Ce texte a été écrit par un camarade se trouvant actuellement en Colombie. Il nous est parvenu le 23 juin 2021 et présente des réflexions sur la situation à cette date. Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de droite radicale d’Iván Duque en août 2018, le petit peuple de Colombie doit lutter durement afin de se défendre. En effet, le gouvernement de Duque reprend les politiques anti-populaires, anti-communistes, misogynes et anti-autochtones qui avaient animé le régime d’Álvaro Uribe (2002-2010). Ces deux régimes, sous prétexte de combattre l’ennemi intérieur révolutionnaire, ont adopté des mesures extrêmement dures contre le peuple colombien.
Suite aux grandes manifestations de novembre et décembre 2019, la population est entrée en grève générale le 28 avril 2021. En réaction, la police et l’armée, appuyées par des miliciens aux tendances fascistes, multiplient les actes de violence (on compte officiellement plus de 70 mort.es depuis le début du mouvement). C’est cette triste réaction, au confluent de la gouvernementalité néolibérale, de la violence d’État et du paramilitarisme, que décrit ce texte.
/ / /
La « gente de bien » ou le reflet de l’identité fascisante des classes dominantes
La « gente de bien » : nouvel agent d’une conjoncture ou paramilitarisme déguisé en bonnes intentions ?
Le 14 juin dernier, dans la municipalité de Las Mercedes, en périphérie de Cúcuta, capitale du département du Norte de Santander, des membres de l’organisation paysanne du Comité unitaire du Catatumbo entamaient des négociations avec le gouvernement régional dans le cadre du Paro nacional (grève générale) qui secoue le pays depuis le 28 avril dernier. C’est en matinée que des civils, opposés à la grève, autoproclamés « gente de bien » (« bons citoyens » ou « gens de bien ») se présentent sur les lieux, avant de barricader l’entrée principale avec du fil de fer. Les différents acteurs s’étant réunis à la table de négociation – le gouverneur départemental y compris – seront privés de liberté, séquestrés pendant près de 13 heures dans le bâtiment, sans eau ni nourriture. La police, déployée pour cette raison, ne semble pourtant pas alarmée par la gravité de la situation et opte pour un faux-semblant d’intervention[1]. Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’elle forme la pièce la plus récente d’une chaîne d’événements qui marquent un incrément des agressions civiles autonomes contre la grève en cours, et ce avec la complaisance des forces de l’ordre. C’est aussi le spectre du paramilitarisme colombien qui plane sur ces événements funestes, où cette extrême droite active au nom de « l’endiguement du communisme » possède dans les faits un programme politique beaucoup plus large qui passe du narcotrafic à la défense du grand capital étranger, jusqu’à l’extermination physique du mouvement paysan.
L’avant-veille, le 12 juin 2021, dans la municipalité de El Zulia à moins de 200 de kilomètres de Cúcuta, une attaque violente orchestrée par des civils était dirigée contre d’autres paysan.ne.s qui s’étaient réuni.e.s pour ériger des blocages routiers. La nuit tombée, aux alentours de 20h40, la garde paysanne remarque l’arrivée de six individus à moto. Aussitôt descendus de leurs véhicules, les suspects – encore une fois auto-étiquetés comme « gente de bien » – commencent à ruer de coups les paysan.ne.s rassemblé.e.s au point de blocage, les accusant à tort d’être des membres de la guérilla. Après avoir violenté plusieurs membres de la communauté, les six hommes se révèlent être équipés d’armes à feu de différents calibres. Ils décident alors de tirer sur la petite foule, déchargeant plus de 150 coups dans des directions aléatoires. Deux paysans sont touchés, dont l’un grièvement blessé. Une fois la fusillade terminée et la panique mortellement installée, les individus se targuent de faire partie d’une organisation paramilitaire de la région[2].
À ce niveau, la suite des événements commence à tracer une conjoncture politique, puisque les interventions armées de civils contre le mouvement social actuel ne constituent plus une simple collection d’événements isolés. Le 9 mai dernier à Cali, troisième ville de Colombie, des hommes habillés en civil, parmi lesquels se sont aussi insérés quelques policiers, ont ouvert le feu contre un contingent autochtone d’une manifestation, faisant six blessés[3]. Le 28 mai, toujours à Cali, un groupe de civils organisés, dont un dénommé Andrés Escobar, coordonne une agression armée contre une manifestation soulignant le premier mois du mouvement social. L’événement s’est déroulé alors que l’homme en question s’était volontairement glissé dans les rangs de la police anti-émeute ; celle-ci, loin d’être perturbée par la présence d’un civil équipé d’une arme de poing, opère conjointement avec lui, chargeant la foule qui vient tout juste d’être victime d’une fusillade[4]. Dans une vidéo donnée au quotidien El Tiempo, Escobar, agent d’influenceur de métier et milicien dans ses temps libres, se défend d’appartenir à quelque organisation paramilitaire, rétorquant qu’il serait plutôt… « une personne de bien », c’est-à-dire, selon lui, une personne « travailleuse, sans antécédent judiciaire, payant des impôts et apportant des emplois à la société »[5]. Évidemment, la défense d’Escobar voulant qu’il ne soit pas un paramilitaire n’est rien de plus qu’un mensonge éhonté, contredit par sa propre description des événements où il se présente explicitement comme un civil qui s’arme avec un groupe pour défendre la propriété privée de sa ville.
Que le paramilitarisme constitue une force contre-insurrectionnelle qui cherche à briser la grève sociale, suivant une stratégie de sous-traitance de la violence étatique, cela ne constitue guère un phénomène nouveau en Colombie. Néanmoins, ce dont on peut être assuré, c’est que la dynamique paramilitaire – recyclée en formation de « bandes criminelles » depuis la décomposition des FARC-EP en 2016 – est désormais réactivée dans une perspective d’intervention directe et violente contre le mouvement social. Ce qui est aussi symptomatique dans les cas analysés ici, c’est le recours à l’auto-assignation du concept de « gente de bien » ou du qualificatif de « bons citoyens » pour justifier leurs pratiques. Plus qu’un simple discours référant au « gros bon sens » ou à la décence commune, la notion de gente de bien constitue en fait le paravent idéologique des forces sociales réactionnaires de la Colombie. Loin d’une éthique de vie moralement exigeante, il s’agit plutôt d’un discours qui cherche à masquer le camp que ces derniers ont choisi dans la guerre de classes ouverte qui déchire actuellement le pays. En tant qu’idéologie organique des classes dominantes du pays, elle se porte au secours de leurs intérêts matériels, intérêts remis en cause dans le climat actuel du Paro nacional colombien.

Gente de bien : une analyse discursive
Pour saisir le contenu du concept de gente de bien, on peut d’abord tendre l’oreille aux personnes qui s’en réclament. À ce titre, ce qu’affirmait le paramilitaire Andrés Escobar peut nous servir de point de départ : la gente de bien serait une catégorie méliorative qui décrit les personnes qui respectent la loi, l’intégrité des institutions républicaines et les forces de l’ordre qui les défendent. En définitive, il s’agit d’une forme assez classique de conservatisme politique qui s’accompagne de ses extensions caractéristiques, notamment la vénération de la famille traditionnelle, de la religion et de la patrie. Si le noyau dur du conservatisme est, sous des configurations variables, répandu dans toutes les classes dominantes du monde (et possède même une dimension interclassiste, en venant phagocyter les classes populaires), ses spécificités idéologiques se sont cristallisées en Colombie au début des années 2000 autour du courant de l’uribisme. Du nom d’Álvaro Uribe – ex-président et mentor de l’actuel président Iván Duque, par ailleurs toujours très influent sur la scène politique colombienne –, l’uribisme n’est rien de plus qu’une apologie des politiques menées par ce dernier et plus particulièrement de son modèle de « sécurité démocratique » qui visait soi-disant à renforcer l’État de droit. Appliquée entre 2002 et 2010, cette politique militariste supportée par les États-Unis à travers le Plan Colombie était centrée sur l’élimination de « l’ennemi intérieur », bouc émissaire qu’incarnaient les guérillas communistes de l’ELN[6] et des FARC-EP[7].
En deçà de cette façade de protection des libertés démocratiques, c’est l’ensemble du mouvement social colombien qui a été violemment réprimé au nom de la lutte contre le terrorisme ; en témoigne un bilan tout simplement catastrophique en termes de droits humains, où des milliers d’exécutions extrajudiciaires ont été encouragées dans les corps policiers et militaires, en plus d’une collaboration étroite avec les groupes paramilitaires organisés. Sous la gouverne d’Uribe, la loi Justicia y Paz de 2005 a effectivement lavé les crimes des paramilitaires, leur offrant des remises de peine avantageuses. À cette époque, suivant les propos des chefs paramilitaires Vicente Castaño et Salvatore Mancuso, les paramilitaires contrôlaient directement près de 35 % des sièges au Congrès colombien[8].
Face à cela, la cristallisation idéologique de la gente de bien comme déclinaison de l’uribisme correspond effectivement à un conservatisme social et culturel typique, auquel s’ajoute une doctrine de l’ennemi intérieur, véritable paranoïa militariste dirigée contre certains groupes sociaux jugés subversifs. Les forces de l’ordre seraient ici le dernier rempart contre la barbarie qu’incarne le programme politique du terrorisme guérillero. Si la majeure partie des individus se réclamant de la gente de bien ne s’organise pas en groupes paramilitaires (ou ne les appuie pas particulièrement), il n’en demeure pas moins que le paramilitarisme reste dans ces esprits un acteur relativement « inoffensif » du conflit social colombien, supposément moins important et violent que la guérilla communiste. Au final, dans la mesure où elles s’opposent à l’ennemi intérieur, ces organisations d’extrême droite peuvent très bien être ouvertement appuyées par de bons samaritains défenseur.e.s de l’uribisme. Toujours est-il que la réalité montre un tout autre état de choses : entre 2002 et 2006, au début du règne politique d’Uribe, on ne compte pas moins de 20 000 homicides par an, la plupart relatifs à la violence politique ; 60 % de ces assassinats sont attribuables au paramilitarisme, contre seulement 25 % à la guérilla[9].
Une opposition de classe
Le conservatisme politique de ladite gente de bien ne se résume cependant pas à une simple « préférence » politique pour le statu quo et à la militarisation du conflit social. Si le concept de gente de bien possède effectivement une dimension interclassiste et constitue un discours officiel qui est parfois relayé par les classes populaires, c’est seulement certains agents appartenant aux classes moyennes qui se mobilisent dans le cadre de tactiques paramilitaires pour attaquer violemment le mouvement social. On peut aussi préciser qu’il existe définitivement des paramilitaires dont l’origine socio-économique est précaire, mais les réseaux du paramilitarisme constituent un lieu d’ascension sociale : l’association directe avec le narcotrafic, les taxes de protection payées par les grandes entreprises pour réprimer la contestation et le vol des terres des paysan.ne.s constituent autant de méthodes pour s’accaparer une part profitable de la plus-value socialement produite. C’est ici que les beaux discours fondent au grand soleil de l’idéologie pour révéler ce qu’ils sont in concreto : des intérêts matériels.
Face à cela, si la guilde des bons citoyens autoproclamés ne forme sans doute pas le nec plus ultra de la bourgeoisie colombienne ou du capital étranger qui pille les richesses du pays, elle n’en demeure pas moins un acteur privilégié de la hiérarchie sociale. Appartenant aux classes moyennes supérieure et médiane, ces personnes œuvrent massivement dans des professions libérales bien rémunérées ou sont des petits propriétaires dans des secteurs concurrentiels du capital. Ces fractions privilégiées de la classe moyenne sont ainsi socialement enclines à s’opposer au Paro nacional, spécialement lorsque celui-ci s’attaque directement aux commerces à travers la pratique de l’émeute et du pillage. Dans la conjoncture actuelle, l’idéologie conservatrice spécifiquement colombienne connaît une transformation de son contenu interne. L’ennemi intérieur y est substitué, passant de la figure du guerrillero à celle du vándalo, jeune des quartiers populaires qui ne respecte ni la police ni la propriété privée et qui refuserait d’entrer dans les circuits formels « respectables » d’ascension sociale (entendre ici : le travail salarié)[10].
Ce que le concept de gente de bien cherche donc à produire, c’est une distinction sociale, une opposition face aux gens qui, contrairement à elle, ne seraient pas de « bons citoyens ». C’est directement les classes populaires qui sont visées, celles qui n’ont pas des conditions suffisantes leur permettant d’adopter le mode de vie que cette bonne société vante comme le salut social désirable. La figure du travailleur gagnant dignement sa vie à la sueur de son front est alors opposée à la réalité des quartiers populaires. Néanmoins, là où la gente de bien aimerait y voir une démonstration de bassesse morale et de paresse, une explication platement matérialiste permet de mettre en lumière les conditions de vie des classes dominées de la Colombie et les stratégies politiques qui s’en suivent.
On peut commencer par souligner le fait que la pandémie a durement frappé le pays en termes de conséquences sociales, le taux de pauvreté national montant en flèche de 35 % à 42 %. Aujourd’hui, près d’un jeune adulte sur deux n’a pas accès à l’école et n’occupe aucun emploi. Le taux de chômage est en effet astronomique, au moment où tous les surnuméraires s’engouffrent dans une économie informelle depuis longtemps saturée. Dans ces conditions matérielles d’existence intenables, l’enjeu n’est ni plus ni moins que la survie. Les affrontements violents avec la police et le recours à l’émeute ne sont pas une question de choix éthique, mais la seule stratégie politique viable pour ces jeunes prolétaires en quête de transformations sociales. Cependant, les bons citoyens de tout acabit ont aussi un point de vue qui est bien à eux : ils n’acceptent pas que leurs petits commerces soient saccagés par une masse qui remet en question leur collection de privilèges.

Citoyens exemplaires et actions violentes : la gente de bien comme paravent idéologique du paramilitarisme
Dans un contexte de remise en question profonde de leurs intérêts matériels, le sacro-saint respect de la loi s’applique cependant à géométrie variable pour ces personnes qui ont toujours eu les institutions sociales de leur côté. La question n’est donc pas de savoir si leurs pratiques politiques doivent se conformer au critère de la légalité, mais si leur intervention défend les institutions actuelles. Face à l’intensité de la crise et à l’histoire du conflit colombien, le chemin à prendre est inscrit dans le ciel : celui des armes. Il y a ainsi un drôle de glissement sémantique : partant du principe inviolable du respect de la loi, la gente de bien prend illégalement les armes pour la défendre[11]. C’est sans doute ce qui faisait dire au sénateur Gustavo Petro, chef du parti Colombia Humana et candidat à la prochaine élection présidentielle, que « les bons citoyens ne possèdent pas de fusil dans leur maison, ils ont plutôt des livres et de l’amour pour leurs enfants ».
Si cette citation frappe le bon sens, notre objectif n’est pas de prendre à contre-pied le contenu idéologique du concept de gente de bien, mais plutôt d’en distinguer une dimension formelle et une informelle. Formellement, il s’agit, comme nous l’avons vu, d’une apologie des institutions actuelles et des forces sociales qui la défendent. Informellement, cependant, ce discours a une extension violente qui incite à l’intervention proactive de civils pour défendre le capital et le régime de la propriété qui le fonde. Au final, le concept de gente de bien est un écran idéologique pour l’action paramilitaire.
Culture de l’impunité, consolidation du bloc au pouvoir et pérennité de la dynamique paramilitaire
Comment se fait-il que dans un pays soi-disant démocratique (« la plus vieille démocratie d’Amérique latine » diraient certain.e.s apologistes), il soit possible de prendre les armes aux côtés de policiers dans l’objectif de tuer des manifestant.e.s et d’installer un climat de terreur ? Le premier élément de réponse est sans doute la culture de l’impunité qui forme l’alpha et l’oméga des institutions colombiennes. Ce laxisme face aux mécanismes de répression extrajudiciaire ne date pas d’hier, la corruption des membres du gouvernement par le narcotrafic dans les années 1980 a aussi laissé le champ libre aux sicarios pour commettre toutes sortes d’exactions sans avoir à craindre une condamnation judiciaire digne de ce nom.
La montée en puissance du paramilitarisme dans les années 1990 est aussi symptomatique de cette culture : pour cause de violence paramilitaire, pas moins 14 476 personnes ont été assassinées entre 1988 et 2003 selon les chiffres officiels (donc assurément beaucoup plus) et plus de trois millions de personnes sont devenues des déplacé.e.s forcé.e.s[12]. Néanmoins, la conjoncture de la politique de sécurité démocratique enclenchée par Uribe n’a que renforcé le clientélisme et la corruption des fonctionnaires d’État[13]. Toute cette violence a culminé avec le plus récent scandale des faux-positifs où, sous les deux mandats d’Uribe, près de 6 400 jeunes hommes – surtout issus des quartiers populaires – ont été assassinés par l’armée et déguisés en guérilleros pour augmenter artificiellement les statistiques quant au démantèlement de la guérilla[14]. Ces actions étaient encouragées et récompensées par le gouvernement, en plus d’assurer des promotions dans la hiérarchie militaire ou quelques journées de vacances supplémentaires.
La culture de l’impunité – qu’elle soit paramilitaire ou simplement étatique – n’explique cependant pas à elle seule comment des citoyens au cœur pur peuvent décider de s’armer afin d’en tuer d’autres. Certes, la police et l’armée appuient implicitement ces actions autonomes et jamais aucun de ces assassins ne sera réellement puni, ce qui peut constituer un incitatif. Par contre, la culture de l’impunité n’est qu’une conséquence de la stratégie de répression qu’a choisie le bloc au pouvoir pour assurer la consolidation de son hégémonie. C’est donc dire que les classes dominantes de Colombie utilisent la carte du paramilitarisme comme une manière d’asseoir leur pouvoir, notamment par l’instrumentalisation de la terreur à des fins politiques.

Conclusion : les classes moyennes fascisantes et la possibilité d’une dérive autoritaire
Finalement, la gente de bien, nous l’avons vu, comme fixation du conservatisme politique sur la formation sociale colombienne, représente l’idéologie dominante. Cette idéologie possède une double dimension. D’un point de vue formel, il s’agit d’une idéologie qui possède un caractère interclassiste, où même les classes populaires peuvent adhérer aux idées de respect de la propriété, du travail, des traditions et des forces de l’ordre en tant qu’elles apparaissent comme gardiennes de ces institutions contre l’ennemi intérieur (guerrilleros ou vándalos, peu importe). Seulement, la haute formalité de ce discours est dépassée par les faits, puisqu’elle n’est qu’une idéologie-écran de ce qu’elle défend réellement, à savoir les intérêts du capital étranger, de la bourgeoisie nationale et des grands narcotrafiquants.
D’un point de vue informel, le paramilitarisme est donc l’outil privilégié pour se porter à la défense d’un ordre social fissuré par ses contradictions. Là, néanmoins, l’activité paramilitaire de la gente de bien évacue toute référence interclassiste : elle est purement et simplement le fait d’une classe moyenne réactionnaire, hostile aux changements sociaux. La stratégie politique de la petite propriété est ainsi tiraillée : ses intérêts matériels ne peuvent se défendre que dans une alliance avec le bloc au pouvoir. Toutefois, en agissant en justiciers privés au service de l’État, ils ne défendent plus leurs intérêts immédiats, mais plutôt celui du capital monopolistique étranger. Si les fractions aisées des classes moyennes constituent donc des agents indispensables à la cohésion de la structure de classe du bloc au pouvoir, elles en forment paradoxalement la couche la plus paupérisée. Toujours est-il que ce support à la grande propriété semble indispensable à une classe moyenne qui est frontalement attaquée par la radicalité de la grève actuelle. À cette radicalité dans la lutte des classes, l’officieuse gente de bien prend les armes et appuie l’État dans son opération militaire de destruction du mouvement social. De ce fait, elle participe activement à la suspension de l’État de droit, institution que ces pourfendeurs de la justice avaient pourtant juré de protéger.
L’avenir de la conjoncture politique colombienne est incertain, mais le chemin vers la dictature militaire est une option probable au moment où la répression sanglante de l’État a fait plus de 70 morts et des centaines de disparu.e.s. Si les élections prévues pour 2022 sont truquées, bafouées ou simplement inexistantes, ladite gente de bien aura été un agent important de l’éradication des derniers semblants de démocratie en Colombie.
Notes
[1] Voir la publication faite par l’Equipo Juridico Pueblo, « Nueva agresión contra la protestación social en el Catatumbo », 14 juin 2021, via Facebook.
[2] Colombia Informa, « Paramilitares disparan a campesinos movilizados en el Catatumbo », 13 juin 2021.
[3] El País, « Civiles armados disparan a grupos indígenas y el caos se apodera de Cali », 10 mai 2021.
[4] Une vidéo troublante publiée sur Instagram montre la scène.
[5] Voir le témoignage d’Escobar mise en ligne : El Tiempo, « Habló Andrés Escobar, el civil que apareció disparando en Cali », 2 juin 2021.
[6] À propos de la plus récente montée en puissance de l’ELN (Armée de libération nationale) : Karen Arteaga Garzón, Gwen Burnyeat, Andrei Gómez-Suárez et Germán Otálora Gallego, « Trump, Venezuela and the ELN: The Geopolitics of Peace in Colombia », Americas Quaterly, 1er juillet 2020.
[7] Au sujet des FARC-EP (Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple) pendant la période de la sécurité démocratique : Daniel Pécaut, « Les FARC : longévité, puissance militaire, carences politiques », Hérodote, no. 123, 2006-4, pages 9-40.
[8] Philippe Dufort, « Paramilitarisme et scandale de la parapolitique en Colombie », La chronique des Amériques, no. 17, octobre 2007, page 5.
[9] Ibid., page 3.
[10] Déjà en 1965, Camilo Torres, figure mythique du mouvement révolutionnaire colombien, mettait en garde contre l’inaccessibilité aux canaux officiels d’ascension sociale, car cette privation fait nécessairement naître des canaux illégaux. Torres, déjà à son époque, prenait l’exemple de la guérilla. Voir Camilo Torres, « La violencia y los cambios sociostructurales », El pensamiento de un revolucionario. Ocean Sur, 2015.
[11] Il est aussi à noter que le paramilitarisme a été légalement encadré par la loi 48 de 1968 (et ce jusqu’en 1989). Voir à ce propos : Leila Celis, Lucha campesinas en Colombia (1970-2016). Recesistencias y sueños, Ediciones desde abajo, 2018, pages 38-39.
[12] Carlos Gutiérrez, « Impunité pour les paramilitaires colombiens », Le Monde diplomatique, octobre 2005.
[13] Hernando Calvo Ospina, « Álvaro Uribe, un professeur embarrassant », Le Monde diplomatique, mars 2011.
[14] La Presse, « Plus de 6 400 civils exécutés par l’armée », 18 février 2021.
1 réflexion sur « LETTRE SUR LA SITUATION EN COLOMBIE »