LA MOUVANCE ANARCHISTE QUÉBÉCOISE – Nicolas Phébus

Nous republions ici un article écrit en juin 2000, qui présente la mouvance anarchiste québécoise à cette époque (originellement publié sur A-Infos.ca). Cet article de Nicolas Phébus présente la renaissance des collectifs anarchistes suite à un creux durant les années 1997-1999. Le mouvement est alors marqué par une prolifération de petits collectifs spécialisés qui entretiennent des liens distendus entre eux, mais qui aspirent à une plus grande cohésion. Cette situation de relative faiblesse (en 2000) mènera pourtant à la création de la CLAC (Convergence des Luttes Anticapitalistes) la même année, pour organiser la résistance au Sommet des Amériques à Québec. De plus, une section québécoise de la NEFAC (Northeastern Federation of Anarchist Communists) sera créée en 2003 ; puis l’Union Communiste Libertaire (UCL), une fédération de collectifs anarchistes québécois de six villes différentes, sera fondée à l’automne 2008. Cet article peut donc nous porter à réfléchir sur la manière dont les collectifs actuels pourraient dépasser un stade précaire d’organisation pour se donner une orientation commune et ainsi gagner en puissance collectivement. L’article montre que de petits collectifs séparés ont la possibilité de s’unir pour devenir plus puissants, et ce en quelques années seulement. L’article souligne cependant qu’un tel gain est rendu possible par le travail rigoureux des camarades, l’étude et la mise en place de structures solides et communes.

Sorcieres - Chat Noir - Poing d'Ex

La mouvance anarchiste québécoise, une présentation

Nicolas Phébus (juin 2000)

La mouvance anarchiste québécoise – Tentative d’état des lieux

La mouvance anarchiste québécoise est, depuis quelques temps, en ébullition. Les nouveaux groupes se multiplient, tout comme les actions qui se font de plus en plus massives et qui tendent à se radicaliser. Parallèlement, des événements récents, comme le premier Salon du livre anarchiste de Montréal où plus de 1000 personnes sont passées ou encore le succès de librairie de la première introduction générale à l’anarchisme publiée dans la province1, démontrent un intérêt certain pour les idées libertaires. L’anarchisme se développe-t-il réellement au Québec ou est-ce seulement une illusion d’optique due à un effet de mode montréalais ? Dur de trancher définitivement pour le moment, mais je tenterai quand même un état des lieux.

La nature a horreur du vide…

L’anarchisme, tout comme la gauche en général, n’a jamais réussi à s’implanter durablement au Québec. Il n’y a jamais eu d’organisation ni de fédération permanente. L’anarchisme n’a pas d’histoire dans la province et chaque génération doit réinventer la roue. S’il semble qu’il y ait eu à différents moments des groupes ou des personnalités anarchistes, cela n’a jamais donné de mouvement et il n’y a pas de continuité entre les différentes générations. À deux exceptions près, la Librairie alternative [maintenant la librairie L’Insoumise, n.d.l.r.] et le groupe La Sociale qui sont nés dans les années 1970 à Montréal, l’actuelle mouvance anarchiste est une sorte de génération spontanée « dans les deux sens du terme », un produit des luttes sociales et du climat de la fin des années 1990.

Je ne sais pas ce qui s’est passé durant l’hiver 1997-98, mais c’est comme si toute la mouvance anarchiste du Québec s’était effondrée. À de très rares exceptions près, tous les groupes libertaires et apparentés qui avaient marqué le mouvement depuis le début des années 1990 sont alors complètement disparus ou ont cessé toute activité spécifique pendant au moins un an. Jusque-là, la décennie avait été marquée par un crescendo d’action directe et une radicalisation de certaines luttes sociales. Les anarchistes semblaient avoir le vent dans les voiles, ils avaient construit des structures militantes, des groupes, des journaux. Et puis tout d’un coup c’est comme si tout le monde était tombé sur le cul en même temps, complètement épuisé. Comme si un ressort s’était cassé, comme si le mouvement social avait voulu marquer un temps d’arrêt. L’actuelle mouvance anarchiste québécoise est en grande partie née de ce vide.

Tour d’horizon d’un petit milieu

Le premier nouveau groupe à voir le jour a été fondé à Québec en mai 1998. C’est le Groupe anarchiste Émile-Henry, fruit de l’union d’anciens militants locaux des réseaux du journal Démanarchie et du groupe d’action directe De la Bouffe pas des Bombes. Après des années d’agitation et d’action effrénée, le but de départ était de prendre un temps d’arrêt et de réfléchir aux formes que prend l’action anarchiste. Le but à moyen terme était, et est toujours, de fonder au Québec une organisation communiste libertaire permanente basée sur les principes d’unité théorique et tactique, de la responsabilité collective et du fédéralisme. À ce sujet, nous avons récemment lancé un appel à l’organisation d’un groupe d’étude sur l’organisation auquel quelques groupes ont répondu.

Comme l’immense majorité des anarchistes québécoisEs, les membres d’Émile-Henry sont des jeunes au début de la vingtaine qui viennent soit du mouvement étudiant, soit du milieu d’action directe (ou des deux)2. Dès le départ, Émile-Henry a rompu consciemment avec un certain nombre de caractéristiques de la mouvance anarchiste à laquelle nous appartenions. D’abord, la forme même d’organisation du groupe « un groupe d’affinité fermé et volontairement petit » est une rupture avec la forme dominante d’organisation libertaire. Ensuite, le choix de construire un groupe politique, plutôt qu’un groupe d’action autour d’une problématique spécifique ou un groupe centré sur un projet concret, est une deuxième rupture. Finalement la volonté d’inclure l’étude et le développement théorique comme un des axes principaux de notre travail collectif, avec l’agitation propagande et l’intervention dans la lutte de classe, est elle aussi une rupture.

Depuis, le groupe a développé un volet de diffusion de littérature anarchiste et s’exprime régulièrement par voie de tracts, d’affiches et d’articles dans la presse populaire et étudiante. Il s’implique principalement dans des campagnes de solidarité internationale, comme celles qui se sont développées autour du prisonnier politique américain Mumia Abu-Jamal ou en solidarité avec différents libertaires victimes de répression dans le monde, au niveau d’un comité de citoyenNEs et sur les questions liées à la mondialisation. Récemment, nous avons également lancé une coalition autonome anti-patriarcale. Contrairement aux anarchistes montréalaisES, étant donné les mobilisations trop rares et trop souvent symboliques, nos tentatives de radicalisation des mouvements ne portent malheureusement que sur le fond et rarement sur la forme.

Les groupes montréalais

C’est suite à un appel d’Émile-Henry à former des groupes d’étude sur le capitalisme que s’est formé le groupe Main Noire à Montréal : « Fondé en mars 1999, notre groupe a été mis sur pied afin de pallier au manque total d’organisation spécifiquement anarchiste à Montréal depuis la dissolution de Démanarchie. Afin de ne pas répéter les erreurs du passé, et d’avoir une base politique plus solide, nous avons décidés de nous organiser sous forme d’un groupe d’étude », écrivent-ils dans un texte de présentation3 publié en décembre dans le premier numéro de leur revue, Le Mortier. Ils expliquent, dans le même texte, que c’est au mois de septembre de la même année que le groupe s’est orienté vers un collectif de propagande, « un mouvement ne peut exister sans une presse pour le supporter et propager ses idées4 ».

S’ils ont choisi le petit groupe d’affinité fermé comme forme organisationnelle, ils n’en sont pas moins conscients que pour construire une réelle opposition révolutionnaire, il faut « une organisation formée de plusieurs collectifs indépendants ayant chacun leurs positions théoriques et tactiques, mais unis dans la lutte ». Les membres de Main Noire sont impliqués individuellement sur pratiquement tous les fronts de luttes où il est possible de le faire. Actuellement, Main Noire travaille surtout à tenter de rapprocher les anarchistes montréalaisES. Un premier geste en ce sens fut la formation d’une coalition pour organiser un Premier Mai anarchiste. Le jour même, environ 200 personnes ont répondu à l’appel à manifester dans Westmount, la ville la plus riche au Canada, mais malheureusement la police est immédiatement intervenue, arrêtant le 3/4 des manifestantEs. Le groupe a également organisé une première discussion sur les perspectives du mouvement et la nécessité de s’organiser dans le cadre du Salon du livre anarchiste, mais sans grand résultat. Divers autres projets sont en branle : notamment la relance à Montréal du guide d’étude sur l’organisation proposé par Émile-Henry et des discussions sur l’opportunité de créer un « grand journal » anarchiste pour éviter de gaspiller des énergies comme c’est le cas présentement. C’est sans doute pour donner l’exemple que Main Noire a annoncé récemment la suspension de la publication du Mortier et son recentrage sur l’édition de brochures et la promotion des cercles de lectures.

Peu de temps après la formation de Main Noire, un deuxième groupe a fait son apparition à Montréal. Il s’agit du collectif qui publie Le Poing d’exclamation, un fanzine anarchisant quasi-mensuel. Le groupe, composé à majorité d’étudiantEs qui ont, semble-t-il, été influencéEs par Démanarchie5, fait la promotion et pratique une action directe de plus en plus radicale. Les membres du groupe semblent impliqués partout « où ça bouge ». Le fanzine leur sert de base pour critiquer tout ce qui se fait (et ce qui ne se fait pas…) dans le milieu militant montréalais. Alors que certains vont trouver dans une action matière à agitation et glorification, eux vont toujours trouver ce qui cloche, ce qui était critiquable et ce qui est radicalisable. Côté organisationnel, contrairement à Main Noire et Émile-Henry, Le Poing d’exclamation est un collectif large avec un membership aux contours flous (ils sont apparemment une vingtaine). Depuis un an, Le Poing d’exclamation se rapproche de Main Noire et d’Émile-Henry et certains de ses membres ont annoncé récemment qu’ils participeraient au guide d’étude sur l’organisation.

Preuve qu’on peut vivre dans la même ville et ne pas se parler, alors que d’anciens membres de Démanarchie préparaient le premier numéro du Mortier, d’autres anciens membres du même collectif formaient un nouveau groupe anarchiste et préparaient eux-aussi un journal, le Chat Noir, qui est sorti à peine une semaine plus tôt que Le Mortier. Les communications étant difficiles avec les camarades du Chat Noir, je dois avouer que je sais très peu de choses de ce nouveau collectif, si ce n’est que c’est un groupe d’affinité large et ouvert qui publie un très bon journal et qu’il regroupe des militantEs chevronnéEs et des nouveaux venus.

C’est en septembre 1999, probablement dans les murs de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), mais ça l’histoire ne le dit pas, que fut fondé un quatrième groupe, le Groupe libertaire Frayhayt6. Dans le premier numéro de Sabotage, la revue du groupe, on apprend que « le Groupe libertaire Frayhayt s’est construit sur une base affinitaire, seule forme de rapprochement qui nous paraissait satisfaisante afin d’approfondir notre projet politique et esthétique commun », ce qui les unit « va bien au-delà des simples considérations pratiques ou stratégiques » parce que l’affinité implique d’abord « la véritable amitié, une condition fondamentale pour redonner à la lutte politique toute la sensibilité qui manque justement à l’implication militante traditionnelle7 ». Frayhayt affirme vouloir « lier ensemble la réflexion, l’action et la création comme trois moments d’une même praxis révolutionnaire8 ». Leur première apparition publique fut la diffusion d’un tract mi-agitationnel, mi-théorique, sur l’arrestation de 66 manifestantEs de l’UQAM le 24 novembre à la fin d’une manif. On s’en serait douté, les membres de Frayhayt sont impliqués dans le mouvement étudiant de l’UQAM, mais on les retrouve aussi dans les luttes contre la mondialisation.

Quelque part entre la fin 1999 et le début 2000 naissait, toujours à Montréal, un cinquième groupe : Les Sorcières, des « féministes contre l’État, le capital et le patriarcat10 ». Ce groupe de femmes est basé sur l’action directe, la réflexion et l’agitation-propagande et s’est signalé notamment par l’organisation et/ou la participation à des actions radicales, l’organisation de conférences et la publication d’un journal. Actuellement, il semble que l’on retrouve des Sorcières pas mal partout.

Notons qu’il existe également à Montréal un certain nombre d’autres structures libertaires. Mentionnons au passage le journal « libertaire » Rebelles, qui fêtait ses dix ans l’an passé, ainsi qu’Édam, un groupe voué à la diffusion de littérature radicale et libertaire. Notons aussi qu’en milieu étudiant un peu partout dans la province, en plus des groupes libertaires qui ne s’y limitent pas, il existe un certain nombre de Comités de mobilisation et de Comités d’action politique qui sont visiblement influencés par les anarchistes, quand ils ne s’affirment pas carrément libertaires, comme au collège de Maisonneuve. Finalement, le panorama ne serait pas complet si on ne nommait pas le Comité opposé à la brutalité policière (COBP), un groupe très radical animé par des libertaires à Montréal.

Pour ne pas conclure

Impossible de terminer un article sur les anarchistes québécoisEs sans toucher au moins un mot de la répression qui sévit depuis cinq ans au Québec et qui va en s’accroissant. En effet, les arrestations de masse se multiplient aussi rapidement que les manifestations de rue se durcissent. Pour donner une idée de l’ampleur de la répression, disons simplement qu’il y a eu depuis 1995 près de 2000 arrestations dans des manifestations, l’immense majorité à Montréal et lors de manifs de jeunes, dans un pays de 8 millions d’habitantEs. Autre donnée, plus subjective celle-là, mais tout aussi significative : un camarade de Main Noire me faisait part récemment qu’il allait subir trois procès liés à trois actions différentes, uniquement durant le mois de mai.

Comme le soulignaient, avec justesse à mon avis, les camarades de Main Noire et ceux du COBP, l’agitation de la mouvance anarchiste actuelle reste largement un phénomène gérable pour l’État et sa force répressive. Je rajouterais qu’elle est très probablement condamnée à s’éteindre sous la répression si elle ne trouve pas rapidement un moyen de s’élargir et de rompre avec le ghetto militant qui est encore largement le sien.

Nicolas Phébus11, Québec, le 25 juin 2000

NOTES :

[1] Les 2000 premières copies du premier tirage de Anarchisme, de Normand Baillargeon, se sont écoulées de janvier à avril. Pour le Québec, où l’État subventionne un livre à partir d’un tirage de 500 copies, c’est énorme.

[2] Il n’y a pour ainsi dire pas de « vieux » militantEs anarchistes au Québec, s’il y a deux douzaines de militantEs encore actifs qui ont plus de 35 ans, c’est beau (et je suis généreux).

[3] « Nous sommes le Groupe Main Noire », Le Mortier, no 1, décembre 1999, page 4.

[4] Idem.

[5] C’est en tout cas ce que certains membres m’ont dit.

[6] Du nom de la première cellule anarchiste de l’histoire du Québec formé en 1905 par des émigrantEs juifs d’Europe de l’Est. Frayhayt signifie Liberté en yiddish.

[7] « Haut les cœurs camarades ! », Sabotage, no 1, avril 2000.

[8] Idem.

[9] Malheureusement, les groupes d’actions anarchaféministes n’annoncent pas encore leur création par voie de communiqué et les camarades ne précisent rien dans le premier numéro de leur journal…

[10] C’est ce qu’annonce le sous-titre du premier numéro de leur revue éponyme.

[11] L’auteur milite depuis environ 7 ans dans la mouvance anarchiste québécoise, d’abord à Démanarchie, puis au Groupe Émile-Henry. Il tient à souligner que les propos de cet article n’engagent que lui et que ses camarades ne sont nullement responsables de ses errements.

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