Cet article en deux parties présente les racines profondes du coup d’État fasciste de 1973, soit l’histoire du colonialisme et de l’impérialisme au Chili et en Amérique latine. Il se propose de revisiter cette histoire afin de mieux comprendre les problèmes qui pèsent toujours sur les peuples d’Amérique latine et les moyens de renverser le néo-impérialisme dans la région.
Introduction : le Chili à l’heure du coup d’État
Dans la nuit du 11 septembre 1973, un coup d’État se produit au Chili. Le palais présidentiel de la Moneda est assiégé par les tanks des putschistes, suivant les ordres du général Augusto Pinochet. Le président démocratiquement élu, Salvador Allende, doit se barricader, cerné de toutes parts, et ordonne aux derniers défenseurs de tenir bon quoiqu’il arrive. L’assaut des militaires est brutal. Santiago tremble sous les tirs des canons. Allende se rend à l’évidence : la victoire est impossible. Vers 14h00, un médecin entend un coup de feu. Il pénètre dans le bureau du président où il trouve le cadavre d’Allende allongé près d’un AK-47. Bien qu’il existe des zones d’ombre quant au déroulement exact des événements, une hypothèse veut qu’Allende se soit enlevé la vie avec l’arme que lui avait donnée en cadeau son vieil ami Fidel Castro, arme avec laquelle ce dernier aurait livré son dernier combat contre le régime de Batista. L’histoire dit aussi que Castro l’avait dédicacé en or plaqué, y inscrivant la phrase suivante : « À mon compagnon de lutte Salvador Allende » ; fiction ou réalité, certains ajoutent même que la gravure se terminait comme suit : « …qui par des moyens différents cherche à réaliser les mêmes buts. ». Malgré la portée symbolique qu’aurait le suicide du pacifique Allende cerné par les militaires avec l’arme de Castro, la réalité de l’anecdote importe peu.
Par-delà les symboles, c’est le projet de l’Unité populaire qui est victime d’une violente mise en échec. La réaction est sans précédent : c’est toute l’entreprise d’une « voie chilienne vers le socialisme » qui s’effondre[1]. Comme le souligne la dédicace attribuée – à tort ou à raison – à Castro, Allende s’était effectivement engagé dans un chemin démocratique vers le socialisme. Il croyait qu’une fois les leviers parlementaires contrôlés par les travailleurs et les travailleuses, une vaste nationalisation des entreprises commandée par l’État permettrait de produire les bases économiques du socialisme chilien. La leçon historique fut des plus sévères. Lorsque la gauche latino-américaine s’avance sur le terrain électoral, elle signe d’emblée son arrêt de mort, car elle accepte les règles d’un jeu perdu d’avance. Les dés sont pipés puisque la droite, elle, se moque bien des formalités démocratiques. Elle recensera toujours minutieusement ses fidèles, ménagera économiquement ses forces, calculera d’avance ses coups et attendra en catimini son moment pour agir[2]. C’est dans cette optique que Pinochet philosophait, peu après le coup d’État et non sans ironie, qu’il avait « toujours respecté et admiré la démocratie en tant que concept politique », avant d’ajouter qu’il la considérait impraticable au Chili, car « sans adaptation adéquate, elle s’avère parfaitement incapable de s’opposer au communisme ».

Toujours est-il qu’en dépit d’un optimisme naïf envers le parlementarisme, Allende n’avait rien d’un « démocrate » au sens bourgeois du terme. L’Unité populaire n’a jamais été un simple parti politique visible ponctuellement aux élections. Elle a plutôt été un mouvement, une organisation sociale de masse, rodée par le dynamisme de la lutte des classes chilienne des années 1960 et 1970. Ce parti était alimenté par sa base, et sa composition en termes de classes importe pour comprendre l’issue tragique des événements, tout comme il faut penser la contre-révolution orchestrée par Pinochet en ces mêmes termes. La dictature qui a tyrannisé le Chili pendant 17 ans (1973-1990)[3] ne fut pas l’effet d’un seul homme, mais plutôt d’un bloc au pouvoir, formé d’une alliance de classe entre la grande bourgeoisie et certaines fractions de la classe moyenne chilienne. L’erreur serait cependant de s’arrêter à cette première réflexion et de comprendre la lutte des classes à la manière d’un carré de sable cantonné au territoire national. La vérité est plus complexe, car la question des alliances stratégiques concerne directement celle des intérêts étrangers, puissances qui ont mené le Chili par le bout du nez depuis la période coloniale. Aux heures de vie et de mort de l’Unité populaire, il devint évident qu’on ne peut rien comprendre de la vie politique du Chili si l’on pense que c’est un conflit interne, fermé sur lui-même.
Cette dynamique intra-chilienne est aussi déterminée par des facteurs politiques extérieurs, eux-mêmes soumis à des intérêts étrangers, au premier rang desquels ceux des États-Unis. L’interventionnisme américain en Amérique latine et au Chili, comme on le verra en 1973, s’inscrit dans une longue tradition colonialiste et impérialiste européenne et états-unienne. Pinochet, défenseur des intérêts de la bourgeoisie (américaine comme chilienne), n’aurait jamais réussi son putsch sans l’appui direct des États-Unis. Du point de vue américain, on cherche moins à soustraire le peuple chilien à l’influence du communisme qu’à mobiliser tous les mécanismes (idéologiques, politiques et économiques) afin que les ressources et les capitaux du Chili continuent de s’acheminer unilatéralement vers Washington. Pour servir ce sinistre projet, on appuie la dictature militaire et anti-communiste. Afin de mieux comprendre les racines historiques de l’interventionnisme américain en Amérique latine et au Chili ayant mené au coup d’État de 1973, il faut revisiter l’histoire coloniale et impérialiste ayant marqué le continent, puis regarder les processus modernes de domination économique caractérisant le néo-colonialisme et l’interventionnisme américain jusqu’à nos jours.

La profondeur historique du sous-développement chilien : le système mercantile
Les luttes de classe au Chili dans les années 1960 et 1970 ne peuvent être pensées adéquatement sans une réflexion économique. Comme l’exposait déjà André Gunder Frank, il ne faut pas attendre l’avènement de l’impérialisme vers la moitié du XIXe siècle pour observer la domination économique du Chili par des puissances étrangères. En effet, depuis le XVIe siècle, on constate l’existence de mécanismes d’expropriation et d’appropriation des surplus produits par les formations sociales dominées, une structure géopolitique et économique polarisée entre centres métropolitains et colonies, ainsi que la reproduction des mécanismes qui entérinent cette même structure sociale d’exploitation[4]. De cette façon, il faut suivre Gunder Frank lorsqu’il s’oppose aux thèses voulant que l’infériorité du Chili soit due au caractère « primitif » de son économie ou encore qu’il aurait manqué « d’esprit d’entreprise », au sens wébérien. Le soi-disant « mode de production féodal » chilien n’explique pas non plus la situation économique de ce pays : seuls l’histoire coloniale et les échanges asymétriques entre métropole et colonie permettent de comprendre sa spoliation, poursuivie par l’impérialisme[5]. Ce n’est certainement pas l’esprit d’entreprise qui manque au Chili ; il se forme très tôt une bourgeoisie commerçante locale qui empoche de gros capitaux. Le seul problème quant à la qualité de ses « entrepreneurs », c’est qu’ils préfèrent toucher les dividendes en toute quiété et ne sont à ce titre qu’une classe possédante qui se satisfait du partage de l’exploitation dont l’étranger possède l’initiative. Le Chili n’a pas plus eu une économie de type féodale. L’économie chilienne a été déterminée extérieurement en vertu des besoins étrangers par un modèle mercantiliste puis capitaliste. S’il est exact que des formes précapitalistes ont longtemps perduré au Chili (jusqu’au XXe siècle), les seigneurs n’y règnent pas pour autant ; les investisseurs étrangers et les marchands s’assurent plutôt de modeler l’industrie de tout le continent.

Dès lors, contrairement aux contre-vérités rapportées à propos de l’économie chilienne, le pays possède dès sa colonisation toutes les caractéristiques d’une économie ouverte, même à son désavantage. Cette réalité économique implantée par les empires coloniaux portera un nom : le mercantilisme. Bien qu’il se définisse en partie par les rapports commerciaux entretenus entre les métropoles et les colonies (on retient souvent le fameux « commerce triangulaire » entre l’Europe, l’Amérique et l’Afrique de l’Ouest), le mercantilisme est d’abord un système tourné vers l’extraction des métaux précieux dans le but d’accaparer les richesses au profit des grandes métropoles. Cette dynamique extractive se conjugue aussi à une politique contrôlante et monopolistique, où les colonies sont bâillonnées dans toutes leurs tentatives de compétition commerciale face à la soi-disant « mère-patrie ». Ces dernières sont plutôt conçues comme des lieux d’extraction et des marchés servant à écouler les produits manufacturés métropolitains. Un autre de ces traits essentiels est l’accroissement de la division internationale du travail.
En cette matière, le Chili n’a rien d’exceptionnel. Dès la première moitié du XVIe siècle, l’Espagne divise le territoire en unités administratives (vice-royautés) soumises au gouvernement métropolitain. Dans chaque territoire colonisé d’Amérique du Sud, il existe une industrie conduite par les intérêts d’entrepreneurs coloniaux (principalement espagnols) et, suivant une rigoureuse division continentale du travail, chaque colonie se voit octroyer une spécialité, une fonction dont elle ne peut déroger, quitte à délaisser tous les autres secteurs de son économie. Ici ce sera les mines, là-bas la culture de la canne à sucre et finalement le blé et le suif pour nourrir la main-d’œuvre nécessaire à cette exploitation intensive[6]. Puisque le Chili ne regorge pas des deux types de métaux prisés par les Espagnols – l’or et l’argent – et que sa géographie montagneuse n’est pas favorable à l’exploitation sucrière, il se voit imposer une production centrée sur les biens alimentaires de première nécessité.

Son économie devient ainsi strictement agricole, servant de grenier à blé pour les colonies où l’on pratique l’extractivisme minier comme le Mexique, la Bolivie ou le Pérou[7]. Les exportations agricoles chiliennes, alors même qu’elles représentent la part la plus importante des profits nationaux, se nouent de rapports de subordination économique face à la demande extérieure, puisque le Chili est dépendant de la production étrangère en matière de biens de première nécessité. Les relations commerciales sont telles qu’elles le mènent systématiquement au déficit commercial ; le pays exporte à un point où il se voit très souvent incapable de répondre à sa propre demande intérieure. Face à cela, les autorités de l’époque se retrouvent dans l’obligation de générer des législations saugrenues sur le port des costumes, prohibant l’achat de produits de luxe par les Chiliens afin de stabiliser la balance commerciale[8]. Malgré tout, une petite élite émergente sait y trouver son compte. Constituée de propriétaires terriens et de marchands, elle joue un rôle d’intermédiaire commercial ; elle accepte sa soumission face aux puissances coloniales en échange d’une part du butin[9].
Gunder Frank ajoute que ce processus d’aliénation de l’économie chilienne connaîtra un contrecoup au XVIIe siècle, alors que l’Europe – prise dans des guerres interminables et affaiblie par la dépression économique – aura moins l’opportunité de « s’occuper » de ses colonies (c’est-à-dire de contribuer activement à l’extorsion de la richesse sociale qui y est produite). Le XVIIe siècle est donc un moment de développement économique national régulier au Chili, où un certain essor industriel voit le jour sur des bases plus ou moins autonomes. Il n’empêche que le XVIIIe siècle sonne un retour au paradigme colonial (avec les réformes bourbonniennes), alors que l’influence étrangère se fait particulièrement pénétrante. Des entreprises européennes tentent de se tailler une place de choix dans les économies dominées, cherchant à obtenir une fonction de monopole dans le commerce.
Par la force des choses, le Chili est durement renvoyé à son rôle de satellite : il subit une brutale polarisation de son commerce intérieur face à l’attraction du marché mondial qui incarne des intérêts monopolistiques en formation. Dans un premier temps, on observe un renforcement d’une réalité économique déjà perceptible au début de la période coloniale : un débalancement commercial en faveur des puissances qu’étaient l’Espagne, la France et le Pérou. En effet, au XVIIIe siècle, Lima était le siège d’affaire de grands commerçants espagnols et métis qui convoitaient les différents marchés latino-américains. Le Chili, pays qui avait maintenant développé son économie comme une sorte d’appendice de la machine commerciale du Pérou, voit son mode de production – ni féodal ni capitaliste – être déterminé par le capital commercial des métropoles. Dépendante de l’industrie étrangère, l’économie chilienne est placée dans un goulet d’étranglement face à la puissance financière des agents internationaux[10].
Au Chili, comme dans le reste des satellites latino-américains, ce mouvement de surspécialisation d’une sphère précise de l’économie provoque simultanément une arriération de tous les autres secteurs productifs. Ce phénomène n’est pas sans conséquence sur la structure de classe du Chili qui voit naître un antagonisme entre grande et petite propriété terrienne. Étant donné que la demande péruvienne commande une productivité accrue dans le secteur clé de l’agriculture, on voit le développement des grandes propriétés terriennes détenant un certain nombre de moyens financiers qui permettent d’entretenir les terrains, de les mettre en friche, de les irriguer et de les valoriser grâce à une main-d’œuvre populeuse[11]. C’est une affaire en or pour les propriétaires terriens qui entassent de nouveaux surplus. Ils se tournent alors vers une industrie encore plus rentable, l’élevage, ce qui fait grimper le prix du blé à des sommets jamais atteints auparavant[12]. La petite propriété, fondée sur l’agriculture indépendante et l’artisanat, est mise hors-jeu, évincée par une compétition déloyale. Elle devient à cette époque largement dépassée par un processus de concentration de la propriété foncière qui réduit progressivement le partage des terres, concentrées dans les mains d’un petit nombre.

Le nouvel impérialisme britannique au Chili
La situation de sous-développement économique propre au Chili a été introduite dans le cadre des relations coloniales imposées de l’extérieur. Au XIXe siècle survient un changement de paradigme avec l’apparition d’un nouveau modèle qui confirme le rôle périphérique du Chili pour les deux siècles à venir. Ce nouveau modèle, c’est celui de l’implantation du capitalisme étranger et de la relation impérialiste qu’il instaure entre les différentes formations nationales[13]. Comme le souligne l’historien Luis Vitales : « les changements produits au Chili ont été la conséquence d’une nouvelle situation mondiale, caractérisée par l’avènement d’une nouvelle ère du capitalisme – l’impérialisme – avec son exportation massive de capitaux des pays du ‘centre’ vers ceux de la soi-disant ‘périphérie’[14] ». Par-là, Vitales entend que l’introduction des rapports sociaux capitalistes dans les colonies joue un rôle primordial dans l’infériorisation du Chili.
L’impérialisme, pour reprendre ce concept tel que formulé dans le cadre de la théorie marxiste, est d’abord et avant tout une notion économique référant à un certain stade du développement de l’accumulation du capital qui tend massivement vers une exportation des rapports sociaux capitalistes[15]. L’impérialisme se distingue ainsi du mercantilisme, qui cherchait simplement à aspirer un maximum de richesses matérielles des colonies vers l’intérieur de la métropole par le commerce et surtout plus directement par le vol et le pillage. Si la concentration des richesses commerciales est un trait commun du colonialisme précapitaliste et de l’impérialisme, dans le premier modèle l’argent ne prend pas encore la forme de capital, c’est-à-dire qu’il n’est toujours pas produit dans les conditions de ce rapport social spécifique où une force de travail dépossédée de tout moyen de subsistance est disposée à être exploitée par une classe qui, elle, s’accapare une partie de son temps de travail non payé (second modèle propre au capitalisme et à sa phase impérialiste). Comme le notait très justement Rosa Luxemburg, l’asservissement des colonies fut une condition essentielle de l’émergence du capitalisme, non seulement afin de constituer une accumulation primitive de capital dans les pays européens, mais, plus encore, pour élargir continuellement les bases de ce rapport social. Cette condition une fois remplie, c’est le modèle capitaliste (puis impérialiste) qui s’impose.
Puisque le capitalisme est animé par la logique de l’accumulation (ce qui requiert aussi une expansion très matérielle des lieux de production), il doit forcément en venir à arracher aux peuples du monde entier leurs formes d’économies traditionnelles, puis les intégrer dans les circuits de l’économie marchande[16]. En un mot, le stade impérialiste de l’accumulation du capital coïncide avec la pénétration des rapports sociaux capitalistes dans l’ensemble du monde. Les colonies changent de maîtres et, à vrai dire, de « formes sociales » ; elles sont converties en des machines à profit, non plus pour la couronne des monarques, mais au bénéfice d’un petit nombre de capitalistes européens. Dans le cas du Chili, si ce pays n’est plus formellement une colonie depuis son indépendance en 1818 (indépendance d’abord réalisée en faveur des petites élites métisses), il n’en demeure pas moins totalement dominé par le jeu des forces économiques entretenu par les puissances européennes.
À la présence de l’empire espagnol s’est substituée celle de la Grande-Bretagne. Cette nouvelle grande puissance a senti le vent de l’histoire tourner. L’heure n’est plus à la thésaurisation, mais aux investissements productifs. Pour les Britanniques, le Chili est une affaire en or… ou plutôt en salpêtre. La valeur du nitrate dépasse en effet largement la fonction bornée de garde-manger colonial à laquelle l’avait renvoyé l’empire espagnol. Les temps ont changé, les profits ne se récoltent plus avec une agriculture archaïque, mais avec l’exploitation minière dont le nitrate constitue désormais la pierre de touche de l’économie chilienne. L’attrait pour ce nouveau secteur n’empêchera pas d’augmenter considérablement le volume d’exportation des produits agricoles entre 1840 et 1860 avec l’ouverture des marchés californien et australien[17]. Bien qu’il s’agisse de profits négligeables face aux recettes tirées par les entreprises étrangères, ce nouvel essor agricole, caractérisé par une augmentation du prix du blé, permet de consolider les forces des propriétaires terriens chiliens qui, comme nous le verrons, joueront un rôle considérable dans la financiarisation de l’économie du pays.
Si l’augmentation du degré de l’accumulation des capitaux est la matrice même du développement de l’impérialisme, il faut aussi préciser qu’une autre de ses composantes est la tendance à la concentration et à la monopolisation (que l’on observait déjà en germe dans l’agressivité commerciale des économies coloniales). Comme le soulignait Lénine dans son livre L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, ouvrage synthétique qui doit beaucoup à ceux de Hilferding et Boukharine[18], l’impérialisme se caractérise par la tendance à la suppression de la concurrence. Les cartels deviennent légion : le principe de la « liberté d’entreprise » tant vanté par les économistes bourgeois se cantonne désormais à un secteur réduit de l’économie, principalement occupé par les petits commerçants. La tendance monopolistique n’a pas parasité seulement tel ou tel aspect de l’économie (ici l’automobile et là-bas la télécommunication, etc.) : elle est devenue dominante dans les différentes branches de l’économie capitaliste. C’est particulièrement le cas du secteur financier qui dépose une quantité énorme de capital dans très peu de mains. Dans les mots de Lénine, le capital monopolistique forme essentiellement une fusion entre le capital productif et financier, synthèse opérée sous la domination de ce premier : « Ainsi le XXe siècle marque un tournant où l’ancien capitalisme fait place au nouveau, où la domination du capital financier se substitue à la domination du capital en général.[19] »
La pénétration des capitaux anglais dans l’économie chilienne suit ce même mouvement de monopolisation de l’industrie. En premier lieu, le capital anglais se fraye un chemin dans l’économie chilienne en y exerçant une influence indirecte. Cela commence par les voies commerciales. Peu après l’indépendance, la Grande-Bretagne s’autodéclare grande alliée du commerce chilien : les imports-exports de marchandises dans le pays sont rapidement assurés par le service exclusif des navires anglais. Cette « amitié » prendra un caractère extensif quand la Grande-Bretagne s’emparera des chemins de fer par le développement de stratégie d’investissements directs et de prêts[20]. Ces petits cadeaux n’en sont pas moins empoisonnés : la dette extérieure du pays grimpe rapidement, alors que les capitalistes anglais en sont les principaux actionnaires[21]. L’impérialisme britannique est pourtant insatiable. Il se lance dans une entreprise de contrôle direct des activités productives en s’assurant la mainmise sur les leviers productifs et financiers de l’économie chilienne.

Quant à la classe capitaliste locale – fidèle à elle-même, loin de l’esprit d’entreprise autonome tant vantée par l’idéologie dominante –, elle a hérité toute sa richesse de la propriété terrienne et de sa proactive collaboration avec l’impérialisme étranger. La bourgeoisie chilienne aime donc quand l’argent « tombe du ciel ». Ce qui l’intéresse, ce n’est pas de fonder les bases d’une industrie capitaliste chilienne et d’extraire elle-même le surtravail des masses laborieuses, mais de s’assurer que les entreprises étrangères (principalement britanniques) promettent un partage « équitable » de la plus-value socialement produite. Elle est à ce titre un exemple typique de bourgeoisie comprador, à savoir une classe capitaliste principalement commerçante et peu industrieuse, qui se satisfait de sa position d’intermédiaire commercial.
En matière d’économie politique, sa position est ainsi dogmatiquement libre-échangiste. Bien que la plupart des pays capitalistes eurent fondé les assises de leurs marchés nationaux à partir de politiques commerciales protectionnistes, la bourgeoisie chilienne subsume ce moment « classique » du développement d’une économie développée, parce qu’elle tire précisément sa richesse de la misère du pays et de son sous-développement. Sous couvert d’une bien-pensance toute libérale, le champ est laissé libre aux puissances impérialistes avides de nitrate, qui viennent siphonner le territoire et déterminent le contexte politique nécessaire au bon déroulement de cette exploitation. Cela passe par l’exercice d’une puissante activité de lobbyisme qui cherche à influencer activement les différents gouvernements chiliens, allant jusqu’à la gestion de la politique extérieure du pays. En effet, en 1879, le Chili est poussé à la guerre contre le Pérou et la Bolivie afin de faciliter l’accès à une quantité supplémentaire de nitrate pour les entreprises anglaises. Armando Uribe, ex-ambassadeur du Chili et sagace observateur des conséquences de l’influence étrangère, raconte ces événements :
Même s’ils l’ont tenté vers 1840, les riches et les puissants du Chili n’ont pu dominer par eux-mêmes l’économie du pays sans collaborer avec les empires. Il y eut une brève tentative de constituer une bourgeoisie nationale, capable d’élans à la fois industriels, banquiers ou marchands, d’expansionnisme en direction du nord vers la Bolivie et le Pérou, vers l’extrême sud aussi, et à travers le Pacifique jusqu’en Polynésie et en Asie. Mais, épuisée dans les années 1880 par la guerre des nitrates contre le Pérou et la Bolivie (qui avaient acheté le soutien des impérialismes britannique, français et américain unis par l’appât du butin), cette bourgeoisie larvaire, sitôt la guerre gagnée, échoua. Elle fut incapable d’affronter les intérêts anglais, qui dominaient les grands marchés des salpêtres et connaissaient d’efficaces méthodes pour corrompre de faibles bourgeoisies. Le Congrès chilien reconnut en 1885-1886 la validité des « certificats » établissant les concessions de nitrate accordées avant et pendant la guerre aux firmes britanniques et alliées par les gouvernements moins indépendants de Bolivie et du Pérou. Ainsi la bourgeoisie chilienne formait bloc en même temps avec l’agriculture la plus archaïque et avec les intermédiaires déjà installés par les Anglais.[22]

Le Chili venait de faire une acquisition territoriale gigantesque (prise du département du Littoral à la Bolivie et de la région de Tarapacá au Pérou), possédant l’exclusivité sur la production mondiale de nitrate, ressource très en demande pour ses qualités de fertilisant agricole. Pourtant, malgré ces manœuvres expansionnistes, le gouvernement chilien voit les profits aspirés par l’Europe. En effet, la guerre du Pacifique (1879-1884) est une opportunité historique pour les entreprises anglaises qui y voient l’occasion rêvée d’écarter définitivement la concurrence « locale » chilienne[23]. Cette guerre qui oppose le Chili au Pérou et à la Bolivie a été façonnée par les Britanniques qui cherchaient à augmenter leurs parts de marché. Ainsi, même les dynamiques guerrières et expansionnistes à l’intérieur du continent sud-américain sont excitées par les rivalités inter-impérialistes. À la vieille du conflit, les entreprises anglaises ne possèdent que 14 % des actions du marché du nitrate : en 1882 se chiffre bondit à 34 %. Les Chiliens qui contrôlaient deux ans auparavant près de 72 % de l’industrie voient ce pourcentage fondre à 36 %[24]. Cela dit, à en croire Luis Vitales, l’exploitation du nitrate engendre tout de même un certain élan de prospérité économique au Chili, où cette ressource apporte près de 50 % de toutes les recettes d’État entre 1880 et 1920[25]. Cette modeste satisfaction n’est cependant possible que lorsqu’on omet volontairement la comparaison avec Londres qui voit la valeur de ses dividendes atteindre des sommets historiques, alors que l’exportation du nitrate y rapporte près du double de ce que le Chili peut en toucher. La rente impérialiste est une lame à double tranchant : en plus de l’aggravation de la tendance au développement inégal, son implantation artificielle des mono-activités économiques fait la vie et la mort des économies dominées. Une fois la découverte d’une recette synthétique de nitrate par les Allemands, s’en fût fini de l’éphémère opulence économique chilienne.
Ce qui devait arriver arriva et en 1920 éclate la crise du nitrate, crise qui dure douze ans et fait du pays une proie d’autant plus facile pour l’impérialisme. Les intérêts anglais s’introduisent au cœur de l’économie chilienne : ceux qui exerçaient déjà une influence tentaculaire sur le pays s’emparent maintenant du Grand Nord chilien qui fournit près de 81 % de toutes les exportations du pays[26]. La route est pavée d’or pour les capitalistes anglais qui opèrent désormais des entreprises monopolistiques pour élever les prix du nitrate à leur avantage, notamment en ralentissant la production[27]. En 1884, 1890, 1896, 1900, puis 1906, les prix vacillent aux petits plaisirs de Londres qui n’a guère de considération pour les effets que de telles pratiques peuvent avoir sur le Chili, alors incapable de nourrir ses bouches autrement qu’en exportant d’immenses quantités de nitrate via les ports de Valparaiso.
Le président Balmaceda chercha à l’époque à s’opposer à cette agressive gestion étrangère de l’économie. La suite se lit comme un déjà-vu : Balmaceda est renversé par une alliance stratégique entre sa propre bourgeoisie et les capitalistes étrangers, avant d’être poussé au suicide. Ainsi, au tournant du XXe siècle, le Chili est profondément dominé par l’impérialisme britannique. Ce qui suivra, c’est la venue des États-Unis et une nouvelle vague de pillages du pays et de violence contre sa population. Et comme réponse nationale, l’Unité populaire et son programme socialiste. Cette nouvelle séquence fait l’objet de la seconde partie de cet article.
Pour lire la suite : CHILI. AUX RACINES DU COUP D’ÉTAT DE 1973 – Partie II (à paraître prochainement)

[1] Frank Gaudichaud. « À 50 ans de l’élection de Salvador Allende, retour sur la ‘voie chilienne au socialisme’ », Contretemps
[2] La conjoncture politique plus récente semble malheureusement pointer vers le même constat : lorsque la gauche latino-américaine gagne aux élections, ce n’est que pour mieux perdre le pouvoir. On peut penser à la tentative de coup d’État en 2002 contre Chávez au Venezuela, à la destitution de Dilma Roussef au Brésil en 2011 ou encore au récent coup dirigé contre l’ex-président bolivien Evo Morales en 2019.
[3] Et plus encore, puisque le général-dictateur Augusto Pinochet, même s’il abandonne son poste de président en mars 1990, reste commandant en chef des forces armées chiliennes jusqu’en 1998.
[4] André Gunder Frank. « Sous-développement au Chili », Capitalisme et sous-développement en Amérique latine, Paris, Maspero, 1972, p. 34. Il faut peut-être mentionner ici que Gunder Frank confond la catégorie de « commerce » avec celle de « capitalisme », car, même si ce dernier dit avec raison que le sous-développement des pays latino-américains trouve sa source dans la colonisation européenne, il serait faux d’assimiler simplement ce processus historique avec le capitalisme. Il faut plutôt dire avec Meiksins Wood, Sweezy et Dobb que le mode de production capitaliste trouve sa source dans les rapports de production féodaux (et non pas dans le commerce marchand). Voir à ce propos Maurice Dobb et Paul-M. Sweezy. Du féodalisme au capitalisme : problème de la transition, 2 tomes, Paris, Maspero, 1977.
[5] Il faut aussi préciser que la thèse du « féodalisme chilien » confond la catégorie de « latifundio », principal modèle de propriété terrienne, avec celle de féodalisme.
[6] La main-d’œuvre en question, essentiellement autochtone et kidnappée en Afrique, sera mise en situation d’esclavage dans à peu près toutes les colonies pour servir ce triste dessein. Cette histoire de violence mènera d’ailleurs à l’extermination de la grande majorité des personnes et des peuples autochtones durant la période coloniale puis impérialiste. Voir Eduardo Galeano. Las venas abiertas de América latina, Ediciones La Cueva, 1978, p. 23.
[7] Hélène Lamicq. « La mise en valeur du Nord, manifestation de l’impérialisme dans l’espace chilien », Tiers-Monde, tome 16, n°61, 1975. Organisation de l’espace. Les activités tertiaires supérieures dans les pays d’économie dominée, p. 184.
[8] Gunder Frank, op. cit. p. 44.
[9] Hélène Lamicq, op. cit. p. 184.
[10] Ibid., p. 31.
[11] Ibid., p. 55.
[12] Ibid., p. 59.
[13] Pour une introduction synthétique et générale à la question de l’impérialisme, voir Benjamin Bürbaumer. Le souverain et le marché. Théories contemporaines de l’impérialisme. Paris, Éditions Amsterdam, 2020.
[14] Luis Vitale. Interpretación marxista de la historia de Chile, t. V.
[15] Nikos Poulantzas. Les classes sociales et le capitalisme aujourd’hui. Paris, Seuil, 1970. p. 47.
[16] À ce propos, voir les chapitres 27 et 28 du Tome II de L’accumulation du capital de Luxemburg. Il faut d’ailleurs noter que chez Luxemburg, la tendance intrinsèque du capitalisme à l’impérialisme existe aussi pour pallier au problème de la surproduction, les métropoles devant ainsi non seulement être dans une recherche constante d’espaces pour rapatrier du capital, mais aussi à la recherche de nouveaux marchés, c’est-à-dire de lieux prêts à absorber la gigantesque accumulation de marchandise qui caractérise le mode de production capitaliste.
[17] Hélène Lamicq, op. cit. p. 186.
[18] Rudolf Hilferding. Le Capital financier, 1910 et Nicolas Boukharine. L’économie mondiale et l’impérialisme, 1915.
[19] Lénine. L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, chap. VIII, Paris, Le Temps des Cerises, 2001. p. 94-95.
[20] Hélène Lamicq, op. cit. p. 190.
[21] Ibid., p. 190.
[22] Armando Uribe. « L’empire américain au Chili », Le Monde diplomatique, novembre 1973.
[23] Gunder Frank, op. cit. p. 83.
[24] Hélène Lamicq, op. cit. p. 196.
[25] Luis Vitales, op. cit.
[26] Ibid.
[27] Hélène Lamicq, op. cit. p. 197.
1 réflexion sur « CHILI. AUX RACINES DU COUP D’ÉTAT DE 1973 – Partie I »