Les années 1960 voient émerger, en France, une dynamique militante combative, à la fois alimentée par les partis communistes traditionnels et par les nouveaux groupes révolutionnaires, généralement moins ouvriéristes. Cette dynamique atteint son paroxysme en Mai 1968, alors que les étudiant.es, sous l’influence des groupes libertaires, occupent leurs universités durant plusieurs mois, pendant que des millions d’ouvrier.ères sont en grève et paralysent le pays. La riposte brutale de l’état français ainsi que la trahison des grands partis communiste et socialiste comme des grands syndicats (dont la CGT), qui ont laissé tomber les ouvrier.ères et ont négocié un compromis avec le gouvernement De Gaulle sans en référer à leur base, contribueront à mettre fin au mouvement. Cette trahison annonce d’ailleurs la fin de l’âge d’or du Parti Communiste Français (PCF), qui ne sera plus jamais une incarnation de la volonté ouvrière, comme il l’avait été durant plusieurs décennies.
Dans l’après Mai 1968, la confiance envers les vieux partis (ainsi que dans les grandes centrales syndicales) est à son plus bas. Comme ailleurs sur le continent européen, les forces révolutionnaires sont en pleine recomposition. Les nombreuses grèves ouvrières du début des années 1970, principalement menées par des ouvriers immigrés, sont menées à l’écart des syndicats (élection des représentants sans mandat, révocables à tout moment, grèves sauvages…) et élargissent le spectre de la lutte (question du racisme, des classes salariales entre ouvriers, des cadences, etc.). Les jeunes révolutionnaires se réorganisent dans des groupes maoïstes (comme Gauche Prolétarienne) ou au sein de réseaux libertaires, deux tendances qui ont beaucoup gagné en visibilité et en crédibilité lors des événements de 1968. De cette recomposition d’une nouvelle gauche émerge, au milieu des années 1970, la mouvance autonome. La dissolution de Gauche Prolétarienne, en 1973, intensifie la dissémination des militant.es dans des nouveaux groupes se réclamant de l’Autonomie prolétarienne ou libertaire.
La réorganisation d’une partie de la nouvelle gauche sous le sigle de l’Autonomie consomme la rupture avec les modèles hiérarchiques et insurrectionnels (au sens de l’attentisme proposé d’ici une très hypothétique insurrection à venir) de la vieille gauche institutionnelle. Le mouvement de l’Autonomie se distingue par son organisation généralement horizontale ; les groupes y sont plus ou moins formels (voire affinitaires) et souvent très situés. Tous ont en commun de vouloir garder leur autonomie par rapport aux syndicats et aux partis et bien sûr par rapport à l’État ; le refus de l’électoralisme ou de pratiques encadrées par la loi est systématique dans l’Autonomie. Si la sphère autonome regroupe des gens de plusieurs traditions idéologiques (anarchisme, opéraïsme, maoïsme…), tous s’inscrivent dans une lutte contre le capitalisme et les rapports marchands. L’Autonomie cherche des réponses nouvelles au capitalisme avancé, elle cherche des formes de luttes directes, qui permettent de libérer des espaces immédiatement et permettent d’expérimenter des modes de vie transformés sans attendre la Révolution. L’Autonomie est donc un mouvement révolutionnaire inscrit dans le présent, qui cherche à faire des luttes actuelles des expériences transformatrices et déjà post-capitalistes. Elle cherche aussi un affrontement plus immédiat avec l’État et rejette l’attentisme. Elle met enfin au centre de ses pratiques les problèmes liés aux oppressions sexuelles, au lumpenprolétariat ou encore à la culture. En somme, elle horizontalise les luttes tout en élargissant le champ des volontés, des réclamations et des pratiques révolutionnaires. L’Autonomie refuse la pacification souhaitée par les vieilles organisations politiques tout comme le dirigisme idéologique ou stratégique des directions marxistes ou maoïstes.

L’Autonomie accepte et met en œuvre la violence révolutionnaire (du vol à la propagande par le fait jusqu’aux opérations offensives…). Plusieurs groupes réactivent la notion de violence révolutionnaire, essentielle dans la guerre de classe, sous la forme de la guérilla urbaine (un concept forgé à la fin des années 1960 par le Brésilien Carlos Marighella dans son Manuel du guérillero urbain). Cette violence politique revêt toujours un caractère de classe, s’attaquant par exemple à des diplomates de régimes autoritaires, à des symboles physiques de l’oppression comme des sièges sociaux de grandes entreprises, des bâtiments administratifs, des locaux d’organisations réactionnaires… La réactivation de la violence est aussi liée à la volonté de porter la guerre révolutionnaire au cœur de l’impérialisme et surtout de dégager des zones de liberté ici et maintenant, selon les principes de l’Autonomie. Vers 1976, on ressent pourtant une diminution des forces révolutionnaires à l’œuvre, notamment des groupes pratiquant l’illégalisme.
C’est dans ce contexte que sont formés les Noyaux Armés Pour l’Autonomie Populaire (NAPAP) à la fin de l’année 1976. Le groupe, original, se forme aux confluents des tendances maoïstes issues de Mai 1968, d’un « anarchisme ouvrier » et de l’Autonomie italienne. Les NAPAP s’inscrivent dans la nébuleuse du mouvement autonome qui se développe en France entre les années 1970 et 1980, mais sans y appartenir pleinement en raison de leur influence marxiste-léniniste. Ses membres sont issu.es à la fois de Gauche Prolétarienne ainsi que d’organisations telles que les Groupes d’Action Révolutionnaires Internationalistes (GARI, actif de 1973 à 1974) et les Brigades Internationales (BI, actives de 1974 à 1977), elles-mêmes issues d’une ancienne section de la Gauche Prolétarienne. On comprend donc pourquoi les NAPAP forment une synthèse originale des forces en présence dans l’extrême-gauche française des années 1970.
« Nous n’avons pas de comité central, ni de cadres intermédiaires, ni de porte-parole… Les décisions sont prises après des débats internes qui peuvent être très longs. Nous ne sommes pas la future armée rouge, ni le commandement général de la révolution, nous sommes simplement des gens qui s’organisent pour lutter et frapper très fort cette société… »
Extrait d’une interview des membres du NAPAP (août 1977)
Malgré leur courte existence, les NAPAP comptent à leur actif une dizaine d’attaques contre des symboles et des institutions de la violence patronale et étatique française. Leurs attaques sont, en général, des réponses aux violences perpétrées par des forces réactionnaires (fascistes ou patronales) sur les associations en luttes. Le groupe, qui pratique une forme de propagande par le fait, ne se conçoit pourtant pas comme un parti combattant et ne cherche pas à se spécialiser, comme cela est arrivé à des organisations telles que la Fraction Armée Rouge, les Brigades Rouges ou plus tard Action Directe. Dans une entrevue en août 1977, les NAPAP présentent ainsi leur conception de l’organisation : « Dans les limites de notre propre sécurité, nous nous intégrons dans les mouvements de masse. Tous les gens qui peuvent s’insérer dans un groupe ou dans un comité quelconque doivent le faire, c’est une consigne […] c’est pour éviter certaines déviations généralement provoquées par la lutte clandestine ; il ne faut pas devenir complètement militariste et se couper de la réalité, sinon on devient des monstres, des groupes totalement irresponsables. »
La première action des NAPAP est l’assassinat de Jean-Antoine Tramoni, vigile de l’usine Renault et assassin de Pierre Overney, un ouvrier qui tractait devant cette usine automobile de Billancourt à l’hiver 1972. Le meurtre d’Overney avait été extrêmement médiatisé et avait révolté la gauche française, d’autant plus que Tramoni n’avait reçu qu’une peine dérisoire pour son crime. Pour venger Overney, mais surtout pour montrer aux vigiles, policiers et autres agents de l’État qu’ils ne jouiront plus de l’impunité, les NAPAP exécutent Tramoni le 23 mars 1977. Ce premier geste est fortement médiatisé en raison de sa cible et les NAPAP se font connaître dans l’Autonomie comme chez les ouvriers qui n’avaient pas oublié le meurtre de leur camarade.

À partir de mars 1977, les attaques menées par les NAPAP se multiplient. Le 26 mars, c’est l’usine de Renault-Flins qui est touchée, symbole de l’exploitation ouvrière en France. En effet, le consortium Renault représente le summum de la concentration capitaliste en France et incarne le mépris de classe envers les travailleur.euses. Dans le même ordre d’idée, dans le but donc de frapper les ennemis des travailleurs et travailleuses ainsi que les ennemis des militant.es, le 3 avril 1977, ce sont les locaux de la CFT (Confédération Française du Travail) qui sont visés. Cet espèce de syndicat jaune, formé après la guerre par d’anciens collaborateurs, est le parfait exemple de la nébuleuse réactionnaire qui allie éléments patronaux, conservateurs en tout genre et fascistes convaincus.
En mai 1977, l’organisation des NAPAP est durement frappée par l’arrestation de Frédéric Oriach, de Michel Lapeyre et de Jean-Paul Gérard pour leur implication dans le meurtre du vigile Tramoni. Pourtant, probablement dû à leurs appuis dans la mouvance autonome, les NAPAP restent en activité. Dès le 5 juin 1977, les NAPAP mitraillent l’entrée du siège administratif de l’usine Citroën à Paris. L’action vient répondre aux nombreuses exactions de Citroën envers ses employé.es politisé.es. La journée précédant l’action, trois travailleurs de l’usine de Reims avaient été blessés par balle lorsque que des miliciens de Citroën avaient tiré sur un piquet de grève. Un des ouvriers se trouvait alors entre la vie et la mort. À l’usine d’Aulney-sous-Bois, un agent de maîtrise avait lacéré le visage d’un ouvrier syndicaliste d’origine turque avec un tournevis. Ces attaques n’étaient pas la première manifestation de violence de la part de Citroën envers des travailleur.euses en lutte : quelques années auparavant, la direction de l’usine avait été mise en cause pour avoir fermé les yeux dans l’affaire d’Issy-les-Moulinaux, où des militants de la CFT (employés chez Citroën) avaient attaqué un bal populaire organisé par les ouvriers yougoslaves de Citroën, enlevant deux ouvrières puis violant l’une d’elles dans les locaux de l’usine. Encore une fois, les NAPAP visent directement un ennemi connu et détesté. Ils conservent le caractère situé de leurs attaques, propre à l’Autonomie.
L’été 1977 est particulièrement actif. En juin tout d’abord, les NAPAP attaquent l’usine Usinor de Thionville et un local de la société Chrysler-Simca. Puis durant tout l’été, avec l’aide de camarades issus des défunts Groupes d’Action Révolutionnaires Internationalistes (GARI), ce sont des cibles industrielles, notamment dans le nucléaire, qui sont visées. Enfin, le 8 octobre 1977, le domicile d’Alain Peyrefitte (connu pour avoir, en tant que ministre de l’éducation sous De Gaulle, participé à mater l’insurrection de Mai 1968, mais aussi connu comme intellectuel de droite anti-ouvrier), est visé par un attentat à la bombe.
En octobre de la même année, les NAPAP attaquent le ministère de la justice (place Vendôme, en plein cœur de Paris) et le palais de justice situé sur l’Île de la Cité. Ces attentats spectaculaires font des NAPAP, à ce moment, un des groupes révolutionnaires les plus craints d’Europe de l’Ouest. D’autres actions suivront, de moindre ampleur, mais les membres des NAPAP commencent déjà à se réaligner dans de nouveaux groupes. C’est une époque de recomposition rapide et les NAPAP n’échappent pas à cette dynamique ; dynamique qui d’ailleurs, si elle peut nuire à l’organisation, permet de garder le mouvement dynamique et vivant tout en évitant les arrestations collectives.
Notons encore les grandes manifestations du 21 octobre 1977, en soutient à la RAF (Fraction Armée Rouge) suite à l’assassinat en prison de ses dirigeant.es, notamment Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe. Plusieurs actions directes ont lieu à Paris et dans les environs cette soirée-là, dont quelques-unes orchestrées par les NAPAP.
Comme nous l’avons noté, les NAPAP sont issus directement de la tradition maoïste et de la tradition libertaire. Rejetant l’organisation maoïste tout en restant nettement conscients de la lutte des classes, ils ont adopté une organisation, une pensée et des pratiques autonomes. Lors de leur dissolution officielle en 1980, certain.es ancien.nes membres rejoindront pourtant l’organisation maoïste des Cellules Communistes Combattantes. D’autres deviendront plus ouvertement anarchistes dans leur pratiques, en rejoignant le groupe Action Directe ; mais même ces dernièr.es maintiendront un intérêt pour la question de la lutte des classes et focaliseront toujours leurs attaques contre le patronat et l’organisation capitaliste de la société. Cette migration vers de nouveaux groupes autonomes dédiés à la lutte armée ne se fera pas sans une certaine spécialisation que les militant.es avaient pourtant tenté d’éviter dans les activités des NAPAP. En somme, les NAPAP, de leur création à leur dissolution et plus tard, restent une composition tactique d’éléments diversifiés. Les NAPAP sont un exemple de l’alliance tactique entre plusieurs éléments radicaux qui ont comme intérêt central la lutte immédiate, l’offensive contre le capitalisme et l’instauration de zones autonomes situées. Les NAPAP auront eu cette intelligence de leur temps, de ne pas inféoder leurs pratiques à des morales trop rigides ou abstraites et à privilégier la lutte, conçue comme pratique libératrice immanente.

Pour comprendre cet état d’esprit, pour saisir le caractère organique des NAPAP dans leurs relations aux mouvements et voir comment les NAPAP s’auto-construisaient comme participants de l’Autonomie, on lira avec intérêt leur déclaration stratégique datée de 1978. La brochure Insurrection (qui se dit organe d’expression de groupes et d’individus autonomes), datée de 1979, offre aussi une intéressante réflexion sur l’Autonomie et l’action directe.
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Pour en savoir plus sur l’Autonomie française, ses succès et ses apories, on consultera le mémoire de 2008 de Sébastien Schiffres, Le mouvement autonome en Italie et en France (1973-1984). Sur les groupes armés d’extrême-gauche, on consultera le livre d’Hazem El Moukkadem de 2013, Panorama des groupes révolutionnaires armés français de 1968 à 2000. On trouvera notamment de très nombreux documents (communiqués, entrevues, affiches) des différents acteurs dans ce livre. Enfin, pour une vue d’ensemble de la séquence 1970-1995, on consultera, pour leur précision, leur esprit critique et la qualité de leur écriture, les trois volumes De mémoire (Agone, 2007 à 2011) et Dix ans d’Action Directe (Agone, 2018) rédigés par le militant révolutionnaire Jann-Marc Rouillan.
