KANEHSATÀ:KE / CRISE D’OKA – été 1990

Au début de l’année 1990, la municipalité d’Oka (sud du Québec) tente d’agrandir son terrain de golf ainsi que d’ouvrir une nouvelle zone domiciliaire. La municipalité décide d’établir ses projets en territoire mohawk non-cédé, plus exactement sur des terres appartenant aux Kanienʼkehá꞉ka (Mohawk) de Kanehsatà:ke (dont la réserve est limitrophe de la ville d’Oka). La ville d’Oka ne consulte pas Kanehsatà:ke et a dans l’idée de mettre ses projets en œuvre unilatéralement. Le fait que le terrain de golf doit s’étendre sur un cimetière mohawk traditionnel, une partie de la dernière forêt restante dans la région (la pinède) et un champ de crosse communautaire n’est pas pris en compte par la ville. Les méthodes employées par la ville d’Oka s’inscrivent dans les méthodes coloniales employées par les Blanc.hes pour voler les territoires en Amérique du Nord depuis 500 ans ; c’est une nouvelle étape dans le dépècement des terres mohawks.

En contrepartie, les Mohawks font comme il.les ont toujours fait et organisent la résistance face à cette nouvelle attaque coloniale (comme par exemple à Akwesasne en 1969). Dès l’annonce du projet, au printemps et à l’été 1989, des manifestations contre celui-ci avaient eu lieu. Au printemps 1990, le bras de fer de longue haleine continue entre les Mohawks qui veulent préserver le peu de terres qui leur reste et la ville d’Oka qui veut se l’approprier pour son propre développement.

En mars 1990, une barricade symbolique est dressée par les habitant.es de Kanehsatà:ke pour bloquer l’accès à la pinède. La tension monte comme la municipalité compte aller de l’avant, quitte à déloger les manifestant.es de force pour permettre aux travaux de commencer. Des injonctions sont prononcées alors que les Mohawks renforcent leurs positions et sont appuyés par des militant.es de Kahnawà:ke et d’Akwesasne (deux autres communautés Kanien’kehá:ka du sud du soi-disant Québec). Devant cette situation, la municipalité d’Oka fait appel à la Sûreté du Québec (SQ) pour déloger les Mohawks. Le matin du 11 juillet 1990, la SQ commence son intervention tactique. Des coups de feu sont échangés et un agent de la SQ meurt sur place. C’est le début d’un affrontement militaire de 78 jours qui oppose les autorités canadiennes et québécoises et les Warriors mohawks de Kanehsatà:ke, de Kahnawà:ke et d’Akwesasne. Cet affrontement passera à l’histoire sous le nom de « Crise d’Oka ».

Richard Nicholas on tank
Warrior posant sur un véhicule de la SQ, suite à la défaite de la police provinciale le 11 juillet 1990.

« Mes souvenirs de cet été à Kanehsatake sont tellement différents des histoires racontées par les médias. Leur attention était concentrée sur les barricades. Pour la plupart d’entre eux, ce n’était qu’une histoire de flics ; la police et les soldats étaient là pour ‘rétablir l’ordre public’, pour remettre les choses dans l’état où elles étaient. Mais la plupart des personnes derrière les barricades étaient ma famille, mes amis, mes proches. Et elles ne voulaient pas que les choses redeviennent comme elles étaient. Elles savaient que cela signifierait une lente descente dans une rue à sens unique vers un oubli appelé assimilation. »

Préface de Dan David, People of the Pines, page 12

Lorsque le matin du 11 juillet, la SQ attaque les barricades (et est repoussée),  le mot se rend à Kahnawà:ke  et une occupation du Pont Mercier se met en place en solidarité avec les résistant.es de Kanehsatà:ke. Cette occupation met beaucoup de pression sur le gouvernement, puisque le Pont Mercier permet aux habitant.es de la Rive-sud (en passant par la réserve de Kahnawà:ke) d’accéder à la ville de Montréal et constitue un lien routier vital pour la circulation de marchandises et de travailleur.euses. Au bout de trois heures, toutes les routes et autoroutes traversant le territoire de Kahnawà:ke sont fermées, des barricades sont installées et tous les véhicules errants sont chassés. L’occupation du Pont Mercier est réussie.

july 1990: mohawks walk on the mercier bridge, which connects montreal to kahnawake, hours. kahnawake mohawks blocked the bridge as soon as they learned of the police raid in their
Occupation du Pont Mercier, bloqué en solidarité avec les défenseurs de Kanehsatà:ke (juillet 1990).

Parlant de la défaite de la SQ lors de l’attaque du 11 juillet et de l’occupation du Pont Mercier, un haut fonctionnaire du gouvernement Bourassa de l’époque se remémore : « C’était une insurrection armée… Nous ne savions pas quelle serait la prochaine étape. Notre police avait été vaincue et tout ce dont nous avons entendu parler était de Mohawks déambulant avec des armes à feu. Nous pensions que cela pourrait être notre version de l’enfer : la ville fermée, la police en retraite et les Mohawks debout au sommet des voitures de police avec leur AK-47 tenu au-dessus de leur tête. » (One Nation Under the Gun, page 205). Comme quoi l’enfer des Blanc.hes, c’est peut-être la remise en cause de leurs privilèges mal acquis…

Humiliée, la SQ finit par déclarer « l’état de siège ». Pendant plus de deux semaines, elle refuse de laisser passer toute provision ou tout médicament pour les insurgé.es. Refusant toute légitimité aux revendications mohawks, le gouvernement fédéral va jusqu’à interdire toute présence d’observateurs internationaux sur les lieux de l’occupation. Pendant ce temps, des soldats du Royal 22e Régiment sont envoyés secrètement à Oka et aux alentours de Kahnawà:ke. Pour pallier à l’état de siège dont les effets commencent à se faire sentir, la Quebec Native Women’s Association met en place un dépôt de nourriture ; des vivres et des items sont collectés pour aider la résistance. Les Kanien’kehá:ka reçoivent aussi l’aide directe de Warriors mi’kmaq qui se transportent jusque sur les barricades.

Pendant la durée de l’occupation, les Warriors jouent d’ingéniosité pour semer la confusion et la crainte chez les policiers et les soldats, qui sont pourtant beaucoup plus nombreux et mieux armés qu’eux et elles. Il.les produisent de nombreux leurres, tentes et feux de camp multiples qui font croire à des effectifs surnuméraires, obscurcissent la vue des militaires grâce à d’immenses bâches, construisent de faux mortiers en carton, etc.

july 30, 1990: kahnawake mohawks keep an eye on residents of châteauguay, who are rallying nearby to express their unhappiness with the situation in kanesatake.
Warriors surveillant l’activité des militaires canadiens, mais aussi des rassemblements de civil.es québécois.es parfois menaçantes.

Les Kanien’kehá:ka ont une liste de revendications, qui comprend : le titre de propriété des terres en litige, le retrait de la police de tous les territoires mohawks (y compris Kahnawà:ke, Akwesasne et Ganienkeh dans l’état de New-York), une période de 48 heures de libre circulation dans et aux abords de Kahnawà:ke et Kanehsatà:ke et le renvoi de tous les différends découlant du conflit devant la Cour internationale de Justice de La Haye. Les résistant.es ont également trois conditions préalables pour toute négociation ultérieure : obtenir un accès gratuit à de la nourriture, un accès sans entrave aux mères de clans et aux conseillers spirituels et le détachement d’observateurs internationaux des droits de l’homme aux abords de Kanehsatà:ke. Les gouvernements fédéral et provincial rejettent ces demandes : ils refusent  toute reconnaissance de la souveraineté mohawk et demandent la levée immédiate des barricades et le désarmement avant toute négociation (autrement dit, ils exigent l’abandon pur et simple de leur principal moyen de pression par les Mohawks). Après quelques semaines, la SQ est remplacée par l’Armée sous la Loi des mesures de guerre. Pour « contenir la révolte » et empêcher le transport de vivres vers l’occupation assiégée, l’Armée canadienne déploie tout son arsenal : tanks, hélicoptères, équipement naval, tireurs d’élite…

La lutte génère des mouvements de solidarité, des blocages et des sabotages partout à travers le Canada, notamment en soi-disant Colombie-Britannique où le gouvernement provincial est aussi réticent que le Québec à reconnaître toute forme de souveraineté autochtone. La province de l’Ouest se retrouvera d’ailleurs avec une lutte similaire sur les bras en 1995, alors que les Secwepemc affrontent la GRC à Gustafsen Lake. Mais  la Crise d’Oka révèle aussi l’ampleur du racisme et de la haine envers les Mohawks des résident.es blanc.hes d’Oka ou de Châteauguay – et des Québécois.es en général. Pendant toute la durée de la Crise, des manifestations monstres anti-autochtones, qui peuvent rassembler plus de 8 000 personnes, ont lieu. La foule émeutière réclame l’intervention immédiate de l’Armée pour écraser la résistance mohawk. Des effigies de Warriors sont pendues puis brûlées. Lorsqu’à la fin août, des résident.es (enfants et vieillard.es principalement) de Kahnawà:ke commencent à évacuer, une foule de plus de 500 Blanc.hes jettent des pierres sur leurs véhicules, brisant les vitres des voitures et blessant plusieurs personnes, dont Joe Armstrong (71 ans), un aîné qui meurt une semaine plus tard après avoir été touché par une roche en pleine poitrine.

sept. 1, 1990: a mohawk warrior sits in golf cart and uses binoculars to view approaching canadian army armoured vehiches on highway 344 on the kanesatake reserve at oka, que.tom h
Déploiement de véhicules militaires le 1er septembre 1990, sous le regard d’un Warrior dans un cart de golf.

À partir de septembre, la situation se corse pour les Warriors. À cause de la pression militaire, le Pont Mercier est rouvert. Quant aux Warriors de Kanehsatà:ke, ils et elles sont de plus en plus isolé.es et souffrent de la faim et du froid. Il.les sont harcelé.es jour et nuit par les militaires et le territoire qu’il.les occupent ne cesse d’être réduit par l’avancée des soldats. Le 26 septembre, la cinquantaine de personnes qui luttent encore choisissent de quitter les barricades. C’est volontairement et la tête haute qu’il.les quittent leur dernier refuge. S’il.les n’ont pas réussi à vaincre l’Armée canadienne, il.les ont fait connaître leur cause partout sur la planète, provoqué une Commission d’enquête nationale sur les droits des Autochtones et vaincu la municipalité d’Oka, qui n’ira pas de l’avant avec ses projets. Il.les ont surtout lancé une nouvelle forme de lutte autochtone acharnée qui participe de la résurgence politique autochtone des années 1990.

Cette lutte a aussi mis de l’avant les femmes guerrières mohawks et donné une voix (généralement écrasée par le colonialisme) aux femmes autochtones. La porte-parole des Warriors durant tout le conflit sera Ellen Gabriel. La grande militante Kahn-Tineta Horn participera durant tout le conflit, le documentera, suivra les procès et écrira un livre à ce sujet. Elle est d’ailleurs renvoyée de son poste au Ministère des Affaires Indiennes (après plus de vingt ans de service) pour s’être tenue debout avec ceux et celles de son peuple à l’été 1990. Elle continue le combat, à presque 80 ans, via le journal qu’elle avait créé à l’époque pour informer les militant.es au jour le jour, le Mohawk Nation News.

Au final, la lutte a porté fruit : les projets d’expansion du golf et de construction immobilière sur les terres de la pinède ne se sont pas concrétisés. La plupart des personnes arrêtées ont vu toutes les charges contre elles tomber. La lutte a mis les revendications autochtones à l’avant-plan. Mais le combat pour une vraie justice n’est pas terminé. Tant que le Québec et le Canada existeront dans leur forme actuelle, le colonialisme continuera son œuvre destructrice. Tant que les Blanc.hes sur ce territoire continueront à prendre pour leurs les territoires qu’il.les occupent, il.les resteront des agent.es du problème colonial. Tant qu’il y aura des attaques contre les territoires et les personnes autochtones, une politique offensive et anti-coloniale sera nécessaire. Les luttes autochtones n’auront de cesse que le colonialisme disparaisse.

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Les informations de cet article et l’approche idéologique proviennent notamment de l’article Oka Crisis. 1990 (publié par Warrior Publications) en 2011. On lira aussi avec profit l’autobiographie du Warrior Ronald Cross, Lasagna : The Man Behind the Mask (1994) et le livre de Kahn-Tineta Horn sur le procès majeur subséquent à la Crise d’Oka, Mohawk Warriors Three (1994) . Le témoignage le plus complet sur les évènements tels que vécus par les Mohawks reste People of the Pines (Geoffrey York et Loreen Pindera, 1991).

On regardera avec grand intérêt le film documentaire d’Alanis Obomsawin Kanehsatake. 270 ans de résistance (1993, 119 minutes) sur la Crise d’Oka. Le film expose tout à la fois l’histoire du dépècement des territoires mohawks par les colonisateurs, les résistances autochtones, la Crise d’Oka et ses suites immédiates.

kanehsatà:ke - 2015
Autoroute 344, sur les terre de Kanehsatà:ke en 2015. Tant que le colonialisme continue, les peuples autochtones invaincus résistent !

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