étaient pas suffisamment intégrés (ou soumis) à l’ordre impérial américain pour se concentrer sur des conflits destinés à nuire aux grandes puissances concurrentes de Washington. À chaque étape du développement de l’OTAN, Ottawa s’est empressé de s’aligner sur les objectifs impérialistes américains. Avec la montée en puissance de la Russie et de la Chine, l’un des principes fondamentaux de l’alliance atlantiste est l’augmentation massive des dépenses militaires, avec dorénavant une cible de 5 % du PIB réclamée par Trump. C’est peut-être le domaine le plus important dans lequel Mark Carney a renoncé à ses promesses de campagne et s’est plié aux exigences de Trump.

Une analyse marxiste – fondée sur le matérialisme historique et dialectique – notera que Trump et Carney ne sont pas les véritables décideurs. Ils ne sont que les représentants des relations matérielles sous-jacentes entre les classes dirigeantes, c’est-à-dire capitalistes, de leur pays respectif. Ces classes capitalistes nationales considèrent l’essor de la Russie et de la Chine, et plus largement l’émergence des BRICS, comme une menace pour les processus impérialistes qui leur permettent d’exploiter la main-d’œuvre bon marché et les matières premières des pays du Sud. De l’Amérique latine aux Caraïbes en passant par l’Afrique, l’industrie minière canadienne s’étend sur tous les continents et représente 60 % des sociétés minières mondiales. Ce secteur extractif représente peut-être la manifestation la plus frappante de la manière dont le Canada tire profit de l’ordre mondial inéquitable que les BRICS cherchent à remettre en cause.

Loin de reconnaître ce changement de paradigme géopolitique et de l’utiliser à son avantage, la classe dirigeante canadienne continue d’identifier ses intérêts à ceux de Washington et de l’alliance atlantique. En d’autres termes, les capitalistes canadiens et leurs représentants politiques veulent rester dans les bonnes grâces de Trump, car ils tirent profit de l’ordre mondial que Trump et l’OTAN cherchent à sécuriser. Il en résulte que c’est l’apaisement, et non la confrontation, qui est devenu l’approche de facto d’Ottawa à l’égard de l’administration Trump. Ce sont la Russie et la Chine, et non les États-Unis, qui continuent de susciter la colère diplomatique et l’attention militaire d’Ottawa. Cela contredit les promesses de Carney à l’électorat canadien, révélant à quel point les opinions et les intérêts de la classe dirigeante canadienne divergent de ceux de la majorité de la population. Cette rupture entre dirigeants et dirigés souligne l’importance, pour l’État canadien, de la propagande médiatique visant à réorienter la colère des Canadiens vers la Russie et la Chine, pays que la classe dirigeante considère comme la véritable menace pour ses intérêts, compte tenu de l’identification inébranlable de la bourgeoisie du Canada avec l’alliance atlantique et le capitalisme mondial dirigé par les États-Unis.

Les coudes en l’air ?

Depuis janvier 2025, l’administration Trump menace le Canada de sabotage économique et d’annexion. Peu après sa seconde entrée en fonction, Trump a imposé des droits de douane dits « de rétorsion » au Canada, à savoir des droits de douane de 25 % sur les produits canadiens et de 10 % sur les ressources énergétiques et minérales canadiennes. Le Canada a réagi en imposant des droits de douane de 25 % sur une gamme de produits américains et, depuis, les deux pays se livrent une guerre commerciale accompagnée de déclarations incendiaires du président américain qui décrit ses plans d’annexion du Canada par la « force économique »[1].

Cette agressivité des États-Unis envers leur voisin du Nord a rapidement alimenté le ressentiment populaire, remodelant de manière spectaculaire le discours politique canadien à l’orée des élections d’avril 2025. Les Canadiens en sont venus à considérer les États-Unis comme une menace bien plus grande pour leur pays que la Russie ou la Chine, les deux bêtes noires perpétuelles de la classe politique et des commentateurs canadiens[2].  Le Parti libéral, qui avait vu sa cote de popularité s’effondrer après une décennie au pouvoir, a bénéficié d’un regain de popularité à la suite des agressions verbales de Trump. Le leader conservateur, Pierre Poilievre, dont la rhétorique du « Canada d’abord » et les politiques réactionnaires l’avaient rapproché de Trump aux yeux des électeurs, n’a pas réussi à prendre le pouvoir, en dépit des sondages prédisant une victoire écrasante. Le Parti libéral, sous la direction de Mark Carney, a évité la déconfiture, en obtenant un gouvernement minoritaire.

Carney a promis de « lever les coudes » (elbows up) face à l’administration Trump, une expression issue du monde du hockey qui réfère à une manière efficace de se protéger de l’équipe adverse. Le premier ministre a affirmé que le processus « d’intégration profonde » entre les armées américaine et canadienne était terminé : « Nous sommes désormais dans une position où nous coopérerons lorsque cela est nécessaire, a-t-il déclaré, mais nous ne coopérerons pas nécessairement.[3] » Pourtant, le Canada est-il vraiment en train de réduire son intégration avec les États-Unis, ou la classe dirigeante canadienne tente-t-elle simplement d’apaiser l’opinion publique pendant qu’elle renégocie les termes de son adhésion à l’alliance atlantique ?

La fausse promesse de la diversification

Actuellement, plusieurs pays du Sud, réunis au sein du bloc économique des BRICS, cherchent à se prémunir des fluctuations d’un ordre mondial de plus en plus sclérosé et irrationnel, dominé par les États-Unis. Cela s’est traduit par une coopération Sud-Sud accrue, notamment dans le domaine des technologies vertes où la Chine excelle, et par la mise en place d’alternatives aux réseaux financiers contrôlés par les États-Unis, comme le système SWIFT, ce qui permet aux États participants de réduire leur exposition aux sanctions unilatérales, devenues ces dernières années un outil central du pouvoir économique américain. Au total, les 10 membres et 10 pays partenaires du BRICS représentent 56 % de la population internationale et 44 % du PIB mondial[4]. Ils constituent la majorité de la population du globe et pourraient bientôt devenir majoritaires en termes de production économique. Au même moment, 95 % des exportations canadiennes sont destinées aux États-Unis, alors que le marché américain ne représente que 5 % des consommateurs mondiaux. Si le gouvernement canadien souhaitait diversifier son économie afin de se prémunir contre l’ingérence américaine, l’option la plus sensée aurait été de se tourner vers le marché majoritaire incarné par le bloc des BRICS.

Compte tenu du manque de fiabilité, de la volatilité et de la stagnation croissante du capitalisme américain, le Canada pourrait théoriquement se protéger des vicissitudes de son voisin en intensifiant ses échanges commerciaux avec les pays du BRICS en général et la Chine en particulier. Sur le plan militaire, le Canada pourrait affirmer sa souveraineté en se détachant du complexe militaro-industriel américain et en mettant fin à ses engagements de plus en plus coûteux envers l’OTAN qui, sous Carney, pourraient désormais 5 % du PIB canadien, soit 150 milliards de dollars par an. Dans l’ensemble, le non alignement en matière de politique étrangère et un virage économique vers la majorité mondiale apporteraient au Canada une série d’avantages, dont le plus important serait son indépendance, qui garantirait à son tour la pertinence du Canada sur la scène internationale pour les années à venir.

Depuis la victoire de Carney, les discussions sur l’avenir du Canada manquent de cette nécessaire ambition. Ses programmes de diversification commerciale se concentrent principalement sur l’Union européenne, qui souffre d’une faible productivité et d’une croissance anémique, en particulier depuis l’imposition de sanctions sur l’énergie russe en 2022[5]. Carney a également renforcé l’intégration sécuritaire du Canada avec l’Europe, ce qui ne constitue guère une diversification compte tenu du fait que tous les pays concernés sont membres de l’OTAN et obéissent aux États-Unis. Lorsqu’on analyse les politiques de Carney sur le fond plutôt que sur la forme, on constate que le gouvernement canadien : 1) ne tire pas parti des marchés dynamiques des BRICS, s’en tenant plutôt à une vision atlantiste de la « diversification » commerciale qui ne protège guère le Canada de la coercition économique américaine, et 2) s’aligne encore plus étroitement sur les objectifs militaires et géopolitiques des États-Unis. Les politiques du premier ministre ressemblent en tout point à celles de « l’intégration profonde » à laquelle sa victoire était censée mettre fin.

Carney a tenté de présenter son adhésion au militarisme comme une renaissance économique pour le Canada. L’analyste politique Abbas Qaidari décrit la présentation par Carney des politiques de son gouvernement comme « une forme typiquement canadienne de militarisme keynésien, qui ne repose pas sur le chauvinisme ou l’expansionnisme, mais sur une fusion sophistiquée entre crédibilité fiscale, intervention productive de l’État et contrôle stratégique du discours ». Selon Qaidari, le gouvernement Carney « refond la défense comme une source d’activité économique souveraine[6] ».  Une telle analyse ignore la dimension impériale de cette politique, en particulier le fait que l’administration Trump a exigé des États membres de l’OTAN qu’ils augmentent leurs dépenses militaires afin de contrer les puissances qui se rassemblent autour de la Russie et de la Chine. Dans ce contexte, il apparaît clairement que la décision de Carney de participer à la relance du militarisme atlantiste s’inscrit dans une stratégie occidentale plus large visant à contenir la multipolarité, et ce, afin de renforcer un ordre mondial en déclin orienté vers l’Occident. Le bellicisme de Carney profite à ceux qui s’engagent à maintenir l’impérialisme dirigé par les États-Unis, ainsi qu’à l’industrie de l’armement atlantique qui alimente la militarisation des membres de l’OTAN et l’expansion de l’alliance. Il ne profite pas à la majorité des Canadiens qui exhortent leur gouvernement à poursuivre une véritable diversification des relations commerciales et militaires.

Le Canada et l’impérialisme

Le système mondial dirigé par les États-Unis, qui a prévalu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, était fondamentalement impérialiste. Comme l’avance les travaux de Samir Amin, le capitalisme se caractérise depuis ses origines au XVIe siècle par une « polarisation entre centres et périphéries, qui n’a fait que s’accentuer au cours du développement ultérieur de sa mondialisation ». En ce sens, Amin remet en question la vision de Lénine et de Boukharine selon laquelle l’impérialisme du XXe siècle était une « nouvelle » étape du capitalisme. Il précise : « Le système pré-monopoliste du XIXe siècle n’était pas moins impérialiste [que le système monopoliste du XXe siècle]. La Grande-Bretagne a maintenu son hégémonie précisément grâce à sa domination coloniale sur l’Inde.[7] » Cette information est importante puisque l’État capitaliste-colonial du Canada a bénéficié de son intégration au système impérial britannique[8].

Comme le souligne l’économiste canadien John Rapley : « Dès les débuts de la colonisation européenne, le Canada s’est intégré au commerce triangulaire qui exploitait les excédents générés par les économies esclavagistes des Caraïbes et du Sud des États-Unis, permettant ainsi aux colons européens de tirer profit du travail forcé des Africains tout en se tenant à distance des horreurs de cette institution.[9] » Une classe capitaliste canadienne a émergé et s’est consolidée sous la tutelle de l’Empire britannique. Au début du XXe siècle, le journaliste d’investigation Gustavus Myers a découvert que « moins de cinquante hommes contrôlent 4 000 000 000 $, soit plus d’un tiers de la richesse matérielle du Canada, sous forme de chemins de fer, de banques, d’usines, de mines, de terres et d’autres propriétés et ressources ». Myers a également qualifié de « prodigieux » le montant du capital britannique présent au Canada, soit plus de 2 milliards de dollars, représentant environ 55 milliards de dollars actuels[10]. Le capital britannique s’est alimenté grâce à l’extraction de superprofits dans les colonies de l’empire, et c’est grâce à l’investissement d’une part de ces gains dans notre pays que le Canada a pu s’industrialiser et, en 1867, se formaliser en tant que nation. En bref, les capitalistes britanniques ont tiré des rentes impérialistes de l’Inde et d’autres colonies, puis ils ont redirigé une partie de cette plus-value vers le Canada et d’autres « dominions blancs », contribuant à la croissance rapide de leur économie. « De cette manière, écrit Rapley, le Canada s’est retrouvé au sommet d’un réseau d’exploitation mondiale, capable de s’assurer la plupart des avantages économiques de la domination impériale tout en assumant peu de ses coûts : guerres coloniales, marine coûteuse, administrations impériales.[11] »

L’économiste politique Jerome Klassen va dans le même sens et affirme : « Si le système-monde capitaliste est constitué par une structure du pouvoir impérialiste à travers laquelle les excédents économiques sont répartis de manière inégale en raison des stratégies concurrentes des États-nations et de leurs classes capitalistes respectives, alors le Canada doit se situer près du sommet de ce système hiérarchique, et la question de l’impérialisme canadien doit être explorée[12] ». Après la Seconde Guerre mondiale, le Canada est demeuré dans les hautes sphères impérialistes, même s’il s’est détaché progressivement de la Grande-Bretagne au profit des États-Unis. Le Canada a participé avec enthousiasme à la création des institutions de Bretton Woods, dominées par la perspective occidentale et en particulier américaine. En avril 1949, il est devenu membre fondateur de l’OTAN. Au début de la Guerre froide, les États-Unis ont défini l’Amérique du Nord comme une seule « unité stratégique » et sécurisé un approvisionnement régulier en ressources énergétiques et minérales canadiennes. Parallèlement, le Canada a renforcé son intégration économique et militaire avec les États-Unis, le nouveau centre impérial mondial. La vigueur de l’économie canadienne est alors devenue dépendante de l’armée américaine et des entreprises impériales des États-Unis[13].

La capacité du Canada à tirer profit des marchés sécurisés par l’impérialisme occidental sans avoir à supporter le poids du maintien de l’appareil politique et militaire destiné à l’extraction de la rente impérialiste a permis au pays de maintenir un système de protection sociale, y compris des soins de santé universels, et d’orienter les dépenses militaires vers des missions internationales « pacifiques » plutôt que vers des campagnes militaires agressives. Seule exception : les campagnes agressives menées, au sein même du Canada, contre les peuples autochtones qui s’opposaient à l’expansion et à la consolidation du capital canadien, par exemple lors de la résistance des Métis de la rivière Rouge en 1870, de leur lutte dans le Nord-Ouest en 1885, et du combat des Mohawks de Kanesatake en 1990. Pour revenir aux missions internationales de maintien de la paix, elles ont souvent été décrites comme la preuve des valeurs de multilatéralisme et de compromis du Canada, contrastant avec le militarisme américain. Cependant, c’est précisément grâce au système impérialiste maintenu par la puissance militaire américaine que la classe dirigeante canadienne a pu se réorienter vers la protection sociale et les efforts de maintien de la paix. L’économiste et politologue Paul Kellogg décrit la stratégie du Canada à cette époque comme un « parasitisme militaire », ce qui signifie que « le capitalisme canadien a investi et tiré profit des sphères d’influence « protégées » par le plus proche allié du Canada, les très militarisés États-Unis[14] ».  De plus, l’armée canadienne n’a jamais été uniquement une force de maintien de la paix, comme le souligne le politologue Todd Gordon :

« Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’armée canadienne a participé à au moins cinq interventions impérialistes dans des pays étrangers : Corée (1950-1953), Irak (1991), Yougoslavie (1999), Haïti (2004) et Afghanistan (depuis 2002). Le Canada n’a pas participé à la guerre du Vietnam. Mais il a vendu pour des milliards de dollars de matériel de guerre aux États-Unis à l’époque et a utilisé son siège à la Commission internationale de contrôle et de surveillance – la force internationale créée en 1954 pour superviser la mise en œuvre des accords de Genève qui ont mis fin à la première guerre d’Indochine – pour soutenir l’effort de guerre américain. Le Canada a envoyé deux destroyers dans la région vers la fin de la guerre américaine pour soutenir les soldats canadiens qui y servaient. Et bien que le Canada n’ait pas officiellement participé à la guerre en Irak en 2003, des soldats et des officiers canadiens participant à des programmes d’échange ont néanmoins combattu aux côtés de l’armée américaine et occupé des postes de commandement dans les forces d’occupation[15] ».

Certaines de ces interventions, menées dans le contexte du retour de la Russie et de l’ascension de la Chine, peuvent être en partie comprises comme des efforts visant à endiguer l’émergence d’un monde multipolaire qui remet en cause le système impérialiste occidental et la position privilégiée du Canada au sein de celui-ci. Comme le note Klassen, la guerre en Afghanistan, à laquelle le Canada a contribué en envoyant 40 000 soldats pendant treize ans, a été « utilisée pour contrer l’expansion chinoise, privatiser les ressources afghanes et, de manière générale, étendre l’espace du capitalisme mondial et de l’empire américain ». Plus précisément, Klassen soutient que le Canada « menait une guerre pour étendre l’hégémonie occidentale à travers l’Eurasie et le système mondial au sens large, pour élever le rang politique, économique et militaire du Canada au sein de ce système, et pour étendre les intérêts du capital canadien à l’échelle nationale, régionale et mondiale[16] ».

À mesure que le capital canadien se mondialisait à la fin du XXe siècle, les entreprises canadiennes ont davantage tiré parti de la main-d’œuvre et des ressources bon marché du Sud global, clamant une plus grande part des superprofits versés vers le Nord. Cela s’est accompagné d’une diminution des contributions du Canada au maintien de la paix aux Nations unies et d’une augmentation de la participation canadienne aux guerres impérialistes. Klassen décrit ce processus comme l’émergence d’un « néolibéralisme blindé », une « fusion du militarisme et de la lutte des classes dans les politiques et les pratiques de l’État canadien » qui avait un triple objectif : « mondialiser la portée des entreprises canadiennes ; assurer une position centrale à l’État canadien dans la hiérarchie géopolitique ; et discipliner toutes les forces d’opposition – étatiques et non étatiques – dans l’ordre mondial[17] ».

Au début des années 1980, la crise mondiale de la dette a frappé de plein fouet les pays du Sud et « les pays capitalistes avancés ont utilisé le FMI et la Banque mondiale pour modifier radicalement le paysage politique et économique du tiers-monde[18] ». Ces institutions financières dirigées par l’Occident ont accordé un allègement de la dette en échange d’une libéralisation économique. En conséquence, « les marchés ont été ouverts aux capitaux du premier monde, les services publics et les terres ont été privatisés, les dépenses sociales et les subventions ont été réduites, les monnaies ont été dévaluées et les ressources naturelles ont été transformées en marchandises, ce qui a déclenché une vague d’investissements à la recherche de ressources naturelles, de main-d’œuvre bon marché et d’actifs vendus à prix cassés[19] ». Le Canada s’est joint à cette ruée vers le Sud. Entre 1990 et 2005, les investissements directs canadiens dans les marchés du Sud ont considérablement augmenté, en fait, « à un rythme supérieur à celui de l’économie canadienne[20] ».

Cette conjoncture n’a pas entraîné une sortie canadienne du bloc atlantiste, mais a plutôt correspondu à une contribution accrue du Canada aux conquêtes militaires visant à étendre la puissance de l’Atlantique Nord. L’intérêt du Canada pour les pays du Sud était et demeure de nature impérialiste, dans le sens où l’État canadien se préoccupait de l’expansion de l’hégémonie occidentale et de la capacité des entreprises canadiennes à obtenir des sources de survaleur pour alimenter la croissance de son économie. De plus, les réformes imposées aux pays du Sud ont activement sapé leur souveraineté nationale. L’orientation du Canada vers le Sud n’était clairement pas un arrangement mutuellement avantageux, comme en témoigne l’opposition généralisée des populations aux entreprises canadiennes, en particulier aux sociétés minières, dans les pays d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Afrique. Leurs dénonciations visaient à juste titre les pratiques corrompues et l’impact écologique négatif de ces entreprises[21].  Au cours des années suivantes, la préférence des pays du Sud pour les alliances économiques menées par la Chine, qui ne portent notamment pas atteinte à la souveraineté nationale par l’imposition de réformes néolibérales, s’est manifestée par la croissance rapide des BRICS (fondés en 2008, élargis en 2014 pour inclure l’Afrique du Sud) et de l’initiative des Nouvelles routes de la soie (lancées en 2013).

À mesure que ces blocs économiques Sud-Sud se sont consolidés, l’ordre mondial capitaliste dirigé par les États-Unis a perdu de son influence, et les pays qui alimentaient les superprofits occidentaux semblent moins disposés à sacrifier leur souveraineté nationale en échange d’investissements américains. Plutôt que de considérer l’avènement d’un ordre mondial multipolaire comme une opportunité, l’État canadien se sent apparemment menacé par la perspective de perdre des sources potentielles de survaleur. Cette menace est également profondément ressentie aux États-Unis ; l’inquiétude des États-Unis face à un monde multipolaire l’a conduit à s’impliquer à l’étranger, notamment en Ukraine, et a alimenté la montée de ce que John Bellamy Foster, rédacteur en chef de la Monthly Review, appelle « l’impérialisme MAGA ».

La première administration Trump (2017-2021) a lancé une nouvelle guerre froide contre la Chine dans le but de vaincre son principal concurrent mondial. En Amérique latine, Trump a cherché à éradiquer les alternatives socialistes représentées par la République bolivarienne du Venezuela et la République de Cuba. Au Moyen-Orient, il a tenté de soumettre la région à l’hégémonie israélienne. Pour sa part, le Canada a soutenu ces objectifs, imposant ses propres sanctions au Venezuela et commettant un « enlèvement judiciaire » sur la personne de Meng Wanzhou, cadre dirigeante de l’entreprise chinoise Huawei, à la demande de Trump. Le Canada a aussi continué de fournir des armes et un soutien diplomatique à l’État d’Israël, de plus en plus ouvertement génocidaire. L’administration de Joe Biden (2021-2025) a élargi la guerre menée par les États-Unis contre le multipolarisme pour y inclure la guerre en Ukraine, dont l’objectif est d’affaiblir la Russie, comme l’a déclaré l’ancien secrétaire à la Défense Lloyd Austin[22].  Le Canada est profondément impliqué dans ce conflit. En outre, l’armée canadienne s’est déployée en mer de Chine méridionale pour mener des exercices provocateurs au large des côtes chinoises, ce qui témoigne de l’engagement du Canada dans une campagne sur deux fronts visant à défier simultanément la Russie et la Chine. Ces tendances en matière de politique étrangère se sont poursuivies et se sont même intensifiées sous la gouverne de Mark Carney. Ainsi, les libéraux canadiens suivent les objectifs américains, même s’ils proclament défendre la souveraineté et l’indépendance canadiennes.

Manquer le bateau des BRICS

La riposte la plus importante de Mark Carney aux agressions de Trump a été d’augmenter les livraisons de pétrole vers la Chine par l’entremise l’oléoduc Trans Mountain[23].  Cependant, lorsqu’on examine tous les domaines potentiels de collaboration avec la Chine et les BRICS, ces livraisons apparaissent comme négligeables. Dans le contexte du soutien continu du Canada aux objectifs géopolitiques des États-Unis, elles sont encore moins impressionnantes. Depuis près de deux décennies, les économistes et les observateurs avertissent que le Canada ne tire pas profit des opportunités offertes par les pays du BRICS. En 2008, un an avant la première réunion officielle du groupe des BRIC, le think thank Conference Board of Canada a noté que le pays faisait peu d’efforts pour approfondir ses liens avec les économies des BRIC. Cette année-là, moins de 2 % des exportations canadiennes étaient destinées à la Chine, tandis que les investissements canadiens dans ce même pays représentaient moins de 1 % du total des investissements directs étrangers du Canada. Les investissements canadiens en Inde étaient, quant à eux, « pratiquement invisibles ». Le groupe de réflexion notait : « Le Canada passe à côté d’énormes opportunités offertes par les pays des BRIC. […] La part du Canada dans le commerce et les investissements avec les BRIC est faible et les liens avec ces pays […] doivent être approfondis. » La chercheuse Sheila Rao a fait valoir « qu’il existe également d’énormes opportunités d’exportation et d’investissement pour le Canada dans ces pays. La Chine et l’Inde sont avides de ressources, ont des besoins massifs en infrastructures et leur population moyenne, gigantesque et en pleine croissance, stimule la demande de produits dans le monde entier[24]. »

Plus récemment, les professeurs Laura MacDonald et Jeremy Paltiel ont averti que la volonté du Canada d’approfondir ses liens avec les États-Unis au détriment des pays du BRICS était imprudente. « Le choix antérieur des gouvernements de poursuivre une intégration économique plus profonde avec les États-Unis au détriment de la diversification commerciale s’est avéré problématique dans une période de stagnation de l’économie américaine et de montée en puissance de nouvelles puissances économiques », ont fait valoir les auteurs. « Le Canada est confronté non seulement à une crise économique, mais aussi à une crise identitaire, car il doit faire face à de nouveaux puissants rivaux qui remettent en cause l’ordre mondial qu’il a contribué à établir et dont il a tiré profit. » Ils ajoutent : « La réponse du gouvernement canadien a été inadéquate et […] le Canada prend du retard dans le remaniement de l’ordre mondial. Si ce bilan reflète peut-être les limites de l’administration canadienne précédente [le Premier ministre conservateur Stephen Harper], nous pensons qu’il est également lié à des problèmes plus profonds auxquels sont confrontés les bénéficiaires du statu quo pour s’adapter aux nouveaux rivaux […]. Compte tenu du déclin relatif des États-Unis, son partenaire économique le plus puissant, le Canada a tout intérêt, sur le plan économique, à diversifier ses relations commerciales et d’investissement.[25] » Cette diversification n’a pas eu lieu.

À l’approche du deuxième mandat de Trump, le Globe and Mail, l’un des plus anciens journaux d’Amérique du Nord et considéré comme le « journal de référence » au Canada, a publié un article d’Emerson Csorba soulignant la nécessité pour le Canada de se rapprocher de la majorité mondiale. Dans cet article, Csorba appelait le Canada à adhérer au BRICS. « L’idée derrière l’adhésion au BRICS, affirme l’auteur, est qu’il vaut mieux s’engager directement dans ce forum plutôt que de garder ses distances, ce qui garantirait presque à coup sûr une dépendance croissante vis-à-vis des États-Unis et un rôle négligeable du Canada dans la géopolitique. » Il poursuit :

« Tout en tirant des avantages économiques, le Canada peut protéger ses intérêts en entretenant des relations avec un plus large éventail de partenaires. Il existe un précédent historique dans l’engagement stratégique du Canada avec l’URSS, la Chine et Cuba en tant qu’interlocuteur de l’Amérique pendant la Guerre froide. Le Canada peut également s’engager davantage dans des plateformes telles que la Francophonie, en établissant des liens avec les puissances émergentes du Sud. […] Le Canada ne peut plus supposer, comme cela a été le cas dans le passé, que l’Amérique servira de protecteur.[26] »

En juillet 2025, alors que Carney multipliait les capitulations devant Trump, le Globe and Mail publiait un autre article appelant le Canada à « se libérer des États-Unis et à nouer des liens plus étroits avec la Chine ». La publication de cet article dans un grand journal canadien montrait que même les médias capitalistes privés ne pouvaient ignorer la montée populaire du sentiment anti-américain dans le pays. Les auteurs, Julian Karaguesian et Robin Shaban, déclaraient :

« Pour atteindre la souveraineté économique, le Canada doit se libérer du discours colporté par Washington selon lequel la Chine serait un partenaire commercial peu fiable cherchant à dominer le monde. Le Canada doit plutôt forger ses propres relations avec la Chine, des relations fondées sur les intérêts canadiens et non américains. […] Pour atteindre l’indépendance économique, le Canada doit changer de cap. Entre 2018-2019 et la fin de 2023, le commerce entre le Mexique et la Chine a augmenté de 66 % tout en maintenant les liens avec les États-Unis. Pourquoi ne pourrions-nous pas en faire autant ? Nous devons également améliorer le transfert de technologies depuis la Chine de manière à renforcer notre puissance économique, accélérer notre innovation et protéger notre souveraineté… La plus grande menace pour la souveraineté canadienne n’est pas l’ingérence chinoise, mais notre servilité envers les États-Unis, qui nous traitent de plus en plus comme un vassal. Alors que 95 % des consommateurs mondiaux vivent en dehors des États-Unis, le fait que nous dépendions d’un partenaire de moins en moins fiable pour 75 % de nos exportations n’est pas une tactique, mais une faute stratégique.[27] »

Néanmoins, le gouvernement Carney préfère approfondir toujours plus l’intégration militaire du Canada avec les États, et ce, malgré une administration américaine agressive. Il poursuit sa « diversification » commerciale dans un cadre atlantiste restreint, ce qui ne contribue guère à garantir la souveraineté canadienne vis-à-vis des États-Unis et sert en fait les intérêts américains en maintenant le Canada sous la domination de Washington.

Mark Carney : un impérialiste MAGA ?

L’actuelle administration Trump considère la Chine comme le principal adversaire de l’hégémonie américaine. À ce titre, Trump cherche à obtenir un cessez-le-feu en Russie afin de concentrer les efforts américains sur la lutte contre l’influence mondiale de la Chine. L’équipe de politique étrangère de Trump est composée de rapaces anti-Chine tels que Marco Rubio, Pete Hegseth et Elbridge Colby, qui prônent une « stratégie de refus » de grande envergure à l’encontre de la Chine, qui viserait à paralyser l’économie de ce pays. Pour ces derniers, la Russie ne représente pas une menace du même ordre. Parallèlement, Trump et son équipe de conseillers financiers – à savoir Peter Navarro, Scott Bessent et Stephen Miran – ont déstabilisé l’économie mondiale en imposant des mesures tarifaires radicales visant à intimider le monde entier afin qu’il se soumette davantage aux exigences des États-Unis. Miran affirmait que le Canada, parmi d’autres, pouvait facilement être contraint de se plier aux intérêts américains[28]. Il semble qu’on lui ait donné raison.

Alors que le second mandat de Trump marque une rupture historique dans l’opinion publique canadienne à l’égard des États-Unis, avec des opinions extrêmement négatives, les dirigeants politiques canadiens ne se sont pas adaptés à cette réalité. En effet, au niveau de la gouvernance nationale, Mark Carney représente une remarquable continuité avec les politiques qui durent depuis plusieurs décennies et qui ont vu le Canada soutenir les objectifs impérialistes des États-Unis face aux défis posés par la périphérie. Même les menaces d’annexion de Trump n’ont pas perturbé cette fidélité. Carney et Trump ont quelque chose en commun : aucun d’eux n’est disposé à s’adapter à l’ordre mondial non occidental émergent. Lorsque l’administration « impérialiste MAGA » de Trump est arrivée au pouvoir en janvier 2025 – Bellamy Foster définit l’impérialisme MAGA comme « un rejet du rôle traditionnel des États-Unis en tant que puissance mondiale hégémonique au profit d’un empire hypernationaliste America First » –, elle a présenté un programme visant à rétablir l’hégémonie américaine à une époque où la coopération Sud-Sud s’intensifie[29].  Bellamy Foster affirme que le bellicisme de Trump envers les gouvernements alliés, y compris l’Union européenne, pourrait générer une « rivalité interimpérialiste » entre les puissances occidentales mais, pour l’instant, cela ne semble pas se produire de manière substantielle. L’Europe, tout comme le Canada, a adopté une position conciliante envers Washington, notamment par le biais de programmes de réarmement massifs visant à soulager l’empire américain du fardeau de la défense européenne[30].

En fait, l’augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN était une exigence clé de la vision impérialiste américaine. Comme l’a déclaré le secrétaire à la Défense Pete Hegseth en février 2025 : « La sauvegarde de la sécurité européenne doit être un impératif pour les membres européens de l’OTAN. Dans ce cadre, l’Europe doit fournir la majeure partie de l’aide létale et non létale future à l’Ukraine… Les États-Unis donnent la priorité à la dissuasion d’une guerre avec la Chine dans le Pacifique.[31] » Ainsi, les membres de l’OTAN contribuent au rééquilibrage impérialiste de l’administration Trump vis-à-vis de la Chine en assumant le fardeau de la guerre atlantiste contre l’ascendant économique de la Russie. Le gouvernement de Mark Carney a affirmé de manière peu convaincante que la capitulation du Canada face aux exigences de Trump en matière de dépenses militaires – qui constituent la plus forte augmentation des dépenses d’armement de l’histoire du Canada – est en fait la preuve de l’engagement du Canada en faveur de la diversification de la sécurité, le réarmement canadien se déroulant sous l’égide de l’OTAN. Cependant, ceux qui connaissent l’histoire de l’OTAN comprennent que ce sont les États-Unis qui prennent les décisions au sein de l’alliance. Comme l’a fait remarquer Richard Nixon, l’OTAN est « le seul organisme collectif qui a jamais fonctionné » parce que « nous [les États-Unis] sommes aux commandes[32] ».

Sous Carney, le Canada rejoindra probablement le système nord-américain de défense antimissile de Trump, le « Golden Dome », qui coûtera 61 milliards de dollars aux Canadiens. Carney dépensera sans doute 19 milliards de dollars pour des avions de combat F-35 fabriqués aux États-Unis, dont les pièces de rechange seront détenues et contrôlées par le gouvernement américain[33]. Aucune de ces initiatives ne protégera la souveraineté canadienne. Elles soumettront encore davantage les impératifs militaires canadiens aux États-Unis.

Selon l’économiste marxiste Prabhat Patnaik, la vision de Trump d’un empire « America First » est une « stratégie de renaissance de l’impérialisme[34] ». Son administration impérialiste MAGA souhaite voir échouer la Chine, les BRICS et la majorité mondiale, afin que l’empire américain reste dominant à l’échelle mondiale, en maintenant un flux en constante expansion de superprofits sous forme de main-d’œuvre et de ressources naturelles provenant des économies périphériques. Malgré l’opinion publique anti-américaine au Canada et l’ouverture populaire à de nouvelles relations commerciales, le premier ministre Carney a choisi le renforcement impérialiste plutôt que la majorité mondiale, le militarisme lié aux États-Unis plutôt que la promesse de la multipolarité. Cela n’augure rien de bon pour l’avenir du Canada, ni pour la sécurité des populations du globe.

Les dangers du militarisme dans un contexte multipolaire

La riposte canadienne aux pressions économiques et aux menaces d’annexion de Trump – ou plutôt l’absence de riposte – est représentative de la complaisance de l’État capitaliste canadien, créée par des siècles de privilèges impérialistes. La faible réponse d’Ottawa au déclin des États-Unis a révélé la réalité suivante : l’establishment politique canadien n’est pas disposé à abandonner sa position privilégiée dans le statu quo de plus en plus obsolète du capitalisme impérialiste dirigé par les États-Unis. L’impérialisme capitaliste (d’abord britannique, puis américain) a enrichi l’économie canadienne, et plus particulièrement sa classe capitaliste coloniale, depuis les origines du pays jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, les changements inexorables de l’ordre mondial actuel ont révélé que la dépendance du Canada à l’égard de l’impérialisme américain était avant tout un problème en termes d’influence géopolitique et de moyens de subsistance matériels pour la plupart des Canadiens. Les capitalistes et les politiciens canadiens ont pris peu de mesures pour rapprocher le Canada de la majorité mondiale, malgré le désir du public de voir des changements audacieux et profonds dans les relations commerciales du Canada.

Pour notre pays, les dangers liés à la poursuite d’un militarisme aligné sur les États-Unis plutôt que d’une intégration souveraine dans un monde multipolaire sont nombreux. Si le gouvernement canadien ne parvient pas à le reconnaître, le Canada sombrera dans l’insignifiance à mesure que l’hégémonie américaine déclinera. Avec une classe dirigeante attachée au capitalisme et à l’atlantisme, un tel destin semble inévitable.


[1] Cité dans Rhianna Schmunk, “Trump says he would use ’economic force’ to join Canada with U.S.”, RCI, January 7, 2025, https://ici.radio-canada.ca/rci/en/news/2131198/trump-says-he-would-use-economic-force-to-join-canada-with-u-s

[2] Kelly Geraldine Malone, “Growing number of Canadians view the U.S. as a top threat, poll shows”, Global News, July 8, 2025, https://globalnews.ca/news/11280397/united-states-threat-canadians/

[3] Cité dans Sean Boynton, “U.S. Golden Dome among ‘options’ for Canada’s defence, Carney says”, Global News, May 21, 2025, https://globalnews.ca/news/11190806/carney-golden-dome-us-trump-security/

[4] Ben Norton, “BRICS expands to 56% of world population, 44% of global GDP: Vietnam joins as partner country”, Geopolitical Economy, July 4, 2025, https://geopoliticaleconomy.com/2025/07/04/brics-expansion-population-gdp-vietnam/

[5] Matthew Karnitschnig, “Europe’s economic apocalypse is now”, Politico, December 19, 2024, https://www.politico.eu/article/europe-economic-apocalypse/

[6] Abbas Qaidari, “How Mark Carney is turning military spending into a force for economic renewal”, Policy Options, June 19, 2025, https://policyoptions.irpp.org/magazines/june-2025/defence-spending-economy/

[7] Samir Amin, « Contemporary Imperialism », Monthly Review, 1er juillet 2015, https://monthlyreview.org/2015/07/01/contemporary-imperialism/

[8] Tyler Shipley, professeur au Humber College, précise : « Le Canada était fondé sur la volonté d’établir un marché privé des biens fonciers et du travail, et de créer les conditions propices à l’accumulation de richesses capitalistes. Ainsi, comme tout État capitaliste colonial, le Canada a été conçu pour détruire les populations autochtones – par l’extermination, l’expulsion, l’assimilation ou toute autre méthode – et remplacer leurs sociétés par une société dominée par une poignée de capitalistes riches et par des lois et des institutions qui soutiennent une société capitaliste. » Voir Shipley, Canada in the World: Settler Capitalism and the Colonial Imagination (Winnipeg: Fernwood Publishing, 2020), 2.

[9] Rapley, “Canada benefits from a world order that empires built. As the latest one declines, so does our economy”, The Globe and Mail, August 25, 2023, https://www.theglobeandmail.com/opinion/article-canada-benefits-from-a-world-order-that-empires-built-as-the-latest/

[10] Myers, History of Canadian Wealth (Chicago: Charles H. Kerr & Company, 1914), i-iii.

[11] Rapley, “Canada benefits from a world order that empires built”, The Globe and Mail.

[12] Jerome Klassen, “Empire, Afghanistan, and Canadian Foreign Policy,” in Empire’s Ally: Canada and the War in Afghanistan (Toronto: University of Toronto Press, 2013), edited by Klassen and Greg Albo, 12.

[13] Cité dans Stephen J. Randall, United States Foreign Oil Policy Since World War I (Montreal & Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2005), 266.

[14] Cité dans Schalk, “Canada’s Militarization and the End of U.S. Hegemony,” Monthly Review, September 6, 2024, https://mronline.org/2024/09/06/canadas-militarization-and-the-end-of-u-s-hegemony/

[15] Gordon, Imperialist Canada (Winnipeg : ARP Books, 2010), 305. Écrit en 2010, le livre de Gordon ne mentionne pas la destruction de la Libye par l’OTAN, dans laquelle le Canada a joué un rôle majeur.

[16] Klassen, “Empire, Afghanistan, and Canadian Foreign Policy”, 17, 30.

[17] Klassen, “Joining empire: Canadian foreign policy under Harper”, Canadian Dimension, October 7, 2015, https://canadiandimension.com/articles/view/joining-empire-canadian-foreign-policy-under-harper

[18] Gordon, “Canada in the Third World: The Political Economy of Intervention” in Empire’s Ally, 215.

[19] Gordon, “Canada in the Third World”, 216.

[20] Gordon, Imperialist Canada, 175.

[21] Il existe une littérature abondante sur ce sujet, notamment : Alain Denault and William Sacher, Imperial Canada Inc.: Legal Haven of Choice for the World’s Mining Industries (Vancouver: Talonbooks, 2012); Capitalism & Dispossession: Corporate Canada at Home & Abroad (Halifax & Winnipeg: Fernwood Publishing, 2022), edited by David P. Thomas and Veldon Coburn; Gordon, Imperialist Canada; Gordon and Jeffery R. Webber, Blood of Extraction: Canadian Imperialism in Latin America (Halifax & Winnipeg: Fernwood Publishing, 2016); Paula Butler, Colonial Extractions: Race and Canadian Mining in Contemporary Africa (Toronto: University of Toronto Press, 2015); Peter McFarlane, Northern Shadows: Canadians and Central America (Toronto: Between the Lines, 1989); Testimonio: Canadian Mining in the Aftermath of Genocides in Guatemala (Toronto: Between the Lines, 2021), edited by Catherine Nolin and Grahame Russell; Shipley, Canada in the World and Ottawa and Empire: Canada and the Military Coup in Honduras (Toronto: Between the Lines, 2017); Yves Engler, The Black Book of Canadian Foreign Policy (Vancouver & Winnipeg: Fernwood Publishing and RED Publishing, 2009) and Canada in Africa: 300 Years of Aid and Exploitation (Vancouver & Winnipeg: Fernwood Publishing and RED Publishing, 2015).

[22] Julian Borger, “Pentagon chief’s Russia remarks show shift in US’s declared aims in Ukraine”, The Guardian, April 25, 2022, https://www.theguardian.com/world/2022/apr/25/russia-weakedend-lloyd-austin-ukraine

[23] “China emerging as top customer for Canadian oil shipped via Trans Mountain Pipeline”, CBC, May 16, 2025, https://www.cbc.ca/news/business/china-canada-oil-trans-mountain-pipeline-1.7537530

[24] “Canada missing out on opportunities to build relationships with BRIC countries”, Canada NewsWire, January 11, 2008.

[25] MacDonald and Paltiel, “Middle power or muddling power?”

[26] Emerson Csorba, “Canada should get closer to the non-Western BRICS economic alliance”, The Globe and Mail, November 20, 2024, https://www.theglobeandmail.com/business/commentary/article-canada-should-get-closer-to-the-non-western-brics-economic-alliance/

[27] Julian Karaguesian and Robin Shaban, “Let’s free ourselves of the U.S. and forge closer ties with China”, The Globe and Mail, July 14, 2025, https://www.theglobeandmail.com/business/commentary/article-lets-free-ourselves-of-the-us-and-forge-closer-ties-with-china/?utm_source=dlvr.it&utm_medium=twitter

[28] John Bellamy Foster, “The Trump Doctrine and the New MAGA Imperialism,” Monthly Review, June 2025, vol. 77 no. 2, 7, 16.

[29] Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 2.

[30] Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 9.

[31] Hegseth, “Opening Remarks by Secretary of Defense Pete Hegseth at Ukraine Defense Contact Group”, Brussels, February 12, 2025, https://www.defense.gov/News/Speeches/Speech/article/4064113/opening-remarks-by-secretary-of-defense-pete-hegseth-at-ukraine-defense-contact/

[32] Schalk, “Carney’s military buildup benefits the US, not Canada”, Canadian Dimension, June 13, 2025, https://canadiandimension.com/articles/view/carneys-military-buildup-benefits-the-us-not-canada

[33] Kevin Maimann, “Donald Trump says Golden Dome would cost Canada $61 billion US”, CBC, May 27, 2025, https://www.cbc.ca/news/politics/golden-dome-61-billion-1.7545414 ; David Pugliese, “Spare parts for Canada’s F-35 fleet will be controlled by the U.S.”, Ottawa Citizen, May 5, 2025, https://ottawacitizen.com/public-service/defence-watch/f-35-fighter-jet-spare-parts-u-s-canada

[34] Cité dans : Bellamy Foster, “The Trump Doctrine,” 3.