Dans le deuxième article de cette série, nous avons présenté la formation et l’élection du Front populaire en 1936, puis le coup d’État orchestré par les militaires et les forces réactionnaires d’Espagne qui a disloqué l’État républicain. En conséquence, le gouvernement central espagnol ne détient plus réellement de pouvoir, celui-ci étant passé aux mains des organisations ouvrières. Dans cette troisième partie, nous présenterons comment le pouvoir révolutionnaire s’est imposé en divers lieux de juillet à décembre 1936 et comment une nouvelle unité républicaine (d’opposition au fascisme) s’est développée malgré les divergences idéologiques entre groupes de gauche.
Pouvoirs locaux et « terreur révolutionnaire »
Lors des premiers jours du conflit, les leaders libéraux du gouvernement espagnol sont en déroute politique comme militaire. Certains, par opportunisme, feignent d’appuyer la Confederación Nacional del Trabajo – Federación Anarquista Ibérica (CNT-FAI) qui contrôle désormais la Catalogne. Le libéral Lluis Companys, de l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), accepte par exemple un rôle dirigeant. Il déclare à la direction de la CNT :
Vous avez été durement persécutés et moi-même, à mon grand regret, j’ai dû par nécessité politique m’opposer à vous, même si jadis j’ai été à vos côtés. Aujourd’hui vous êtes les maîtres de la ville et de la Catalogne parce que vous seuls avez vaincu les militaires fascistes […]. Mais vous avez gagné et tout est en votre pouvoir. Si vous n’avez pas besoin de moi comme président de la Catalogne, dites-le-moi à présent, et je deviendrai simplement un autre soldat dans la lutte contre le fascisme. Si, d’autre part […] vous croyez que moi-même, mon parti, mon nom, mon prestige peuvent être utiles, alors vous pouvez compter sur moi et sur ma loyauté en tant qu’homme convaincu que tout un passé de honte est mort.[1]
En fait, Companys mène un double jeu, montrant de la sympathie envers le mouvement révolutionnaire en se disant admiratif de ses nombreuses initiatives, ce qui lui permet de s’attirer l’estime de plusieurs leaders de la CNT-FAI, tout en cherchant à modérer la révolution et à protéger les petits-bourgeois à la base de l’ERC, menacés par l’insurrection en cours.
En ce qui concerne les libertaires, il.les ne veulent pas imposer leur programme révolutionnaire, malgré leur position hégémonique en Catalogne, une situation qui s’explique par deux facteurs. Premièrement, il.les craignent d’appliquer une nouvelle « dictature républicaine » qu’il.les avaient eux et elles-mêmes combattue durant plusieurs années. Les membres de la CNT-FAI refusent donc d’assumer une direction politique et institutionnelle, suivant leur doctrine antiautoritaire et libertaire. C’est pour cette raison que les anarchistes n’ont pas supprimé le gouvernement régional de Catalogne (la Generalitat), ne voulant pas le remplacer, le laissant intact malgré sa désorganisation suivant le coup d’État militaire. Diego Abad de Santillán, membre de la CNT-FAI, affirme : « Nous aurions pu […] imposer notre dictature absolue, déclarer caduc le gouvernement de la Generalitat et instituer à sa place un véritable pouvoir du peuple, mais nous ne croyions pas à la dictature quand elle s’exerçait contre nous et nous n’en voulions pas quand nous pouvions l’exercer nous-mêmes aux dépens des autres. La Generalitat resterait en place avec le président Companys à sa tête. »[2]
Les anarchistes proposent plutôt l’instauration d’un Comité des milices antifascistes pour organiser le pouvoir avec toutes les forces politiques présentes en Catalogne. Cette idée a été suggérée par Companys à la CNT-FAI afin de coordonner le pouvoir dans la région sans néanmoins forcer les libertaires à perdre la face en collaborant avec un gouvernement étatique. Cette stratégie unitaire est acceptée par les anarchistes puisqu’elle leur permet de ne pas exercer le pouvoir eux-mêmes. Cependant, cette structure de « collaboration démocratique » ne fera pas long feu : elle est dissoute à l’avantage de la Generalitat en septembre 1936.
Deuxièmement, les anarcho-syndicalistes de la CNT ont toujours rejeté la politique institutionnelle et électoraliste, privilégiant une action directe du prolétariat. Préconisant la grève générale afin de provoquer une prise de pouvoir par les producteurs, les libertaires ont par ailleurs peu réfléchi à la forme d’organisation sociale désirée s’il.les renversaient l’ordre bourgeois, ce qui arrive à l’été 1936. L’impréparation et l’inexpérience gouvernementale de la CNT-FAI facilitent sa manipulation par Companys et l’ERC. Toutefois, les anarcho-syndicalistes assument une excellente coordination de la production et de la distribution grâce à leurs sections locales et à leur connaissance du monde du travail. Les cénétistes sont à même d’implanter une socialisation des moyens de production, malgré leur difficulté à manœuvrer dans un gouvernement. L’autonomie ouvrière, d’abord dans le monde du travail, entraîne à terme l’implantation de divers comités de travailleuses et travailleurs, qui assurent un contre-pouvoir face au gouvernement bourgeois de la République. Cette résistance est symbolisée par les barricades, représentation incontestée du processus révolutionnaire en cours.

Affiche de l’UGT rédigée en catalan qui somme ses militant.es à ne pas procéder à des pillages qui « déshonorent le triomphe » de la révolution. Source.
Alors que l’État républicain n’a pratiquement plus de contrôle sur le territoire espagnol, une « terreur révolutionnaire » caractérise les premiers mois de la Guerre d’Espagne. Les masses ouvrières s’en prennent aux rares représentants de l’ordre bourgeois qui sont restés en territoire républicain et qui les persécutaient hier encore. Dans les campagnes, les paysan.nes se saisissent des terres et les collectivisent, se vengeant parfois des anciens propriétaires en les exécutant sommairement. Certains profitent de cette « vendetta populaire » pour procéder à des pillages et à des massacres, comme Josep Gardenyas, resté fidèle aux principes individualistes de l’anarchisme illégaliste. Ses camarades révolutionnaires l’exécutent sommairement afin de « sauver l’honneur de la révolution ». Un pouvoir policier révolutionnaire, exercé par les Patrullas de Control, s’instaure en effet peu à peu parallèlement aux anciens corps des « forces de l’ordre », tant pour lutter contre la criminalité que les excès. Les « incontrolados », que certain.es historien.nes réactionnaires ont présentés comme de simples criminels, forment plutôt un groupe particulièrement violent dans ses méthodes, mais foncièrement révolutionnaire. Afin d’apaiser les tensions entre factions, l’organe officiel de la CNT en Catalogne, Solidaridad Obrera, lance ce mot d’ordre dans son édition du 24 juillet 1936 : « Aucun acte de pillage, camarades ! Les vrais révolutionnaires, qui ont une conception révolutionnaire basée sur une vision juste et égalitaire, ne commettent pas d’actes de pillage. Ils s’approprient ce qui est nécessaire pour subvenir à leurs propres besoins en pensant d’abord aux besoins de la collectivité. Il ne faut pas déshonorer la révolution. »[3]
En général, les violences perpétrées contre des civils dans la zone républicaine ciblent des membres affichés de la droite, du clergé, d’anciens propriétaires industriels ou terriens et des fascistes avérés. Les morts à l’arrière s’élèvent à environ 40 000 dans la zone républicaine (majoritairement pendant la seule année 1936) comparativement au bilan de 150 000 victimes de la terreur blanche en territoire nationaliste, entre 1936 et 1945. Joan Peiró, un militant modéré de la CNT-FAI, donne un aperçu des motifs invoqués pour justifier les violences révolutionnaires :
La révolution, c’est la révolution. Il est donc logique que la révolution draine dans son sillage des effusions de sang. Le système capitaliste, le pouvoir séculier de l’Église et le règne des caciques ont été entretenus et nourris pendant des siècles par la souffrance et le sang du peuple. Logiquement donc, lorsque le peuple est vainqueur, le sang de ceux qui, pendant de nombreux siècles, ont maintenu leur pouvoir et leurs privilèges par le biais de la violence organisée, de la souffrance inutile, du malheur et de la mort sera versé.[4]
Dans la plupart des villes d’Espagne, le pouvoir politique est fragmenté entre les partis (républicains, libéraux, socialistes et communistes) et les syndicats ouvriers. À l’échelle nationale, aucun parti ou organisation ne peut prétendre diriger le mouvement. La majorité des secteurs, comme les services de transport, le ravitaillement, les industries lourdes et légères, les petites entreprises, les bureaux de poste, les télégraphes, les stations de radio, les centraux téléphoniques, les tribunaux, les forces policières et les douanes sont organisés par les syndicats (l’Union générale des travailleurs, UGT, et la CNT) et les partis politiques du Frente Popular. Les grandes industries sont pour la plupart gérées par des comités mixtes de l’UGT et de la CNT, pour ne pas raviver les tensions historiques entre les deux centrales. Les femmes militantes sont nombreuses au sein de l’UGT, et plus encore à la CNT où elles occupent un rôle important dans l’organisation de la « révolution spontanée ». Certaines se présentent aux casernes (saisies par les organisations ouvrières) pour joindre les milices barcelonaises en partance pour l’Aragon. Les militantes anarchistes ont aussi leur propre organisation, les Mujeres Libres, créée en avril 1936 et qui rassemble 30 000 adhérentes dès l’été. L’organisation non mixte se consacre à l’avancement de la condition des femmes au sein des instances de la CNT-FAI et de la société révolutionnée, nécessaire malgré la bonne volonté affichée par certains camarades masculins, ainsi qu’à la lutte armée contre le fascisme.


À gauche, l’anarchiste française Simone Weil, venant de s’enrôler dans la colonne Durruti en 1936. À droite, deux militantes et un garde d’assaut durant le siège de l’Alcazar de Tolède. Source.
Face à l’auto-organisation ouvrière, José Giral, président du Conseil qui dirige l’Espagne républicaine et leader de l’Izquierda Republicana, tente de rétablir sa légitimité, mais sans succès. S’il peut compter sur le soutien du Partido Comunista de España (PCE), des partis libéraux et des socialistes modérés, toute l’activité syndicale, anarchiste et socialiste révolutionnaire lui échappe, soit la grande majorité de ce qui advient à ce moment-là. De plus, le gouvernement central a perdu le monopole de la violence et n’est plus en mesure de s’imposer dans les territoires autogérés, ni face à l’ennemi fasciste. D’une part, l’armée (républicaine) est complètement désorganisée suite à l’insurrection réactionnaire. D’autre part, le prolétariat est désormais armé par les organisations ouvrières. Les militaires continuent massivement à déserter pour rejoindre les rangs des nationalistes et le président ne peut que « dissoudre » des unités en fait passées à l’ennemi. Sur 8 850 officiers présents en métropole, 4 660 appartiennent désormais au camp nationaliste. Le 31 août 1936, la République tente également de réorganiser la Guardia Civil en formant une nouvelle « Garde nationale républicaine », et un décret tente de réformer la justice républicaine. Dans les faits, le gouvernement a perdu le contrôle de son armée, de sa police et de sa justice. Il faudra attendre novembre 1936 avant que le gouvernement retrouve une certaine autorité. D’ici là, ce sont plutôt les révolutionnaires qui affrontent les fascistes pour le contrôle du pays, le gouvernement faisant figure de spectateur.
Isolement diplomatique et premiers affrontements militaires
À l’international, les violences révolutionnaires en territoire républicain sont exagérées par la presse bourgeoise des états capitalistes, alors que les violences nationalistes sont rarement évoquées. En conséquence, la République espagnole se trouve isolée, elle qui voulait mettre en place (en accord avec l’Union soviétique) un bloc antifasciste. Deux autres facteurs expliquent aussi l’échec du front antifasciste. D’une part, les politiciens conservateurs du Royaume-Uni choisissent une politique d’apaisement avec les fascistes, tout préoccupés qu’ils sont par le « danger communiste » menaçant leurs intérêts impériaux. Les diplomates soviétiques se butent, malgré leurs efforts, à un refus irrationnel de collaboration contre l’ennemi fasciste (allemand et italien autant qu’espagnol). Les diplomates britanniques cherchent seulement à limiter le conflit aux frontières de l’Espagne pour enrayer le danger communiste, ménageant les régimes hitlérien et mussolinien. D’autre part, la France, dirigée par le Front populaire du socialiste Léon Blum, se trouve prise en étau. Elle n’ose agir en faveur des républicains sans l’appui des Britanniques, pour ne pas se trouver isolée face au régime nazi, tout en subissant une forte pression de la droite et des éléments modérés du Front. Ces derniers craignent aussi qu’une intervention française provoque une extension de la guerre civile sur le territoire national. Au final, le Parti socialiste français refuse d’appuyer directement ses camarades espagnols, préférant suivre les Britanniques dans leur aplaventrisme face au fascisme et leur insidieuse politique anti-communiste.
Dans cette optique, le gouvernement Blum propose de créer un comité de non-intervention en août 1936. Celui-ci sollicite la participation des 27 pays européens (mis à part les micro-États et la Suisse) qui s’engagent à n’exporter aucune forme « d’armes, de munitions ou de matériel de guerre » en direction de la péninsule ibérique. Début septembre, le comité se réunit à Londres pour négocier l’application de ce principe consenti par les pays membres. Le Royaume-Uni est chargé d’appliquer un blocus naval en Atlantique, la France dans les Pyrénées et l’Italie fasciste de Mussolini en Méditerranée. Compte tenu de la supériorité industrielle du territoire républicain, Blum croit aider les socialistes espagnols grâce à cette politique : il bloque plutôt les sources de ravitaillement militaire de la République. Parallèlement, les nationalistes bénéficient d’une aide substantielle de la part de l’Italie fasciste qui ne respecte pas la parole donnée à Londres. Le comité de non-intervention contribue objectivement à l’isolement de la République : malgré les preuves que les puissances fascistes ne respectent pas le principe de non-intervention, les signataires continuent d’appliquer rigoureusement l’embargo en territoire républicain. La mauvaise foi des Britanniques, entre autres, est patente. L’Union soviétique, qui cherche à se rapprocher diplomatiquement des puissances capitalistes par crainte du nazisme, adhère au pacte de non-intervention et refuse d’intervenir dans le conflit jusqu’en octobre 1936 officiellement. À cette date, la nation socialiste affirme qu’elle n’est plus liée aux engagements pris durant l’été, compte tenu de l’intervention évidente des puissances fascistes en Espagne.


Malgré l’inaction des puissances capitalistes, la gauche internationale se mobilise en faveur de la cause républicaine.
Sur le plan militaire, les milices révolutionnaires, formées dans la hâte pour s’opposer au coup d’État fasciste, manquent d’efficacité. L’indiscipline règne chez les combattant.es (républicain.es et révolutionnaires) qui refusent parfois de creuser une tranchée, ou encore de tenir une position sous prétexte « de l’ennui occasionné » par la défense d’un point pourtant stratégique. Le ravitaillement est aussi défaillant et les républicains manquent cruellement d’armes. Selon le rapport émis par un conseiller militaire soviétique en septembre 1936, il y a seulement une arme pour trois soldats et une mitrailleuse pour 300 combattant.es, sans parler des armes lourdes (obusiers, canons, etc.). La supériorité numérique des forces républicaines ne compense pas leur manque de formation militaire, leur indiscipline et les carences du ravitaillement. Le célèbre militant de la CNT-FAI, García Oliver, relève avec justesse l’inefficacité militaire des républicains en septembre 1936 : « Il se produit dans cette guerre un étrange phénomène. Quand des villes aux mains des fascistes sont attaquées, elles tiennent, tandis que les nôtres ne tiennent pas du tout. Ils encerclent une petite ville, et elle est prise au bout de deux jours ; nous l’encerclons et nous y passons notre vie. »[5]
Dans le camp nationaliste, les militaires carburent au mépris envers les milices ouvrières et profitent de l’inertie républicaine pour poursuivre le rapatriement de troupes depuis le Maroc jusqu’en Espagne métropolitaine. En quelques semaines, ces nouvelles troupes permettent aux nationalistes de consolider leurs positions dans le sud-est de l’Espagne et progressent dangereusement vers la capitale républicaine. Cependant, le général Franco décide d’aller secourir un groupe fasciste retranché dans l’Alcazar de Tolède plutôt que de marcher sur Madrid. Cette décision, peu judicieuse stratégiquement, servira la propagande franquiste quant à la « mission messianique » de son armée, mais permettra aux républicains d’organiser la défense de la capitale.

Des miliciens républicains assiégeant l’Alcazar de Tolède en 1936. Source.
Les collectivisations industrielles et agricoles
Les collectivisations en Espagne à partir de l’été 1936, souvent qualifiées de « spontanées » puisque non planifiées par une organisation, sont d’une telle ampleur que l’historien Burnett Bolloten les juge plus importantes que celles qui affectent la Russie dans les premiers temps de la Révolution de 1917[6]. En Catalogne, environ 70 % de la main-d’œuvre active travaille au sein d’une industrie nationalisée ou socialisée. À l’échelle nationale, on dénombre environ un million de travailleur.euses réparti.es dans 18 000 entreprises collectives, dont 3 000 à Barcelone et 2 500 à Madrid, sans compter les plus de 800 000 paysan.nes qui vivent l’expérience d’une ferme collective.
La production républicaine privilégie les grandes industries modernes, alors que les petits ateliers insalubres et moins productifs sont fermés afin de garantir de meilleures conditions de travail. Le processus de collectivisation prend deux formes distinctes dans cette zone. D’une part, il y a les industries nationalisées et gérées par le gouvernement central de la République ou encore par le gouvernement régional de la Catalogne, un modèle principalement appuyé par les républicains de gauche, les communistes et les socialistes modérés. Cette politique est lancée par un décret gouvernemental, le 2 août 1936, qui annonce la saisie des usines abandonnées depuis plus de 48 heures. D’autre part, les militant.es de l’UGT, de la CNT-FAI et du Partido Obrero de Unificación Marxista (POUM) préconisent l’autogestion des industries directement par les syndicats locaux, ainsi que l’instauration d’une caisse d’égalisation pour éviter l’accumulation de surplus et limiter l’égoïsme des conseils ouvriers locaux. L’égalisation des salaires pour l’ensemble des employé.es, sans exception, est aussi prônée. Ces deux visions de la collectivisation recoupent en partie le conflit entre les défenseurs d’une république démocratique d’inspiration libérale et les tenants d’une révolution sociale plus profonde.
L’État central républicain, qui détient la majorité des devises étrangères, achète des matières premières pour les industries nationalisées, défavorisant à dessein les entreprises autogérées dans l’objectif, à terme, de les intégrer à son propre système de production. Cependant, sa stratégie ne fonctionne qu’avec quelques industries madrilènes, faute d’autorité gouvernementale dans les autres régions. Pour sa part, la Generalitat de Catalogne légifère aussi dans le domaine industriel à l’automne 1936, profitant de son statut d’autonomie au sein de la République. Elle prévoit « la collectivisation, le contrôle des travailleurs et la nationalisation complète » pour les usines de plus de 100 employé.es et une intégration volontaire au système de production régional pour les lieux de travail en comptant moins. Cette politique ne sera jamais entièrement respectée suivant le refus des libertaires de cette « centralisation » de la collectivisation aux dépens de l’autonomie ouvrière.
Quant aux collectivisations agricoles, elles sont particulièrement nombreuses dans les campagnes aragonaises, suite au passage des milices catalanes radicalisées venues libérer Saragosse. Ces combattant.es, principalement de la CNT-FAI et du POUM, diffusent une vision révolutionnaire qui influence les comités locaux. Certain.es paysan.nes adhèrent immédiatement au projet collectif, alors que d’autres revendiquent la propriété individuelle de leur terre familiale. Ces initiatives individualistes sont tolérées à la condition que la terre exploitée corresponde à ce qu’une famille peut cultiver sans main-d’œuvre externe, quoique la machinerie agricole saisie sur les grandes propriétés terriennes soit distribuée en priorité aux exploitations collectives. Témoignant de l’effervescence collectiviste en Aragon, Tierra y Libertad, l’hebdomadaire catalan de la FAI, publie :
Les paysans qui ont compris les avantages de la collectivisation ou ceux qui possèdent une conscience révolutionnaire claire ont déjà commencé à la mettre en place [l’exploitation agricole collective] et doivent par tous les moyens essayer de convaincre ceux qui restent à la traîne. Nous ne pouvons admettre l’existence de petites propriétés […] car la propriété de la terre crée nécessairement une mentalité bourgeoise, calculatrice et égoïste, que nous voulons détruire à jamais. Nous voulons bâtir une Espagne nouvelle tant sur le plan matériel que sur le plan moral. Notre révolution sera économique et éthique.[7]
La diminution du temps de travail des paysan.nes est valorisée, notamment pour permettre une éducation scientifique dans le domaine agraire ; le résultat sera une augmentation d’environ 20 % de la productivité en Aragon durant la révolution.


Encore une fois, les décrets gouvernementaux ne font que sanctionner les réalités sur le terrain. Le décret du 7 octobre 1936, émis par le ministre communiste de l’Agriculture Vicente Uribe, cherche à rétablir l’Institut de réforme agraire afin de reprendre le contrôle des politiques de modernisation agricole. Cette politique, à l’image de ce qui se fait dans le secteur industriel, favorise les collectivités agricoles acceptant l’autorité du gouvernement républicain, alors même que les membres de la CNT refusent cette aide par crainte de perdre leur autonomie. Il existe alors deux formes d’autorité sur le territoire républicain, celle du gouvernement central de Madrid et de la Generalitat, opposés à celle des comités révolutionnaires d’usine et agricoles.
L’expérience révolutionnaire dans les campagnes aragonaises ne s’arrête pas là. Il y a une réelle volonté d’en finir avec l’ancien régime semi-féodal. Les archives notariales et les cadastres sont brûlés dans plusieurs villages, alors que certaines collectivités abolissent carrément l’usage de l’argent. La monnaie restante est détenue par un comité villageois et sert à commercer avec les localités utilisant encore la peseta républicaine. Pour éviter la reproduction d’une « bureaucratie dirigeante » au sein des comités locaux, une rotation des responsables est instaurée. L’égalité n’est pourtant pas absolue, alors que les salaires restent différenciés entre les hommes et les femmes dans beaucoup de collectivités : dans certains villages, un homme gagne une peseta par jour, alors qu’une femme se voit verser 75 centimes et les enfants, 50. Malgré tout, les collectivisations représentent probablement l’aspect le plus réussi de la révolution espagnole.
Le gouvernement « d’unité populaire » de Caballero
Dès le début du conflit, la crédibilité du gouvernement républicain de Giral, largement dominé par les libéraux, est remise en question par les organisations ouvrières : seuls les libéraux, les communistes du PCE et les socialistes modérés l’appuient. Dans le but d’unifier les différentes tendances présentes au sein du camp républicain, Francisco Largo Caballero, leader socialiste de gauche, est pressenti pour former un nouveau gouvernement. Grâce à sa popularité au Partido Socialista Obrero Español (PSOE) et à l’UGT, ainsi qu’à son discours marqué à gauche, il semble le seul en mesure de rallier les socialistes révolutionnaires à l’autorité gouvernementale. Alors que les communistes ne participent pas au gouvernement (tout en l’appuyant), afin d’éviter une panique antibolchévique auprès des alliés du gouvernement républicain, Largo Caballero exige la présence de ministres communistes pour accepter la charge du gouvernement. Cette alliance entre le leader socialiste et les communistes répond à la stratégie du PCE visant à unifier dans un front commun les forces de gauche « marxisantes ». À ce moment, Largo Caballero semble être le membre du PSOE le plus ouvert à l’unification des partis socialiste et communiste, croyant que le PSOE absorberait le PCE sans difficulté (ce ne fut pas le cas).
Le nouveau gouvernement dirigé par Largo Caballero prend place le 4 septembre 1936, et comprend deux ministres du PCE (aux portefeuilles mineurs de l’Éducation et de l’Agriculture), trois ministres de l’aile gauche du PSOE (présidence du Conseil, Affaires étrangères et Intérieur), trois ministres modérés du PSOE (Industrie et Commerce, Finances, en plus de la Marine et de l’Aviation), deux ministres de l’Izquierda Republicana (Justice et Giral, ministre sans portefeuille), un ministre de l’Unión Republicana (Communications) et un autre de l’ERC (Travail et Santé). Un républicain modéré reçoit quelques jours plus tard le portefeuille des Travaux publics et un membre du Partido Nacional Vasco (Parti nationaliste basque) est nommé ministre sans portefeuille. Cette composition gouvernementale cherche un équilibre entre les factions politiques du Frente Popular, avec une présence toujours importante des partis républicains afin de rassurer les puissances capitalistes qui pourraient soutenir le régime dans sa guerre contre le fascisme. Les grands absents de ce gouvernement sont, bien entendu, les centrales syndicales de l’UGT et de la CNT, ainsi que le POUM, en raison de l’opposition du PCE et de sa faible présence en dehors de la Catalogne.


Quelques mois après le début de la guerre, les factions du front républicain comprennent l’urgence d’encourager l’unité d’action. À gauche, on peut lire : « Camarades, après les différences syndicales et doctrinaires, il y a la liberté de tous ».
Le dirigeant du POUM, Andreu Nin, obtient toutefois la charge de la Justice au sein du gouvernement de la Generalitat en Catalogne le 26 septembre 1936. Le nouveau gouvernement catalan cherche lui aussi à répartir les charges ministérielles. Il comprend des membres de la CNT (à l’Économie, au Ravitaillement et à la Santé et l’Assistance publique), des membres de l’ERC et du Partit Socialista Unificat de Catalunya (PSUC, affilié à l’Internationale communiste). La présence de la CNT au sein d’un gouvernement marque une évolution chez certain.es libertaires, qui acceptent peu à peu l’idée qu’il.les devront participer aux institutions pour préserver les acquis de la révolution sociale.
L’appui des Soviétiques à la cause républicaine et la bataille de Madrid
Le nouveau ministre socialiste des Affaires étrangères, Julio Álvarez del Vayo, défend la République sur la scène internationale et dénonce les nombreuses violations de la politique de non-intervention par les puissances fascistes. Il sollicite aussi la présence de conseillers militaires et d’agents politiques soviétiques en septembre et en octobre 1936, qui auront, à terme, une influence considérable sur les décisions militaires prises par le gouvernement républicain. L’arrivée d’armes soviétiques (munitions, chars et avions notamment) à partir de l’automne représente une aide importante pour les républicains, amplifiant la popularité du PCE. L’appui des partis communistes à l’échelle internationale permettra de recruter jusqu’à 42 000 volontaires, dont au moins 500 femmes, qui combattront de 1936 à 1938. Les premiers bataillons internationalistes arrivent en octobre et installent leur camp d’entraînement à Albacete, sous la supervision du communiste français André Marty. Les 11e et 12e brigades sont les premières à combattre en novembre 1936 pour la défense de Madrid.

Au centre, Fanny Schoonheyt, une brigadiste néerlandaise qui s’est vue attribuer le surnom de la « reine de la mitrailleuse ». Source.
Dans ces nouvelles conditions, les républicain.es peuvent renforcer la défense de la ville. La détermination à défendre la capitale se renforce aussi devant la brutalité des nationalistes en Estrémadure. Les slogans de l’heure sont : « Madrid sera la tombe du fascisme » ou bien « Mieux vaut mourir en défendant notre pays et notre honneur que d’être fusillé contre un mur[8] ». Durant la bataille de Madrid, des bombardements visent expressément les civils dans l’objectif terroriser les républicains, une « innovation » fasciste. Emiliano Mola, général nationaliste, attise aussi la paranoïa en déclarant à un journaliste que quatre de ses colonnes attaqueraient la capitale de front et qu’une cinquième, composée de sympathisant.es fascistes « dans les murs », attendrait l’entrée triomphale de ses troupes. En réaction, plusieurs républicain.es se présentent devant les prisons pour demander l’exécution immédiate des détenus affiliés aux partis de droite et au mouvement nationaliste, à la suite de quoi 2 000 personnes sont condamnées à être fusillées. La menace d’une cinquième colonne ennemie sera constamment utilisée jusqu’à la fin du conflit par plusieurs républicain.es pour justifier l’arrestation et l’exécution des présumé.es traîtres. Grâce à une résistance acharnée, les troupes républicaines réussissent à maintenir les forces nationalistes aux portes de Madrid, conservant ainsi le contrôle de la capitale.
Des anarchistes au gouvernement ?
Face à la menace fasciste, des négociations pour inclure des membres de la CNT au sein du gouvernement central s’enclenchent. Plusieurs militant.es anarchistes proposent alors de former un « Conseil national de défense » permettant aux forces syndicales de l’UGT et de la CNT de se coordonner avec le gouvernement sans assumer une direction institutionnelle dont les libertaires ne veulent pas. Pour Largo Caballero, il est inacceptable de créer une nouvelle entité politique qui inféoderait le gouvernement à la volonté des centrales syndicales. Horacio M. Prieto (à ne pas confondre avec Indalecio Prieto du PSOE), secrétaire général de la CNT, cherche une voie de sortie, après avoir obtenu l’assentiment de ses membres pour négocier avec le gouvernement le 18 octobre 1936, d’autant que Largo Caballero veut intégrer les anarchistes dans son gouvernement le plus rapidement possible, avant le transfert de la capitale vers Valence, déjà prévu et organisé. Le gouvernement républicain craint, s’il n’est pas officiellement lié aux organisations libertaires, que celles-ci retournent leurs armes contre lui, sous l’accusation de fuite lors du transfert de la capitale pour des raisons logistiques et militaires.
Finalement, le 4 novembre 1936, quatre ministres de la CNT, dont une femme, font leur entrée au gouvernement. Les anarchistes obtiennent les portefeuilles suivants : la Justice (Juan García Oliver), l’Industrie (Joan Peiró), la Santé et les Affaires sociales (Federica Montseny) et le Commerce (Juan López). Rapidement, les ministres cénétistes doivent accepter la décision de transférer la capitale républicaine à Valence sous la pression des autres membres du gouvernement. Deux jours après leur entrée au pouvoir, les anarchistes font déjà face à une controverse : comment peuvent-il.les collaborer avec ce gouvernement ? La première femme ministre de l’Espagne, Montseny, rétorque : « [Les] circonstances nous ont obligés à participer au gouvernement de la République. Nous voulions éviter de subir le même sort que certains mouvements anarchistes d’autres pays, qui ne surent pas s’adapter, manquèrent de détermination et de souplesse d’esprit, et pour cela furent écartés de la révolution et virent d’autres partis en prendre la direction. »[9]
Pour la CNT, il s’agit d’officialiser les acquis de la révolution sociale. Les libertaires sont conscient.es que l’autorité gouvernementale se rétablit graduellement et que ce processus risque de les laisser à l’écart. Par contre, Horacio M. Prieto paiera le prix de cette controverse gouvernementale pour la CNT-FAI : la fuite des politiciens vers Valence. Il doit démissionner, remplacé par Mariano R. Vázquez lors du plénum national du 18 novembre 1936. Alors que le gouvernement républicain est transféré à Valence, une Junta de Defensa est mise sur pied à Madrid pour maintenir les opérations militaires et une forme de gouvernance politique. Le général José Miaja, un des rares officiers de carrière qui a pris la décision de rester fidèle à la République, dirige ce conseil régional. À l’image du gouvernement de Largo Caballero, la Junta comprend des membres des différents partis du Frente Popular, mais exclut les forces syndicales de l’UGT et de la CNT.

La Puerta de Alcalá décorée à l’honneur de l’URSS à Madrid. On aperçoit notamment Maxim Litvinov, ministre soviétique des Affaires étrangères (à gauche) et Joseph Staline (au centre). Source.
Comme nous l’avons vu, un vent révolutionnaire balaie l’Espagne républicaine à l’été et l’automne 1936, marqué notamment par les collectivisations dans les milieux industriel et agricole. Les pouvoirs locaux, menés par les organisations ouvrières et les partis politiques révolutionnaires, remplacent momentanément le gouvernement central : « Chaque secteur idéologique formait un État dans l’État, chacun avait ses milices, ses tribunaux, ses “tchékas”, ses prisons, ses biens privés, ses entrepôts de vivres et de munitions, chacun faisait la guerre à sa manière et ne s’occupait que de ses besoins. […] Or, le gouvernement était incapable de remplir la tâche unificatrice qui lui incombait. »[10]
Le gouvernement central, conscient de cette réalité, travaille avec acharnement à l’unification des différentes factions républicaines sous son égide, dont témoigne l’intégration de membres de la CNT dans le conseil des ministres en novembre 1936. Pourtant, les libertaires refusent de « s’imposer » politiquement, malgré leur force numérique considérable, voire hégémonique dans certaines régions comme la Catalogne. Les cénétistes optent plutôt pour une stratégie de coordination décentralisée. Cette décision laisse le champ libre au PCE, qui prendra graduellement le contrôle de l’appareil étatique républicain. Dans la prochaine partie, nous analyserons cette montée en puissance des communistes et les conflits que cela entraînera avec les libertaires.
Notes
[1] Discours du 20 juillet 1936, cité dans Beevor, Anthony (2006). « La guerre d’Espagne ». Éditions Calmann-Lévy, 681 pages, p. 160-161.
[2] Abad de Santillán, Diego (1938). « La revolución y la guerra en España : notas preliminares para su historia ». Editorial El Libro, 238 pages, p. 43.
[3] Solidaridad Obrera : 24 juillet 1936. Colonne droite, 1ère page.
[4] Cité dans Ealham, Chris (2010, trad. 2021). « Les anarchistes dans la ville. Révolution et contre-révolution à Barcelone (1898-1937) ». Éditions Agone, 367 pages, p. 256.
[5] Cité dans Bolloten, Burnett (1991, trad. 2014). « La guerre d’Espagne. Révolution et contre-révolution (1934-1939) ». Éditions Agone, 1276 pages, p. 367.
[6] Bolloten, p. 31.
[7] Tierra y Libertad : 16 janvier 1937. « Socializad la Tierra », 4e page.
[8] Cités dans Bolloten, p. 402.
[9] Cité dans Bolloten, p. 305.
[10] Cité dans Bolloten, p. 195.
5 réflexions sur « LA GUERRE D’ESPAGNE – Partie III. La révolution espagnole de 1936 »