BRIGATE ROSSE. Une histoire italienne – 1970/1988

« Il y a pire que d’être en prison.
– Qu’est-ce qui est pire ?
Perdre sa propre identité, renier ce qu’on a été, se démener pour paraître différent de celui que l’on a été. » [1]

Dans les années 1970, un véritable mouvement de lutte armée se constitue en Italie, qui mobilise des milliers de personnes et implique des actions directes allant des incendies volontaires à l’exécution d’un ex-président du conseil des ministres et chef du premier parti du pays. Les Brigades rouges (BR) jouent un rôle central dans cette lutte révolutionnaire, assumant de facto la direction du mouvement. En nous basant sur le témoignage de Mario Moretti (né en 1946), dirigeant historique des BR, c’est cette épopée que nous nous proposons de revisiter dans le présent article. Tour d’horizon d’une décennie d’affrontements avec l’État et le capital, alors qu’une étincelle mettait le feu à la plaine.

De l’usine à l’affrontement armé

Les Brigades rouges sont créées à Milan à l’automne 1970 à partir du Collectif politique métropolitain (CPM), dans le but de mener les luttes sociales à un niveau supérieur. Le mouvement ouvrier et populaire affronte plusieurs difficultés : « Nous étions forts dans l’usine, les critiques les plus radicales des modes d’organisation du travail progressaient partout et l’insoumission était quotidienne. Nous inventions des solidarités qui, il est vrai, duraient parfois seulement l’espace d’une matinée, mais grâce auxquelles les ouvriers découvraient une liberté dont ils n’avaient jamais joui. Et la pression qu’ils exerçaient alors était énorme, mettant hors-jeu les syndicats dans tous les domaines. C’est à ce moment-là qu’a débuté – d’abord seulement chez Pirelli – un processus de restructuration, dont les effets ont été terribles. Ils ont fait le ménage. L’entreprise a fermé les ateliers les plus combatifs, licencié les ouvriers les plus à l’avant-garde et modifié l’organisation de la production de manière à réduire les possibilités de s’y opposer, jusqu’à les faire disparaître. […] Au sein du cadre traditionnel du conflit dans l’usine, de la lutte, nous nous retrouvions soudain hors-jeu. S’engager dans la lutte armée signifiait conserver la capacité effective de lutter. »[2] Cette nouvelle réalité ne tarde pas à radicaliser les travailleurs, qu’ils participent au mouvement autonome ou à diverses organisations marxistes.

La répression policière nuit aussi au mouvement : les carabinieris tuent environ 200 manifestant.es lors d’opérations de « maintien de l’ordre » entre 1945 et le début des années 1980, tétanisant plusieurs organisations militantes. En sus, les groupes fascistes pratiquent une « stratégie de la tension » grâce à des attentats (qui feront des centaines de morts au total) afin de créer un climat favorable pour un coup d’État, tout en accusant la gauche de diverses attaques sanglantes pour favoriser leur répression. Cette dynamique voit collaborer en sous-main fascistes et policiers afin de détruire la gauche, notamment communiste. L’attentat à la bombe de la piazza Fontana de Milan (orchestré par le groupe fasciste Ordine Nuovo), qui fait 16 morts et des dizaines de blessés, sert de prétexte aux autorités (qui accusent vaguement les anarchistes) pour réprimer la gauche, en plein cœur de « l’automne chaud » de 1969. « La discussion au sein du CPM était de plus en plus vive et s’accélérait, pas seulement de notre fait. Les événements se bousculaient et l’adversaire ne restait pas les bras croisés. Les premières restructurations dans les usines commençaient, la police réprimait de plus en plus durement les manifestations de rue et les premières bombes ont explosé : avec l’attentat de la piazza Fontana, certains [fascistes] se sont mis à la politique en faisant des massacres. C’est alors que d’un discours théorique sur la violence, on est passé à une discussion sur la lutte armée. La vérité est que nous n’avions alors aucune idée précise sur la façon de s’opposer à une situation qui nous échappait. Une seule chose nous paraissait claire : ils étaient en train d’attaquer ce que nous étions parvenus à représenter, nous ne devions pas céder, et le mouvement devait poursuivre son offensive. »[3]

Une première brigade communiste est formée à l’usine Pirelli de Milan par des membres du CUB (Comité unitaire de base) local, suivie par d’autres dans les grandes usines de la ville. Les brigadistes sont relativement peu nombreux, mais comptent souvent parmi les plus actifs dans les luttes déjà existantes, ce qui leur garantit un certain ascendant. « Une brigade d’usine n’a jamais compté plus d’une dizaine de camarades, mais elle avait de l’influence sur beaucoup d’autres. Les structures sont longtemps restées fluctuantes, mais il y avait un vrai bouillonnement : nous nous développions dans une sorte d’humus favorable. »[4] La conduite des premières BR se répercute rapidement : « Nous sommes dans les usines, et nous avons aussi certains liens significatifs dans des quartiers, comme le Giambellino, ou Quarto Oggiaro. Dans le tissu urbain de Milan, la distinction entre le quartier et l’usine n’est pas aussi nette qu’ailleurs. Il arrive que les mêmes camarades soient dans les comités de base chez Alfa Romeo et au centre social de Quarto Oggiaro, ou quelqu’un de chez Marelli dans un comité à Bovisa, ou un jeune garçon qui travaille chez Breda dans les comités ouvriers-étudiants »[5]

Les premières actions des Brigades rouges découlent des luttes dans les usines : « À chaque piquet de grève, il y avait toujours quelqu’un qui s’empressait d’indiquer les noms et prénoms des chefs qui lui empoisonnaient la vie. C’était ensuite la brigade qui complétait les informations et décidait des objectifs à frapper. »[6] Au début, ce sont surtout des incendies des voitures des chefs ciblés, mais un premier kidnapping a lieu dès mars 1972. L’ingénieur et cadre de l’usine Siemens de Milan Idalgo Macchiarini, connu pour ses provocations contre les ouvriers, est capturé, séquestré puis photographié un pistolet sur la tête. « Cette photo était le but de l’action : montrer un dirigeant entre nos mains, au premier plan, avec sur un panneau les mots d’ordre de la propagande armée : “Mords et enfuis-toi”, “En frapper un pour en éduquer cent”, “Tout le pouvoir au peuple en armes”. »[7]

À droite et à gauche, Idalgo Macchiarini, cadre de l’usine Siemens, capturé par les Brigades rouges. Au centre, Michele Mincuzzi, dirigeant antisyndical d’Alfa Romeo, ayant subi le même sort. On peut lire sur l’affiche qu’il tient : « Rien ne restera impuni – En frapper un pour en éduquer cent – Tout le pouvoir au peuple armé ». Source I et III, Source II.

La pratique des BR se centre autour de la notion de propagande armée, soit le renforcement – par des actions armées symboliquement fortes – du camp du peuple, puis le développement des luttes à une échelle supérieure. « Nous ne nous proposions pas d’abattre le capital, mais de permettre au mouvement d’exprimer le conflit dont il était porteur au travers d’actions que nous qualifiions de propagande armée, en le rendant visible en tant que subjectivité forte capable de se construire peu à peu comme organisation… Je sais bien que cela ne rentre pas dans les schémas des vieux communistes. On nous a traités de staliniens, de maoïstes, de trotskistes, d’anarcho-syndicalistes, ou de petits-bourgeois ; on a pu nous donner toutes les étiquettes parce que nous avions quelques-uns des traits de chacune d’entre elles, mais nous n’étions l’exacte copie d’aucune de ces tendances. »[8] Face à une telle politique, la police réagit : en mai 1972 a lieu une première rafle qui mène à plusieurs arrestations. Seul le « noyau historique » réussit à s’échapper, mais l’organisation est pratiquement détruite. Afin de se reconstruire, les BR optent pour la clandestinité : « Ce n’était pas une décision de défense mais d’attaque. Nous n’étions pas en train de fuir, au contraire. Dans la clandestinité, nous pensions construire le pouvoir prolétarien armé. »[9]

Pour assurer la pérennité de l’organisation, des « colonnes » s’organisent de manière compartimentée et autonome dans différentes villes. Les dirigeant.es des BR (Renato Curcio, Margherita Cagol, Alberto Franceschini et Mario Moretti) se séparent entre Turin et Milan. Un « front logistique » assure la transition de l’organisation vers la clandestinité en procurant aux membres de l’argent, des planques, des armes et du matériel d’impression. « Nous vivons dans une société technologique et les contrôles ne sont pas les mêmes que si nous étions en Bolivie ou au Pérou. Pour être clandestin, vous devez disposer d’ateliers, de typographies, de petits laboratoires d’électronique. Il nous a fallu trouver une solution à tout cela, avec nos propres forces, inventer tout de A à Z. Il y a d’ailleurs eu une sorte de génie ouvrier dans ce savoir-faire. Notre composante humaine provenait de l’industrie, elle possédait donc des compétences qui permettaient d’inventer n’importe quoi. On n’a pas idée de ce que parviennent à faire des gens lorsqu’ils sont motivés. »[10] À cette ingéniosité s’ajoute une forte solidarité populaire, qui permet à beaucoup de brigadistes d’être hébergés ou d’éviter les barrages policiers et les arrestations grâce à la vigilance des soutiens.

Manifestation des ouvriers de l’usine Mirafiori en mai 1974, à Turin. Photo de Mauro Raffini. Source.

Une fois organisées, les nouvelles colonnes passent à l’offensive. « Il nous semblait que l’horizon qui s’ouvrait devant nous était démesuré et nous sentions autour de nous, non seulement de la sympathie, mais aussi de la disponibilité. Les actions de sabotage, d’abord petites puis de plus en plus dures, se multipliaient contre les chefs et les dirigeants, ou contre le syndicalisme jaune chez Fiat, ainsi que contre les fascistes, très présents à Milan. Les ouvriers qui connaissaient les luttes dans les usines se tournaient vers nous, ils se sentaient forts et voulaient rentrer en contact avec nous. Ils voulaient aussi que cela se voie. »[11] À la fin de 1972, un nouvel enlèvement à lieu, celui d’un chef du personnel de la Fiat à Turin (Ettore Amerio). L’enlèvement dure une semaine : « Nous avions vraiment fait un prisonnier, la police nous cherchait partout : pour une fois, nous n’étions plus les faibles entre patrons et ouvriers. Passée une semaine, nous avons décidé de le relâcher. Nous étions devenus un contre-pouvoir visible. »[12]

Malgré l’enthousiasme, les BR sont soucieuses de temporiser le recrutement pour garder l’avantage de la clandestinité et éviter l’infiltration. Les brigadistes cherchent à organiser leur réseau de soutien sans le fusionner avec leur organisation, ce qui s’avérera difficile à long terme. « À Milan, nous avons alors essayé de promouvoir également des formes non clandestines d’organisation, les Nora, c’est-à-dire les Noyaux ouvriers de résistance armée. De nombreux Nora se sont formés dans les usines, mais aussi dans les quartiers et dans des zones comme le Lodigliano, qui ont toujours été très actives dans le militantisme antifasciste. Mais cela n’a pas fonctionné, les Nora ont eu une existence éphémère. Cela indiquait à l’époque, selon moi, une de nos limites : nous ne savions pas donner une véritable réponse organisationnelle à la grande potentialité que nous sentions pourtant clairement autour de nous. Nous n’étions pas capables d’alimenter un réseau qui restait coincé entre clandestinité et marginalité. Au début, celui des Nora a été très vaste, mais rapidement, ou bien les camarades s’en sont allés ou bien ils sont devenus militants des BR. »[13]

Le mouvement des usines reste fort, suivant plusieurs occupations, dont celle de l’usine Fiat-Mirafiori de Turin. La question n’est pas celle de « créer » le mouvement, mais de le porter d’un niveau insurrectionnel et localisé à un niveau révolutionnaire et généralisé. La répression rend urgente cette intensification quantitative et qualitative de la lutte. « On ne pouvait plus espérer tenir un piquet de grève sans avoir à se battre. On sentait bien alors que le choix était le suivant : ou nous réussissions à peser sur l’équilibre général du pouvoir, ou bien la lutte dans les usines allait mourir. »[14] Les comités ouvriers se donnent alors une coordination nationale, tout en élargissant et radicalisant leurs actions. Quant aux Brigades rouges, elles décident de frapper l’État, responsable de la répression et principal régulateur du statu quo bourgeois. Aux luttes ouvrières s’ajoute l’offensive militaire des BR.

Les mouvements autonomes et marxistes armés essaiement partout sur le territoire de l’Italie dans les années 1970. Source.

L’attaque au cœur de l’État (1974-1978)

L’opération « attaque au cœur de l’État » est lancée à Gênes lors du procès des camarades du Groupe du 22-Octobre, une section locale des GAP (Groupes d’action partisane) qui pratique la lutte armée depuis 1969. Les BR s’intéressent à ce procès qui illustre l’asservissement de la magistrature aux forces politiques conservatrices, surtout la Démocratie chrétienne (DC). « La procédure avait perdu tout caractère contradictoire, comme disent les juristes, et ce procès devenait simplement un épisode de répression. »[15] Mario Rossi, dirigeant du Groupe du 22-Octobre, renvoie son avocat et refuse de collaborer à ce procès qu’il considère comme frauduleux, posture que reprendront les brigadistes lors de leurs comparutions. Le 18 avril 1974, les BR enlèvent le juge Sossi et exigent la libération des militants en procès.

Ce kidnapping est le premier qui ne soit pas symbolique et qui nécessite une négociation. D’une certaine façon, la réponse de l’État conditionne la décision des BR de relâcher leur prisonnier ou de l’exécuter. « L’opération était un succès, le pays en parlait et discutait de la magistrature, de Sossi, de Coco, de Catalano. En somme, l’effet de propagande armée était maximal et l’objectif politique atteint. Mais comment conclure ? Nous avions proposé un échange avec les camarades détenus du Groupe du 22-Octobre, dont nous pensions qu’ils seraient accueillis à Cuba ou en Algérie. Mais cela ne s’est pas passé ainsi, malgré l’intervention de l’ambassadeur de Cuba auprès du Vatican. Sossi lui-même a insisté en écrivant au parquet. Pourtant, à un moment donné, tout a semblé bloqué. Que faire ? Le garder, le relâcher ou l’exécuter ? Nous devions prendre en considération ces trois possibilités, tous convaincus que la meilleure chose était de le relâcher, mais que c’était impossible si nous n’obtenions pas quelque chose en échange. Dès que Coco a proposé : “Vous relâchez Sossi, et nous nous engageons à revoir la situation de ces détenus immédiatement après la libération, parce que nous ne pouvons pas le faire sous la contrainte” nous avons accepté. »[16] Francesco Coco, le supérieur de Sossi menant la négociation, renie sa parole dès la libération du juge : deux ans plus tard, il est le premier à être exécuté délibérément par les Brigades rouges. Dans les cortèges d’extrême gauche, le slogan « Coco, Coco, Coco, c’est encore trop peu ! » sera ensuite régulièrement entendu.

Cette action entraîne une dure répression et dès l’automne 1974, Curcio et Franceschini, membres de la direction nationale des BR, sont arrêtés grâce à une infiltration policière. « C’étaient deux camarades très importants. Notre ligne se définissait, en grande partie, directement sur le terrain, et disposer ou non de certains camarades n’était absolument pas indifférent. Cela a été notre problème toutes les années suivantes : à peine se constituait une direction avec des camarades dotés d’une expérience politique et militaire que la répression nous les enlevait. »[17] En 1975, Margherita Cagol, cofondatrice et dirigeante de premier plan des Brigades rouges, est abattue lors d’une tentative d’enlèvement qui tourne mal.

Avec cette « attaque au cœur de l’État », les BR augmentent leur visibilité nationale et continuent à grandir, même si le mouvement ouvrier italien connaît un premier essoufflement. Du milieu des années 1970 aux années 1980, les brigadistes multiplient les attentats, les enlèvements et les assassinats politiques, instaurant un rapport de force avec l’État et maintenant un prestige certain auprès des classes populaires révoltées. Par contre, en assumant l’affrontement direct avec l’État au niveau national, de nouveaux enjeux stratégiques et organisationnels se posent. « Il est vrai qu’à partir de là, nous n’avons plus été l’expression directe, aiguë, antagoniste, de tel ou tel conflit social particulier. C’était une conséquence de notre nouveau positionnement qui nous semblait à tous pouvoir nous permettre de dépasser les limites rencontrées auparavant, donc une bonne chose. Quand, par contre, d’autres nous demandaient ce qu’eux pouvaient faire, bien souvent nous ne savions pas quoi leur répondre sinon de nous rejoindre. Comment mettre en contact une stratégie de lutte armée avec des mouvements ayant d’autres rythmes, d’autres modes d’action ? Voilà où nous avons échoué. Nous n’avons jamais été en mesure de diriger un mouvement de classe articulé. »[18]

L’évolution de la lutte ouvrière vers des luttes plus contre-culturelles nuit aussi à l’arrimage entre les Brigades rouges, marxistes, et certains groupes militants. Cette réalité n’empêche pas les BR de jouir d’un appui populaire, mais peut expliquer une certaine difficulté à rendre leur politique hégémonique auprès, par exemple, des jeunes. « Il [le mouvement autonome] était proche de nous par la radicalité de ses revendications, par sa nature totalement étrangère aux mécanismes institutionnels et par la maturité de ses pratiques, mais il était aussi très éloigné de nous par son incapacité et même son refus de se donner une direction, un but. »[19] Cette « informité » de l’Autonomie explique en partie l’échec de la révolution italienne selon Moretti : « Cet archipel bigarré qu’était le mouvement de l’Autonomie, personne ne parvenait à le diriger. Mais celui-ci n’exprimait pas la contradiction ouvrière, celle des années précédentes ; c’était un mouvement vraiment différent. Les lieux où il attirait le plus de gens étaient d’abord les universités, pourtant, ce n’était pas non plus un mouvement d’étudiants. On disait alors qu’il s’agissait de “nouveaux sujets”, mais lesquels, concrètement ? […] Nous y voyions un certain appauvrissement en termes de contenus et de potentialité du mouvement ouvrier traditionnel, qui était désormais vraiment le dos au mur. »[20]

« Que 1000 camarades prennent le fusil de Mara », en référence à l’exécution de la brigadiste Margherita (Mara) Cagol par la police. Source.

L’enlèvement d’Aldo Moro : la lutte sans compromis

Dans les années 1970, les conservateurs dominent la politique italienne via la Démocratie chrétienne, alors que les fascistes commettent régulièrement des attentats. La gauche craint un scénario à la chilienne, soit un coup d’État réactionnaire, si le Parti communiste italien (PCI) est élu. Pour éviter cet écueil, le PCI adopte une stratégie de collaboration avec la bourgeoisie (le « compromis historique »), une attitude dénoncée par les BR et le reste de la gauche révolutionnaire. Dans ce contexte, le PCI s’abstient de voter contre la formation du gouvernement de la Démocratie chrétienne en 1976, une première. Suivant cette trahison, les BR adoptent une stratégie maximaliste et enlèvent Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne, deux fois président de la république (1963-1968 et 1974-1976) et principal artisan du compromis historique. Moretti note : « Toute la force de la guérilla urbaine repose entièrement sur le fait de passer à l’action au moment où personne ne s’y attend. »[21]

De l’automne 1977 à Mars 1978, les BR épient Moro afin de planifier l’opération. Tout est calculé : les BR allant même crever les pneus d’un fleuriste tenant son étal proche du lieu de l’embuscade pour éviter qu’il soit dans la ligne de tir. Au jour dit, Moro est suivi lors de son trajet pour aller à la messe. Une fois au point d’embuscade, les BR passent à l’action : en quelques secondes, quatre tireurs abattent les cinq gardes du corps de Moro et celui-ci est capturé. Il est amené à un appartement des beaux quartiers acheté et préparé pour l’occasion, où il reste détenu durant 55 jours. L’enlèvement est revendiqué par communiqué, alors que des milliers de tracts sont diffusés par les réseaux de soutien des BR dans les usines et les quartiers populaires. L’événement devient immédiatement le centre de toute la vie politique et médiatique italienne.

En enlevant Moro, les Brigades rouges ont trois objectifs : 1) mener une action de propagande par une démonstration de force contre l’État et montrer sa vulnérabilité ; 2) mettre en lumière la question des prisonniers politiques, alors que la libération de 13 d’entre eux est exigée ; 3) faire vaciller le compromis historique en créant une situation de crise exacerbant ses contradictions, notamment celles entre la direction du PCI et ses membres. « Il y avait alors un grand mouvement ouvrier, pas du tout unifié, avec en son sein ce grand Parti communiste. L’histoire des BR est une partie de cette histoire. Le PCI apparaissait comme une grande force démocratique, non révolutionnaire mais qui, selon des voies bien à elle et opposées aux nôtres, visait tout de même à une profonde transformation de la société. En 1978, nous avions écrit que le PCI était désormais un élément organique du processus visant à redonner du crédit au système… mais nous n’y croyions pas vraiment. Nous connaissions bien les camarades du PCI, nous savions comment ils vivaient la ligne de leur parti, les illusions qu’ils avaient. Et ils nous connaissaient bien. Nous ne nous dénoncions pas à la police, nous nous parlions. […] Ces militants de base-là ne pouvaient quand même pas ne pas avoir d’influence sur leurs dirigeants! »[22] La direction du PCI demeure pourtant solidaire de la DC et dénonce « les terroristes ».

En captivité, Moro est autorisé à écrire des lettres, par lesquelles il tente de persuader les membres de la DC de négocier sa libération, au nom de l’intérêt national : « Quand dans un pays les conflits sociaux atteignent un tel niveau d’intensité, une solution doit être trouvée, il faut faire un effort pour éviter qu’il n’y ait d’autres morts. »[23] Le pape Paul VI lui-même exige la libération immédiate et sans condition de Moro. « Si le pape, qui avait toute l’autorité morale pour ouvrir la voie à un compromis, ne se positionnait pas comme médiateur […] cela voulait dire qu’il s’était rangé avec ceux qui avaient décidé qu’il valait mieux Moro mort plutôt que de se mettre à négocier avec les BR. »[24] Dans ses dernières lettres, Moro peste contre ses anciens confrères qui l’abandonnent et leur dit de ne pas venir à ses funérailles.

Puisque le gouvernement refuse de négocier, les BR doivent choisir entre relâcher Moro ou l’exécuter : « Libérer Moro par une décision unilatérale aurait signifié reconnaître une défaite partielle ou engranger une victoire partielle – on pourrait sur ce point discuter à l’infini. Mais pour une organisation de guérilleros qui venaient de mener une opération énorme, avec un impact immense, remettre Moro en liberté sans contrepartie aurait signifié admettre une limite indépassable à notre stratégie, admettre que la guérilla avait au-dessus d’elle un couvercle impossible à soulever. La guérilla urbaine, que nous avions définie comme étant tout simplement la véritable politique révolutionnaire de l’époque moderne, serait alors apparue sur la défensive, et l’État aurait eu l’air, en fin de compte, invincible. C’était inacceptable. »[25] Les Brigades rouges choisissent la fermeté : Aldo Moro est exécuté le 9 mai 1978, son corps est déposé entre les sièges de la DC et du PCI.

La police se presse au coin des rues Fani et Stresa, suite à l’enlèvement d’Aldo Moro et à l’assassinat de sa garde privée par les Brigades rouges. Source.

Grandeur et déclin des Brigades rouges (1979-1988)

L’exécution de Moro entraîne une intensification dramatique de la répression contre les Brigades rouges et l’extrême gauche, mais aussi un recrutement sans précédent pour les BR. Grâce au prestige acquis, et suivant le reflux de l’Autonomie italienne et du mouvement des usines, les volontaires affluent. « La seule opposition en Italie à la fin des années 1970 et au début des années 1980, c’était le mouvement de la lutte armée. Pas seulement les BR, mais aussi les dizaines de groupes armées qui ont effectué des milliers de petites ou de grandes actions combattantes. »[26] Les brigadistes clandestins sont environ 120 à l’époque, alors que des centaines d’autres continuent à mener une existence publique, sans compter les milliers de personnes formant un large réseau de soutien. Selon le ministère de l’Intérieur, 100 000 personnes sont susceptibles de prêter assistance matériellement aux Brigades rouges ou à un autre groupe armée d’extrême-gauche à la fin des années 1970.

Malheureusement, cette force nouvelle ne se pérennise pas. En Italie comme ailleurs, les années 1980 s’accompagnent d’un ressac des luttes révolutionnaires. Les brigadistes et les autres groupes armés se retrouvent dans une impasse, sans mouvement de masse pour les appuyer. Si une partie des militant.es se sont professionnalisés, une majorité a abandonné l’activisme. Les BR, trop faibles pour affronter seules l’État, se proposent de devenir un parti communiste combattant à la tête d’un large mouvement, sans pouvoir concrétiser cet objectif. En réalité, les activités des brigadistes se résument de plus en plus à la solidarité avec les prisonnier.res politiques et aux opérations de libération, soit des actions auto-référentielles.

Dans le contexte répressif suivant la mort d’Aldo Moro, des lois sécuritaires sont adoptées et des prisons spéciales pour les prisonniers politiques sont mises en place. Les procès ont souvent lieu dans ces prisons, alors que les accusés comparaissent par dizaines lors de procès expéditifs, sans compter l’usage de la torture. En tout, plus de 4 000 personnes sont arrêtées et poursuivies pour appartenance à un groupe armée d’extrême gauche des années 1970 et 1980, dont environ 1 300 brigadistes. Ces circonstances difficiles entraînent de nombreuses délations de celles et ceux voulant s’éviter de lourdes peines, alors que l’organisation avait été exemplaire historiquement quant à la discipline de ses membres. Début 1980, le brigadiste Patrizio Peci collabore avec la police, s’attribuant le déshonneur d’être le premier traître des Brigades rouges. Les informations qu’il fournit mènent à l’assassinat de quatre camarades par la police : Lorenzo Betassa, Riccardo Dura, Annamaria Ludman et Piero Pancelli. « C’est vrai qu’à Gênes, nous n’avions pas été tendres, nous avions attaqué des patrouilles de carabiniers et il y avait eu des morts. Mais cette attaque a été une boucherie délibérée qu’ils auraient pu éviter. Au contraire, ils avaient décidé de nous la jeter à la figure, à tous. […] Dalla Chiesa [général des carabiniers] voulait montrer clairement la décision prise par l’État, avec la puissance des sections spéciales et nous donner une leçon qui ne laisserait planer aucun doute : personne ne devait sortir vivant de cette base. »[27]

En 1980, la colonne Walter Alasia de Milan (nommée en l’honneur d’un jeune brigadiste tué dans la maison de ses parents par la police) se sépare de la direction nationale, l’accusant de ne pas mener assez d’actions en lien avec les luttes ouvrières. En 1981, l’organisation se scinde entre les BR-PG (Parti guérilla, centré autour du « Front des prisons ») et les BR-PCC (Parti communiste combattant, rassemblant le reste de l’organisation). Ces ruptures stratégiques, accompagnées d’une fatigue liée à la répression, auront peu à peu raison de la force de l’organisation. « Ceux qui ont connu les mouvements, les organisations, les groupes, savent bien que, quand ce qui les unit politiquement disparaît, les divisions se multiplient dans tous les sens. Tous contre tous, on coupe les cheveux en quatre, on fait une montagne d’une virgule, et le moindre mot prend une importance démesurée. Tout cela ne mène à rien. »[28]

Pris entre le déclin des mouvements ouvriers et les attaques policières toujours plus vives, les Brigades rouges ne trouvent plus de réponse à la conjoncture des années 1980, si ce n’est une fuite vers l’avant dans des actions sanglantes. En 1987, la quasi-totalité des brigadistes est en prison ou en exil : la fin du cycle de la lutte armée est reconnue dans un texte signé par plusieurs dirigeants historiques de l’organisation, dont Mario Moretti. Les Brigades rouges disparaissent peu après.

L’histoire des Brigades rouges est paradigmatique des luttes ouvrières et armées des années 1960-1980. Issues du mouvement des travailleur.euses, capables de devenir son bras armé, elles n’ont pas su dépasser cette situation et devenir un parti de masse. Malgré son échec révolutionnaire, l’expérience des BR demeure intéressante pour son lien organique avec le peuple, ses capacités de propagande, son rapport de force avec l’État et ses conceptions stratégiques d’élargissement des luttes. Si la jonction entre les BR et les masses populaires a été perdu au tournant des années 1980, il a tout de même existé durant une décennie. De plus, les BR ont montré comment la détermination pouvait ébranler un grand état capitaliste comme l’Italie. Les paradigmes sociaux et politiques sont aujourd’hui différents, mais le courage et l’intransigeance restent des vertus révolutionnaires dont nous pouvons nous inspirer, et l’enjeu du conflit ouvert avec l’État et le capital est toujours à penser.

Des membres des Brigades rouges, dont Stefano Petrella, Barbara Balzarani et Salvatore Riccardi, au moment du procès pour l’enlèvement d’Aldo Moro (Rome, mars 1992). Source.


Notes

[1] MORETTI, Mario. Brigate Rosse, une histoire italienne, 2010, p. 243.

[2] MORETTI. Brigate Rosse, p. 67-68.

[3] MORETTI. Brigate Rosse, p. 63.

[4] MORETTI. Brigate Rosse, p. 72.

[5] MORETTI. Brigate Rosse, p. 69.

[6] MORETTI. Brigate Rosse, p. 70.

[7] MORETTI. Brigate Rosse, p. 75-76.

[8] MORETTI. Brigate Rosse, p. 87.

[9] MORETTI. Brigate Rosse, p. 83.

[10] MORETTI. Brigate Rosse, p. 112.

[11] MORETTI. Brigate Rosse, p. 107.

[12] MORETTI. Brigate Rosse, p. 107.

[13] MORETTI. Brigate Rosse, p. 107-108.

[14] MORETTI. Brigate Rosse, p. 91.

[15] MORETTI. Brigate Rosse, p. 116.

[16] MORETTI. Brigate Rosse, p. 120.

[17] MORETTI. Brigate Rosse, p. 129.

[18] MORETTI. Brigate Rosse, p. 147.

[19] MORETTI. Brigate Rosse, p. 171.

[20] MORETTI. Brigate Rosse, p. 169.

[21] MORETTI. Brigate Rosse, p. 188.

[22] MORETTI. Brigate Rosse, p. 246.

[23] MORETTI. Brigate Rosse, p. 215.

[24] MORETTI. Brigate Rosse, p. 224.

[25] MORETTI. Brigate Rosse, p. 251.

[26] MORETTI. Brigate Rosse, p. 253.

[27] MORETTI. Brigate Rosse, p. 297.

[28] MORETTI. Brigate Rosse, p. 323.

1 réflexion sur « BRIGATE ROSSE. Une histoire italienne – 1970/1988 »

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :
search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close