Le Centre des Femmes est fondé en 1972 par deux militantes du Front de Libération des Femmes (FLF) ainsi que par deux militantes du Comité Ouvrier de Saint-Henri (organisation populaire marxiste-léniniste). Un an après la dissolution du FLF, ces militantes décident de retenter l’expérience d’organiser un groupe autonome de femmes dans une perspective révolutionnaire. Le FLF ayant acquis un local avant sa dissolution, c’est là que prend place l’activité du Centre. Le Centre des Femmes reprend la publication du journal Québécoises Deboutte ! et, à l’image du FLF dont il est l’héritier, continue d’offrir un service de référence en avortement. Les militantes qui assurent ce service le font éventuellement sous le nom du Comité de lutte pour l’avortement et la contraception libres et gratuits. Le Centre des Femmes devient rapidement un pôle majeur de référence pour les femmes et les féministes, tout comme le journal qu’il publie, auquel plus de 2000 femmes s’abonnent.
L’article Pour un féminisme révolutionnaire raconte les débuts du groupe : « C’est dans cette perspective que nous nous réunissions quelques femmes vers la fin janvier [1972]. À l’époque, nous avions choisi, beaucoup par réaction à l’incohérence du FLF, de nous regrouper sur la base d’une entente politique réelle au sein d’un petit noyau de travail. Ce noyau devait s’étendre par la suite au fur et à mesure des besoins que créaient inévitablement le développement de nos activités . » (Québécoises Deboutte !, vol.1, no.2, décembre 1972, page 14)

L’objectif à long terme du Centre est de créer les instruments et les conditions nécessaires à l’émergence d’un mouvement de libération des femmes. Les tâches qui doivent mener à cette étape sont les suivantes : enquêter sur la situation des femmes québécoises, diffuser une pensée féministe, établir des contacts, mener des formations politiques et susciter, par l’activité politique, l’apparition d’autres groupes autonomes de femmes.
Les deux principales activités du Centre sont, d’une part, la publication du journal Québécoises Deboutte ! et le maintien de leur clinique de conseil en avortement. En théorie, l’organisation d’un groupe de femmes était la priorité, groupe qui trouverait sa cohésion autour du journal. La clinique de référencement en avortement, elle, devait rester secondaire. Dans les faits, la clinique devient un aspect majeur du travail des militantes, parce que le besoin auquel elle répond est fondamental.

Les militantes tentent alors de travailler à partir de cette réalité. Avec le temps, le service de référence en avortement devient en même temps un lieu de politisation. Les soirées d’informations publiques donnent l’occasion aux femmes qui souhaitent se faire avorter de rencontrer d’autres femmes dans la même situation. Ce qui était jusqu’alors un problème personnel devient un problème commun, un problème social. Ces rencontres permettent aussi aux femmes de se délester de la culpabilité engendrée par l’opprobre sociale qui caractérise l’avortement. La plupart des femmes qui ont recours au service sont mariées et ont déjà des enfants – elles sont ménagères, ouvrières, étudiantes. Elles sont contre la maternité obligatoire et posent comme fondamental le droit de choisir d’avoir des enfants, le moment où elles en auront et combien elles en veulent. Le service constitue aussi un outil de formation politique pour les militantes du Centre elles-mêmes, qui se retrouvent confrontées aux problèmes réels auxquelles font face la majorité des femmes « ordinaires » – loin des théories générales, au plus près de la réalité parfois contradictoire et pleine d’embûches de la vie quotidienne.

La clinique de référence en avortement rapproche le Centre des Femmes des groupes populaires, groupes qui ne sont pas impliqués directement dans les milieux de travail. En s’adressant aux femmes, les initiatives du Centre s’adressent en grande partie à des personnes exclues du marché du travail et dont les préoccupations passent sous le radar des syndicats, comme les ménagères par exemple. Cette réalité amène les militantes du Centre à se poser des questions : « Comment travailler politiquement dans les quartiers ? Comment le capitalisme exploite-il les exclu· e· s du marché du travail ? ».
C’est entre autres ces questionnements que l’on retrouve dans le journal Québécoises Deboutte ! où les militantes, par le biais d’enquêtes et à l’aide des outils que leurs fournissent des féministes d’ailleurs dans le monde, tentent de théoriser l’exploitation capitaliste et l’oppression patriarcale que vivent les femmes québécoises. Certaines chroniques exposent les enquêtes du Centre sur la situation spécifiques des femmes de divers milieux ou encore relatent la situation d’autres femmes dans le monde (en Chine socialiste ou en Algérie par exemple). La chronique « Sexe et Politique » aborde des questions comme le viol, la domination des femmes au sein de la famille ou la répression sexuelle et met ces problématiques en lien avec les dynamiques sociales du capitalisme.
Les militantes abordent aussi la question politique du travail ménager, du rôle de la ménagère et du potentiel subversif que recèle sa position dans la production. On trouve d’ailleurs dans un des numéros de Québécoises Deboutte ! une entrevue avec Selma James et Mariarosa Dallacosta, deux féministes marxistes italiennes, portant sur leur livre Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, que l’équipe du Centre a traduit en français. À côté de la théorie, on trouve aussi une chronique « Humour Noir » qui expose avec ironie les préjugés auxquels les femmes doivent faire face, des pages informatives sur l’anatomie et les questions médicales, des articles explicatifs sur les luttes en cours, notamment les luttes pour le droit à l’avortement et les initiatives de garderies populaires.

Les militantes font paraître dans chaque numéro une chronique historique, qui permet d’expliquer la genèse de certaines problématiques ou de mettre en valeur des luttes exemplaires. On retrouve par exemple, dans le numéro de septembre 1973 un article relatant les luttes ouvrières sous Duplessis, dont un récit de la Grève de Valleyfield de 1946, où les femmes, ouvrières et ménagères, jouèrent un rôle prépondérant dans l’issue de la grève. Par le récit, les militantes tentent de contrecarrer les stéréotypes négatifs qui accablent les femmes : elles manqueraient de combativité, ne s’intéresseraient pas à la politique, seraient plus conservatrices que les hommes, elles s’opposeraient aux grèves, etc. Ces récits contribuent à remettre de l’avant la volonté et la combativité des femmes, leur intelligence et leur débrouillardise. De la même manière, l’équipe du Centre met en valeur le rôle de femmes activistes et révolutionnaires telles que Madeleine Parent ou Léa Roback. Bref, le journal Québécoises Deboutte ! prend un ton résolument militant et cherche à faire de la libération des femmes une lutte à part entière au sein de la lutte pour une révolution complète. Dans des articles plus polémiques, elles dénoncent d’ailleurs la récupération du féminisme par la classe politique et les médias, qui cherchent à désactiver politiquement la lutte et à maintenir la majorité des femmes dans leur rôle subalterne.

Tout au long de l’existence du Centre, les militantes cherchent à s’organiser de manière autonome, ce qui leur attire des critiques, notamment par les groupes marxistes-léninistes qui les accusent de vouloir mener une lutte indépendante et de diviser les forces révolutionnaires. L’organisation autonome et non-mixte dont se réclamaient les militantes du Centre cherchait d’abord et avant tout à permettre aux femmes qui s’y regroupaient de forger leurs propres analyses sur leur propre situation. Par ailleurs, le Centre n’a jamais été conçu comme une organisation isolée, au contraire. D’une part, ces féministes étaient révolutionnaires et non réformistes. Elles s’attardaient à comprendre le lien entre patriarcat et capitalisme dans le but d’avoir une meilleure compréhension de l’oppression spécifique des femmes. Si elles s’organisaient de manière autonome, c’était pour favoriser cette élaboration pour qu’à terme, la lutte des femmes devienne une des revendications à part entière de la classe ouvrière. Ce mode d’organisation ne faisait pas l’unanimité non plus chez toutes les militantes – celles impliquées dans les syndicats, par exemple, avaient tendance à trouver trop radicales les conceptions politiques des féministes du Centre.
« Les femmes ont raison de se révolter contre les hommes et pas seulement contre les capitalistes. »
Québécoises Deboutte !, tome 1 « Nous somme le produit d’un contexte»
Les militantes du Centre ont consacré beaucoup d’énergie à justifier la légitimité de leur lutte et leur désir d’autonomie et plus de temps encore à se situer en regard des groupes mixtes existants. Malgré leurs conflictualités avec les organisations mixtes d’extrême-gauche, le Centre reste par ailleurs en lien direct avec l’extrême gauche de l’époque : les militantes suivent toutes les questions politiques de l’heure et se positionnent par rapport à elles, une autre manifestation du fait que leur désir d’autonomie ne constituait pas nécessairement un rejet des autres formes d’organisations politiques et des autres luttes, mais une volonté de faire apparaître des revendications, craignant qu’autrement, elles soient balayées sous le tapis. Il faut toutefois rappeler que les militantes impliquées dans les organisations mixtes élaborent leurs propres initiatives et revendications, contribuant à impulser des changements dans les politiques de leurs organisations sur la question des luttes des femmes.
Le Centre des Femmes meurt en 1975, après une période de débats, de problèmes organisationnels et de remises en questions qui poussent plusieurs militantes à quitter l’organisation. Les problématiques organisationnelles concernent notamment la question du leadership. En effet, le Centre étant constitué comme un petit groupe relativement informel, l’absence de structures claires ouvre la porte à du leadership de facto, qui donne de la légitimité et de l’autorité aux militantes plus expérimentées et plus affirmatives, aux dépens de celles qui, malgré leur bonne volonté, restent plus discrètes, ont moins le temps de s’impliquer ou sont moins sûres d’elles. Beaucoup de débats par ailleurs restent larvés, parce que le mode de fonctionnement « affinitaire » (fortement basé sur les liens d’amitié que les militantes entretiennent entre-elles) rend difficile pour celles-ci de se critiquer les unes les autres, par souci de préserver une bonne entente. Les longues heures de militantisme (beaucoup sont militantes à temps plein) amènent un isolement des militantes des autres milieux et provoquent aussi l’épuisement de certaines d’entre elles. Le succès du Centre des Femmes et le fait que celui-ci s’implique dans un nombre élevé d’enjeux met beaucoup de pression sur les militantes qui sont trop peu nombreuses pour prendre en charge tous ces projets.

À la mort du Centre, beaucoup de ses militantes rejoindront l’organisation marxiste-léniniste En Lutte !, à la recherche d’une organisation plus structurée, touchant des enjeux plus larges, où elles espèrent y trouver un climat qui les délesteraient des nombreuses pressions qui viennent avec la gestion d’un petit groupe qui a beaucoup de succès. Cette migration vers En Lutte ! ne se fait pas sans heurts, puisque l’organisation conçoit différemment la manière dont devrait s’organiser la lutte des femmes. Si l’organisation s’implique dans des initiatives comme les garderies populaires ou les cliniques médicales et fait un travail de mobilisation en direction des travailleuses et des ménagères sur la base de leurs problèmes spécifiques, elle promeut l’unité des hommes et les femmes prolétaires contre leur ennemi commun, la bourgeoisie capitaliste. Ainsi, l’unité de la « classe des femmes » proposé par le féminisme radical est rejeté au profit d’une analyse qui conçoit que les femmes sont divisées par les différences de classes (prolétariat, petite-bourgeoisie, bourgeoisie). Cette rupture entre le marxisme et le féminisme radical s’accentue au fil des années.
Malgré la mort du Centre des Femmes, l’initiative fait boule de neige. En effet, dû à son existence et à l’influence de son journal, des dizaines d’autres « Centre des Femmes » voient le jour, avec comme but de s’attaquer aux problématiques auxquelles font face les femmes. L’ébullition entraînée par les initiatives des militantes du FLF et du Centre des Femmes mène à la création d’autres groupes féministes, comme le Théâtre des Cuisines, le journal Les Têtes de Pioches et les Éditions du Remue-Ménage. Ainsi, le Centre des femmes peut être considéré comme un des précurseurs du féminisme radical au Québec.
Le parcours du FLF puis du Centre des femmes traduit l’évolution de l’extrême gauche des années 1970 au Québec. Le projet prend racine dans une période marquée par la lutte pour l’indépendance du Québec, envisagée comme une lutte de libération nationale, aux forts accents socialistes. Il prend forme lorsque des femmes québécoises tentent de théoriser leur « triple oppression », nationale, de classe et sexuelle. La popularisation des théories marxistes au courant de la décennie entraîne un recentrement de l’extrême gauche sur les questions de classe, et une tentative pour les féministes de marier révolution des femmes et révolution socialiste. Le développement des organisations et des luttes entraîne des ruptures théoriques et pratiques : alors que le marxisme « subordonne » la question des femmes à celle de la lutte des classes, le féminisme radical évacue la lutte des classes et « subordonne » la révolution à la lutte contre le patriarcat. Québécoises Deboutte ! témoigne de toutes ces influences et de tous ces tâtonnements.
Il reste que le travail théorique des militantes, qu’elles partagent via leur journal, constitue un acquis important pour les luttes d’aujourd’hui qu’il vaut la peine de revisiter. Le travail pratique des militantes du FLF et du Centre, en particulier leur lutte pour l’avortement libre et gratuit, est immense et fondamental.
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Les informations de cet article sont entre autres tirés des deux volumes d’anthologie de Québécoises deboutte ! publiés par les éditions du Remue-Ménage, qui comprennent des textes de militantes, des documents, des textes internes du FLF, des publications du Centre des Femmes ainsi que l’entièreté des numéros de la revue Québécoises deboutte !. La plupart des numéros du journal sont aussi disponibles en ligne sur le site de la BAnQ. Pour aller plus loin, on consultera l’article de Sean Mills Québécoises deboutte! Le Front de libération des femmes du Québec, le Centre des femmes et le nationalisme (Mens, Vol. 4, no. 2, printemps 2004). L’audiodocumentaire Debouttes ! laisse la parole aux militantes du FLF et nous raconte plus en détail l’épisode du banc des jurés.
Cet article est la suite de QUÉBÉCOISES DEBOUTTE ! – 1971/1976. Partie I – Front de Libération des Femmes.
3 réflexions sur « QUÉBÉCOISES DEBOUTTE ! – 1971/1976. Partie II – Centre des Femmes »