FIGURES DU COMMUNISME – Frédéric Lordon. Compte-rendu de lecture

En 2021 a paru aux éditions La Fabrique Figures du communisme, un essai politique dans lequel l’économiste français Frédéric Lordon propose une sortie du système actuel, qui s’inscrit dans la revitalisation de la discussion sur « l’après » du capitalisme. Abolition de la finance, nationalisation des banques, démocratisation des affaires communes et autonomisation des instances décisionnelles : c’est une figure du communisme, non-maximaliste mais vraisemblable,qu’on est invité.e à considérer. Dans un style journalistique clair, qui oscille entre le familier et l’allocution publique, Lordon traite d’abord de la crise écologique provoquée par le capitalisme et des options pour y faire face. Considérant que le capitalisme n’est pas sauvable, il trace ensuite les grandes lignes d’un communisme écologiste fondé sur la satisfaction des besoins de base et la décroissance radicale. Il partage finalement des remarques stratégiques pour mettre fin au capitalisme qui a choisi de ne mourir qu’avec l’humain. La postface signée par le philosophe Félix Boggio Éwanjé-Épée ajoute certaines observations sur la dynamique du capitalisme et de l’impérialisme, informées par des débats contemporains en critique marxiste de l’économie politique.

L’ouvrage s’ouvre sur un bref prologue dans le style des manifestes matérialistes, où la société de classes est présentée comme la préhistoire de notre accession vers le « développement des puissances créatrices de tous », dont le produit socialisé « n’aura plus de jouissance que d’usage ». Suit une introduction prosaïque qui présente les thèmes majeurs de l’œuvre : l’inconséquence des réformistes face à la catastrophe climatique et un projet révolutionnaire centré sur la sécurité économique généralisée.

La première des trois sections, intitulée « Les forces de l’inconséquence », réfute un certain nombre d’idées véhiculées par les écologistes mainstream. La temporisation de la catastrophe climatique, le messianisme de l’innovation, le culte de mesures inefficaces et la dénégation des responsabilités se rapportant à des instances internationales sont démentis sur une soixantaine de pages qui donnent le ton. Assumer la nécessité de l’anticapitalisme en vertu de l’urgence climatique est une stratégie risquée, mais la lecture rassure : on est face à un communiste qui arrive à l’écologie, et non l’inverse. Appuyée sur l’histoire de la philosophie (Spinoza, Kant) et alimentée d’exemples des mouvements sociaux contemporains, la critique de Lordon montre que ce n’est pas un Elon Musk qui nous sortira de l’impasse dans laquelle sa classe nous a entraîné.e.s : les voies de sortie seront plutôt populaires et collectives.

Sa solution, c’est le communisme : un soviétisme démocratique doit avoir plus de chance d’assurer l’organisation de la production d’une manière raisonnable. Il s’agit de remplacer la finance privée par la subvention publique démocratisée pour que toutes et tous, travaillant en société et vivant dans les milieux que cette activité affecte, assurent un développement économique ni écocide ni homicide. Cette seconde partie, « Le communisme comme garantie économique générale », s’attarde particulièrement à l’insuffisance du prisme local et des autonomies libérées du capitalisme (jamais définitivement lorsque seules), à la mesure du salariat à vie développée par le sociologue Bernard Friot (rebaptisée « garantie économique générale ») ainsi qu’aux voies de la décroissance pour une transition communiste préservant des marchés internes. « Moins mais mieux », disait Lénine ; Lordon reprend le mot d’ordre à son compte et plutôt que de rêver de haute architecture stalinienne, de brutalisme et de sériel, il pense le communisme du XXIe siècle dans le style artisan. La transformation des rapports de production ne doit pas déboucher sur une transformation austère de la consommation : « De la présence de moins de choses mais plus belles dans la vie quotidienne, comme habitude et comme éducation, jusqu’aux expériences les plus hautes auxquelles éventuellement elle prépare, c’est cela le luxe. Et c’est le désir des producteurs libres qui fait le communisme luxueux. » (p. 157)

Or, ce n’est pas tout d’avoir un projet un peu plus précis que la « révolution anticapitaliste ». Toute politique digne de ce nom est aussi celle de sa mise en place. Lordon, compagnon de route de différents mouvements sociaux durant la dernière décennie, prend au sérieux l’opposition idéologique et répressive que la classe dominante mobilise pour se défendre. Partant du modèle stratégique du front populaire, il donne à voir que les Allende et autres Tsìpras de ce monde survivent rarement à la pression capitaliste extérieure. Si l’auteur considère que des revendications relativement autonomes peuvent se rallier dans un mouvement politique qui s’en prend à l’État capitaliste, il ne propose pas la stratégie de sa victoire, ni de voie claire pour la pérennisation de ses hypothétiques gains. L’ouvrage insiste néanmoins sur la possibilité que la « démocratie » bourgeoise se dévoile comme l’exact contraire du pouvoir du peuple. Évidemment, les couches précarisées des classes laborieuses se sentent peu représentées, comme les jeunes racisé.e.s des quartiers populaires victimes des violences systémiques. Un « bloc » pourrait s’opposer à l’hégémonie capitaliste en liant organiquement les luttes relativement autonomes contre le racisme et contre l’exploitation genrée du travail reproductif à l’anticapitalisme, sans inféoder les unes à l’autre.

À travers une discussion sur les oppressions systémiques et institutionnelles, Lordon conclut sa dernière partie, « Hégémonie, contre-hégémonie » en affirmant que la question de la domination capitaliste, sans en déterminer tous les aspects, est transversale à celles des dominations raciales (le colonialisme comme fait de l’expansion capitaliste ; le racisme interne comme facteur de production d’un sous-prolétariat) et genrées (séparation genrée du travail même sous le salariat ; disparité genrée des salaires), et se pose toujours, quand même le capitalisme se ferait égalitaire en fait de race et de genre.

Mais sortir du capitalisme demeure un impensable tant que le communisme demeure un infigurable. Car le communisme ne peut pas être désirable seulement de ce que le capitalisme devient odieux. Il doit l’être pour lui-même. Or, pour l’être, il doit se donner à voir, à imaginer : bref se donner des figures.

Extrait de la quatrième de couverture de Figures du communisme

La postface d’Éwanjé-Épée, sous la forme d’une lettre, renvoie à des problèmes brûlants du marxisme contemporain. On y conteste l’explication de l’impérialisme et du colonialisme par des causes immanentes au procès d’expansion du capital, qui rencontrerait comme par hasard sur son chemin historique le tiers-monde. L’explication purement économique par « l’accumulation primitive » (et continuée) du colonialisme et de l’impérialisme est disputée : les réalités historiques traversées par les formations capitalistes sont « génétiques » du premier empire vraiment mondial et le marquent très profondément. De la même manière, la différence entre la présence des dominations racistes et sexistes dans l’exploitation salariale et son effacement « officiel » dans le discours social, qui justifie pour Lordon une différence catégoriale, est relativisée, et l’autonomie des luttes antiracistes et féministes est recadrée comme lutte de classe dans la classe ouvrière.

Le mérite de l’essai, c’est son sentiment « retroussons nos manches, tout est à faire ». On y trouve, dans des références surtout françaises, une mise à l’ordre du jour des thèmes révolutionnaires anticapitalistes dans une forme à même de toucher des sensibilités ouvertes aux mouvements sociaux, mais incapables d’entendre le message de ses éléments les plus conséquents. Communistes, on s’y trouve chez soi, dans les référents connus et les énervements récents. Et s’il faut attendre les cinquante dernières pages pour que Lordon se mouille dans des eaux où on n’a pas soi-même les pieds sûrs, la baignade est agréable. Certes, la « tendance Lordon » n’est pas universelle : elle se distingue des maximalismes informulés qui lui reprocheront la préservation de marchés sous le socialisme, ou d’égalitarismes radicaux qui sourcilleront face à la proposition d’échelons salariaux fondés sur la spécialisation de la formation. On ne reprochera néanmoins pas à Lordon l’opportunité qu’il nous offre de réfléchir à ces figures du communisme, qu’il est grand temps de commencer à peindre autrement qu’abstraitement.

En couverture : Antonio Fernández Reboiro, Despegue a las 18:00, 1969.

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